Art
The Good Culture
Le mécénat artistique se définit comme « le soutien matériel apporté, sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l’exercice d’activités présentant un intérêt général », du point de vue juridique tout du moins. En réalité, que cachent ces pratiques philanthropiques ? Enquête sur les dessous d’un monde pas toujours aussi altruiste qu’il n’y paraît.
On imagine volontiers, à l’époque des Médicis, de François Ier ou de Louis XIV, que le pouvoir établi utilisait sa position dominante pour promouvoir une certaine idée de l’art. Les temps changent, mais qu’en est-il des habitudes ? À l’ère contemporaine, le mécénat fait son grand retour en France au début des années 60, sous l’influence d’André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles.
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L’art a porté de main
Féru d’art, l’écrivain œuvre pour la création de la Fondation de France, un organisme pensé pour « mobiliser la générosité privée au service de l’intérêt général ». Au-delà du simple chèque, le don en nature constitue l’une des formes les plus courantes de mécénat culturel.
Une pratique bien rodée aux États-Unis, qui tend à se pérenniser peu à peu en France. En 2016, le couple de Texans Marlene et Spencer Hays promet 300 œuvres au musée d’Orsay, dont des tableaux de Pierre Bonnard et Édouard Vuillard.
En mars 2024, le magnat de l’immobilier Richard Hedreen annonce le don de 200 œuvres à l’université de Seattle – dont des Titien, Gustave Courbet, Willem De Kooning et Lucian Freud –, estimées à 300 millions de dollars (280 M €), ainsi que 25 millions de dollars (23 M €) pour développer un musée consacré au reste de la collection.
Et en échange ? Les grands donateurs bénéficient d’un « bragging right » (le droit de se vanter), qui leur permet, notamment, de figurer dans la liste des bienfaiteurs à l’entrée d’un musée ou d’une exposition. Marlene et Spencer Hays ont reçu, quant à eux, les insignes de commandeur de la Légion d’honneur de l’État français.
Le « naming » est également très couru chez les Anglo-Saxons et commence à l’être en France. La Tate nomme son nouveau bâtiment Len Blavatnik, après le don de 50 millions de livres (59 M €) fait en 2011 par ce chef d’entreprise au musée.
En 2017, le musée d’Art moderne de Paris baptise une salle Albert Amon en échange de la prise en charge de la rénovation de celle-ci par le fils de ce dernier. À Londres, la galerie supérieure de la Hayward Gallery est renommée Anna & Michael Zaoui, ce couple de philanthropes français qui soutient la culture grâce à sa fondation montée en 2013.
Urssaf, Camcras et Carbalas
Véritable antidote au pamphlet fiscal Rap-Tout des Inconnus, rappé en 1991, l’un des principaux avantages du mécénat artistique est l’abattement d’impôts. Inspiré du modèle anglo-saxon, le système se développe grâce à des initiatives comme la loi Lang sur le statut de la fondation d’entreprise (1990), suivie de la loi Aillagon (2003).
Les particuliers peuvent bénéficier d’une réduction d’impôt égale à 66 % du montant de leur don, dans la limite de 20 % du revenu imposable. Les grandes fortunes deviennent également plus stratégiques : d’après le rapport de la société de conseil Deloitte, en 2019, 67 % des gestionnaires de fortune interrogés proposaient un service consacré à la philanthropie.
En 2023, 76 % des gestionnaires avaient sauté le pas. La Société générale possède également un responsable des services d’Art Banking. En France, le nombre de donateurs particuliers, encouragés par l’État, passe de 1,3 million en 2005 à 5,4 millions en 2022.
Du côté des entreprises, la réduction d’impôt s’élève à 60 % du montant du don effectué en numéraire, en compétence ou en nature, dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires hors taxe, avec la possibilité de reporter l’excédent au titre des cinq exercices suivants, pour résumer l’article 238bis-1 du code général des impôts.
Les contreparties, réglementées, permettent d’apposer un logo sur les outils de communication L’acquisition d’œuvres originales d’artistes vivants, inscrite à un compte d’actif immobilisé, est aussi déductible du résultat imposable. Un avantage qui explique en partie l’engouement pour l’art ces dernières années.
