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The Good Culture
Fièrement campé dans l’Upper West Side, à deux pas de Central Park, le Metropolitan Opera de New York donne le la de l’art lyrique mondial. Sur scène, les meilleures voix, les scénographies les plus profuses et, en coulisses, une énorme machine où s’activent petites mains, vieux ascenseurs et enjeux financiers colossaux. De la scène au foyer, pénétrez les multiples facettes de ce temple suprême de la voix.
Le saint des saints du lyrique, là où les plus grandes voix du monde se sentent comme chez elles, là où Wagner comme Verdi se parent d’atours 24 carats, c’est ici, au Metropolitan Opera, à New York – le « Met », abrège-t-on.
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La musique classique s’y vit en version grand luxe (le prix des places, en conséquence, peut atteindre plusieurs centaines de dollars), si bien que, quel que soit le spectacle qu’on y donne, vous êtes sûr de trouver au casting au moins une mégastar du lyrique – pour la saison 2023-2024, comptez sur Roberto Alagna dans Turandot, Benjamin Bernheim et Nadine Sierra dans les rôles principaux de Roméo et Juliette ou Joyce DiDonato et Renée Fleming dans The Hours du Prix Pulitzer Kevin Puts, entre autres reines et rois du genre.
À florilège de voix d’or, écrin fastueux : le Metropolitan Opera, de dehors, a des airs de temple païen grandiose avec sa façade tout en arches, dont le modernisme fifties fait de l’oeil à l’antiquité gréco-romaine, qui domine de toute sa superbe une esplanade démesurée, battue par les vents, qu’on nomme « plaza ».
Les dessous du sanctuaire
De part et d’autre, un ensemble de bâtisses dévolues aux arts de la scène se dressent – David Geffen Hall, David H. Koch Theater, Juilliard School… –, et on appelle Lincoln Center cet énorme conglomérat culturel des années 60 occupant quatre blocs de l’Upper West Side.
Grandiose encore, l’escalier central du Metropolitan Opera, dont les rampes se coudent en entrelacs savants qui ménagent des vides et des pleins, des mezzanines et des dégagements, architecture aérienne signée Wallace K. Harrison. Grandiose toujours, cette salle de 3 800 places qui n’est que moquette pourpre, plafonds or vieilli et lustres de cristal. Le Met, assurément, nous en met plein la vue.
Mais ce qui ne se voit pas, ce que dissimulent les entrailles de cette ruche où près de 3 000 personnes travaillent quotidiennement fascine tout autant. À mille lieues de tout lustre, on a planqué l’entrée du personnel au fond d’un large tunnel routier, dans lequel défilent les camions chargés d’éléments de décor, auquel on n’accède par l’arrière du bâtiment, là où se croisent Amsterdam Avenue et la 64e Rue Ouest. Hôtes d’accueil sévères, effluves de café soluble, lumière crue de néon… on se croirait dans quelque commissariat suranné, avec ses bureaux sans fenêtres et sa cantine tristounette parée de ficus en plastique.
Si ce n’est qu’à cette cantine, parmi ceux qui grignotent des muffins entre deux répétitions, on rencontre les meilleurs musiciens du monde, ceux de l’orchestre du Metropolitan Opera, que dirige d’une baguette virtuose le Canadien Yannick mais les costumes n’en sont pas moins riches : la Britannique Catherine Zuber –récompensée par le prestigieux Olivier Award 2022– a créé une garde-robe aux accents outranciers, chatoyants, très George Grosz, et pour cause, le metteur en scène américain Bartlett Sher ayant déplacé l’oeuvre, dont l’action se passe à Mantoue au XVIe siècle, dans la république de Weimar.
Un conservatisme… insoumis
Ce Rigoletto, c’est sûr, ne manque pas d’allure, frappe par son opulence, mais n’attendez pas toutefois d’une production du Met qu’elle renverse la table : les mises en scène qu’on voit ici, loin des propositions chocs, piquantes ou politiques auxquelles on assiste, avec bonheur parfois, en France, en Allemagne ou en Espagne, restent ici plutôt sages, léchées, ce que défend le directeur du Metropolitan Opera, l’énergique Peter Gelb, qui nous reçoit dans son très chic bureau orné de tableaux de Rashid Johnson et des dessins de William Kentridge.
