Voyage
Symbole de l’art de vivre français, ce quartier mythique du Shanghai des années 30 a réussi à charmer les dignitaires communistes et a retrouvé son rang de QG du luxe et de l’art.
Couchée tard, levée tôt, l’ancienne concession française se love dans la pénombre de ses célèbres platanes. Oubliés, les tentacules autoroutiers, les 23 millions de Shanghaïens et les tours d’acier qui chatouillent les nuages gonflés de pluie. Bien que vivants et plutôt tranquilles, ces 10 kilomètres carrés sont aujourd’hui les plus désirables d’une mégapole qui ne manque pourtant pas de bulles de luxe.
Le charme inoxydable de ce territoire, qui fut sous administration française de 1849 à 1946, réside aussi dans son héritage Art déco. Un foisonnement de villas et de cités-jardins où ont œuvré les architectes Ladislav Hudec et Paul Veysseyre (auteur du raffiné Cercle sportif français en 1926), enrichies d’églises orthodoxes et de propriétés sino-européennes (les shikumen) appartenant à de riches négociants chinois.
L’ambiance désuète perdure dans les avenues Huaihai (ancienne avenue Foch) ou Fuxing (ex-rue Lafayette), tissées d’élégantes résidences, de squares et de lilongs, ces allées qui font l’âme des lieux. Comme Tianzi Fang, un lilong bourré d’étals et de bars miniatures éclairés de lampions. Ces allées irriguent en trame serrée les maisons coloniales et composent un délicieux old China où l’on croise oiseaux en cage, linge étendu sur des tiges de bambou, mamies en chaussons et joueurs de mahjong. Dans les cours, de jeunes créateurs un rien fauchés établissent aussi leurs échoppes.
Depuis 1949 (entrée de Mao Zedong victorieux dans la ville), ce petit monde occupe les fragiles villas à 500 % de leur capacité.
Chaque pièce contient une famille complète. Malgré leur histoire mouvementée, les toilettes et les cuisines communautaires arrimées aux façades, les terrasses-poubelles, le délabrement des délicats ornements et les vitres cassées, ces beautés coloniales conservent une personnalité folle. Impeccables derrière leurs hauts murs, les plus somptueuses logent les officiels du parti. Patsy Yang, 33 ans, a vécu dans l’une d’elles. « Une maison de 1940 de 400 m² a été attribuée à mon grand-père, général de l’armée Rouge. Mes parents logeaient au premier et je jouais dans le parc. Depuis une décennie, le quartier de l’ancienne concession française intéresse la bourgeoisie chinoise qui y investit des fortunes. »
Ainsi, il y a dix ans, sur Wukang Road, Ferguson Lane a justement été réhabilitée par une milliardaire de Hong Kong. Le Français Franck Pécol a ouvert dans ce complexe résidentiel sa série de bistrots où s’encanaille une clientèle branchée. A l’est, Vincent Lau, autre fortune hong-kongaise, a restauré Xintiandi. Le chic de ce quadrilatère de shikumen en briques grises et rouges a séduit Hermès, Maria Luisa, Louis Vuitton, Shanghai Tang.
Hélas, ces rénovations dissimulent tant bien que mal un patrimoine en réalité en péril. A cinquante mètres de là, les bulldozers rasent des carrés entiers de villas Art déco. Consolation : rien ne se perd, en Chine. Les parquets Versailles et les cheminées de marbre seront réutilisés dans un building de luxe flambant neuf !