Mais faut-il pour autant regarder Le Nœud grec, de Jean-Michel Othoniel, commissionné par la Société générale, à la Défense, comme une simple déduction fiscale ? Quid du prix de BNP Paribas Banque privée de 30 000 euros attribué lors de la foire Art Paris 2024 à Nathalie du Pasquier ou de la dotation de 90 000 euros aux lauréats du prix Marcel-Duchamp, soutenu par la Fondation d’entreprise Hermès ? Ces récompenses font vivre la création et permettent des échanges avec le public qui n’existeraient probablement pas sans eux.
À vos marques, prêt…
Parmi les institutions clés du mécénat en France, impossible de passer à côté de la Fondation Louis Vuitton, subventionnée par le groupe LVMH. D’un côté, la branche à but non lucratif propose une programmation culturelle de haut vol. De l’autre, la marque de luxe collabore avec des artistes phares, comme Takashi Murakami, Richard Prince, Jeff Koons ou Yayoi Kusama, qui font entrer l’art dans le champ populaire.
Bien qu’indépendantes l’une de l’autre, les deux entités partagent une frontière qui évolue parfois dans le flou artistique. En 2023, alors que l’espace de Frank Gehry accueille l’exposition Claude Monet–Joan Mitchell, l’œuvre Quatuor II for Betsy Jolas, de Mitchell, se retrouve en toile de fond d’une publicité pour un sac à main avec Léa Seydoux. La fondation de l’artiste (disparue en 1992) monte au créneau et menace de représailles judiciaires.
Bon pour le karma autant que pour l’image, la haute horlogerie se prend aussi au jeu du mécénat. Jaeger-Le Coultre a soutenu le savoir-faire horloger et les arts décoratifs lors de la biennale Homo Faber, à Venise, en 2024. Rolex se concentre sur la musique, le cinéma et l’architecture avec son initiative Perpetual Arts.
En échange de leur soutien, les marques peuvent offrir à leurs VIP des divertissements d’exception. Bulgari, qui a subventionné la restauration de 92 statues de marbre antiques de la collection Torlonia, a ainsi organisé une visite privée de l’exposition Chefs-d’œuvre de la collection Torlonia, actuellement au Louvre, suivie d’une masterclass à la découverte de pièces de haute joaillerie Héritage à la boutique Bulgari, place Vendôme, à Paris.
En 2022, le musée des Arts décoratifs de Paris programmait l’exposition Cartier et les arts de l’Islam, soutenue par la maison Cartier, mais aussi Thierry Mugler, couturissime, soutenue par la maison Mugler, et Shocking ! Les Mondes surréalistes d’Elsa Schiaparelli, soutenue par, vous l’avez deviné, la maison Schiaparelli. On est en droit de se demander où s’arrête l’exposition d’intérêt général et où commence le publicommuniqué. Nous vous en laissons juge.
Les naufrages médiatiques
Alors que les marques s’impliquent de plus en plus dans les projets qu’elles soutiennent, le public et les artistes deviennent également plus regardants sur l’origine des chèques. En 2016, après vingt-six ans de collaboration, BP cesse de soutenir la Tate. La firme pétrolière a déboursé 3,8 millions de livres (4,5 M €) entre 1990 et 2006.
Selon les opposants au partenariat, l’association de l’institution d’intérêt public était incompatible avec l’entreprise privée responsable de la marée noire de 2010 dans le golfe du Mexique. Bien que le mécénat s’arrête officiellement pour des raisons de « conjoncture difficile », les pressions politiques et sociales pour tentative d’écoblanchiment ont très certainement poussé à la dissolution de la relation.
En 2022, la National Portrait Gallery, le Royal Opera House et le Scottish Ballet mettent également fin à leur collaboration avec BP. Plus drastique qu’un simple divorce – à l’image des hiéroglyphes mutilés par les dissidents de l’Antiquité pour empêcher le nom de certains pharaons de passer à la postérité –, à partir de 2019, le nom de Sackler est peu à peu effacé de l’histoire.
La dynastie de milliardaires qui a bâti sa fortune dans l’industrie pharmaceutique a pourtant énormément œuvré pour la recherche et la conservation des œuvres d’art à travers le monde. Mais depuis le scandale des opioïdes et du médicament hautement addictif OxyContin, produit par le laboratoire dont la famille Sackler est propriétaire, ce nom fait grincer les dents.