« En Europe, vous voyez le Met comme un théâtre conservateur, rit-il, mais croyez moi, il est bien plus radical aujourd’hui qu’il ne l’était avant que je ne le dirige ! [Il est arrivé à sa tête en 2006, NDLR.] Mais c’est vrai que je n’ai pas vraiment de penchant pour les mises en scène censées choquer le public et préfère celles qui le stimulent. Alors j’engage des metteurs en scène qui sont d’excellents raconteurs d’histoires et qui savent creuser les personnages. Quant aux chanteurs que je caste, il faut que leurs voix aient assez de projection et d’ampleur pour dépasser la fosse d’orchestre – ça, c’est la base – et qu’ils soient aussi de très bons acteurs. »
Cochant magistralement ces deux cases, l’Américain Quinn Kelsey, dans le rôle de Rigoletto, et l’Italienne Rosa Feola, en Gilda, ce soir-là, subjuguent et bouleversent toute l’assemblée. Pour se remettre un peu de leurs émotions, les spectateurs, à l’entracte, se ruent sur le bar à champagne : on y savoure des coupes à 32 dollars face à la nuit new-yorkaise, on y devise sur les qualités du casting – « extraordinary », « magnificent », « amazing »… les superlatifs fusent – jusqu’à ce qu’un carillon manuel, agité de la plus désuète et charmante des façons, signale à ce beau monde qu’il faut maintenant regagner son siège.
Au dos desdits sièges, vous noterez, du moins au parterre, qu’on a inscrit le nom d’un donateur, le Metropolitan Opera étant une entreprise – Peter Gelb dit d’ailleurs « the company » en parlant de son opéra – qui dépend fortement du mécénat. Notre fauteuil à nous honore une donatrice, Vally Taishoff Chamberlain, dont les archives numériques du New York Times, dans lesquelles nous avons fouillé plus tard, relatent le mariage en grande pompe, le 18 février 1951. Entre le Metropolitan Opera et la haute société new-yorkaise, les liens sont indéfectibles, et vous noterez au demeurant que les manteaux de fourrure, les complets-vestons, voire les cannes de marche à poignée sculptée y sont souvent de mise.
De nouvelles expériences au Metropolitan Opera
« Mais nos spectateurs rajeunissent et vont rajeunir encore, veut croire Peter Gelb. J’ai récemment décidé que nous donnerions ici au moins deux créations mondiales par saison, car nous avons remarqué que lorsque nous proposions davantage de nouvelles expériences opératiques, nous vendions plus de billets et diversifiions le public. Durant la saison 2021-2022 – où, malgré le variant Omicron, je tiens à le souligner, aucune représentation n’a été annulée, et cela grâce aux nombreuses doublures qui travaillent ici et à nos mesures sanitaires drastiques [masque obligatoire en répétition pour tout le monde, accès au bâtiment aux seuls vaccinés trois doses… NDLR] –, j’ai programmé Fire Shut Up in My Bones, un opéra composé par le jazzman afro-américain Terence Blanchard, qui a très vite affiché complet. L’opéra, art vieillissant, ne se renouvellera que si nous rafraîchissons laforme ! Regardez le cinéma : aurait-il survécu s’il n’avait pas changé depuis les années 1920 ? »
L’opéra contemporain, en Europe, est réputé aride – les oeuvres dissonantes et cérébrales du Français Pascal Dusapin ou de la Finlandaise Kaija Saariaho, parmi les pontes du genre, ne nous feront pas mentir. Pas aux États-Unis : Fire Shut Up in My Bones, par exemple, fort sophistiqué pourtant, s’écoute en toute fluidité, bien qu’il traite de sujets comme les abus sexuels et la pauvreté dans la Louisiane raciste des années 70. C’est peutêtre dans ces moments-là que le Metropolitan Opera nous passionne le plus : saint des saints du lyrique, oui, grosse entreprise, sans doute, mais qui, aux questions sociales et à ce qui agite l’époque, sait puissamment se colleter.
Metropolitan Opera
30 Lincoln Center Plaza, New York, NY 10023
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