L’aile orientale du Louvre se défait du patronyme Sackler en 2019, suivi en 2022 du Guggenheim de New York, qui avait pourtant reçu 9 millions de dollars (8,4 M €), entre 1995 et 2015, pour créer un centre éducatif. Rétropédalage aussi au Met Museum, à New York, au Victoria and Albert Museum et au British Museum, à Londres. À l’heure des restrictions budgétaires et d’une économie en berne, le manque à gagner pour les institutions est abyssal. Peut-on, doit-on faire sans ? La question reste ouverte.
Les amis de mes amis…
Pour inciter les dons, les grandes institutions disposent de groupes « d’amis du musée », qui s’appuient principalement sur des acteurs bien rodés aux mécanismes des cercles d’influence. En juin 2024, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux États-Unis, prend la tête de la Société des amis du Louvre. Une nomination qui ressemble à une main tendue à un pays allié, dont l’association American Friends of the Louvre a fait don de 60 millions de dollars (56 M €) depuis sa création, en 2004.
Retour sur les faits : en mars 2022, le Kimbell Art Museum, au Texas, achète le tableau Le Panier de fraises des bois (1761), de Jean Siméon Chardin, pour 24 millions d’euros chez Artcurial. La vente aux enchères crée un tollé médiatique. L’État français déclare l’œuvre trésor national et refuse de délivrer le certificat d’exportation du tableau.
Le musée du Louvre exerce alors son droit de préemption pour tenter de racheter l’œuvre ; l’institution a alors deux ans et demi pour rassembler la somme. Le groupe LVMH signe un chèque d’environ 15 millions d’euros, la Société des amis du Louvre contribue à hauteur de 7,8millions d’euros. Le reste de la somme est levé grâce à la campagne publique Tous mécènes !, qui rassemble 10 000 donateurs individuels.
La générosité collégiale entraîne l’entrée du tableau dans les collections françaises en grande pompe… et un regain d’intérêt pour le travail de l’artiste. Le 12 juin 2024, la toile Melon entamé, également de Chardin (qui possède une autorisation de sortie du territoire) est adjugée chez Christie’s Paris pour 26 millions d’euros.
Une info en or
D’après le rapport Art Patronage in the 21st Century de la foire TEFAF, réalisé par ArtTactic en 2020, 80 % des collectionneurs soutiennent des musées et des organisations culturelles à but non lucratif. Les grands donateurs siègent ainsi aux commissions scientifique ou d’acquisition des musées, devenant des ambassadeurs plus ou moins directs de leurs propres centres d’intérêt.
Un système « qui était impossible il y a vingt ans », explique Martin Bethenod, l’ancien directeur du Palazzo Grassi, lors d’un entretien accordé à la Fondation de France. Beaucoup moins régulé que les marchés financiers, le mécénat artistique rend le délit d’initié tentant – et donc presque légal.
De bonnes occasions d’autant plus palpables lors – qu’on sait qu’en général les musées préparent leurs expositions en interne jusqu’à sept ans à l’avance… De quoi laisser le temps aux membres des commissions d’acquérir des œuvres en amont pour leur collection personnelle.
Pour passer en haut de la liste d’attente auprès des galeries, le collectionneur achète deux œuvres et promet de léguer l’une d’entre elles à un musée – technique connue comme le « buy one gift one » dans le milieu. La galerie double son chiffre d’affaires, le musée reçoit un don et le collectionneur n’a plus qu’à attendre que la cote de son bien décolle à l’annonce de l’exposition muséale. Gagnant-gagnant.
L’État providence
Malgré les coupes budgétaires, l’État français reste l’un des grands soutiens de la culture (4,466 Mds € alloués aux missions Culture et Médias en 2024). Mais mécénat ne rime pas forcément avec bon goût. Comment oublier le discours un peu gêné de la présidente de l’Assemblée nationale lors de l’inauguration du projet de Laurent Perbos sur les marches du palais Bourbon, en avril 2024 ?
Les six Vénus de Milo, en autant de couleurs différentes, affublées de bras athlétiques et tenant des accessoires de sport allant du ballon de basket aux gants de boxe, pour fêter les JO à venir, nous ont laissés perplexes. Un coup d’œil sur le fascicule d’information révèle que le mécène Stephan Uhoda, qui a couvert une partie des frais de production, a rencontré l’artiste… dans la galerie de sa nièce. Alors, prêt à rappeler BP ?
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