Voyage
Frank Sinatra et Bruce Springsteen ont flâné sur sa plage, les membres de la famille royale y ont leur retraite discrète, les vieilles fortunes et les nouveaux riches se croisent sur les greens du Royal Golf Club : Knokke-Heist est « la » station balnéaire de la mer du Nord. Un Saint-Tropez un peu frisquet, un Gstaad du plat pays. Pour les beautiful people qui y passent leurs week-ends, c’est the good life !
C’est dimanche. Sur le film amateur un peu flou, on les voit tous les trois sortir d’une haute maison de brique en bonnet et peignoir de bain, saluer leurs amis sur la place Albert, puis gagner leur cabine en bois sur la plage et enfiler un long maillot tricoté pour plonger dans les grosses vagues écumantes, en faisant des signes à la caméra. On est en 1929. Alors que la grande dépression vient de surprendre le monde entier, au Zoute, on s’amuse. C’est dimanche. Quatre-vingt-dix ans plus tard. A petites foulées, les joggeurs du week- end remontent la longue digue – 12 kilomètres – qui relie Knokke à Zeebruges.
La plage de sable fin, si profonde à marée basse, est envahie de promeneurs et de chiens. Le décor est le même, les acteurs sont à peine différents. Ça sent toujours la gaufre et la crevette, mais les effluves de havanes se mélangent à l’air marin. Les joggings sont siglés, les chiens, rasés de frais, et ne pas avoir le dernier it-bag serait un fashion faux pas.
En matière de code vestimentaire, des pictogrammes imprimés au sol rappellent d’ailleurs au visiteur que, certes, on est à la plage, mais ce n’est pas une raison pour ne pas se tenir. La gérante de la boutique Louis Vuitton se souvient encore avec des sueurs froides de cette journée où une famille est entrée en maillot de bain pour demander à utiliser les toilettes. Rien de ce genre ne devrait se produire dans une commune enveloppée d’une sorte de voile magique qui la protège de toute agression.
Il y a Knokke et Knokke
Dans les rues, les voiturettes de golf se faufilent dans les petites impasses fleuries et les flâneurs lèchent les vitrines des 1 800 boutiques, fil rouge d’une station tout entière dédiée au plaisir. Knokke-Heist est la dernière commune au nord des 60 kilomètres de dunes de la côte belge. Elle marque la séparation entre l’Europe catholique et l’Europe protestante. Mais il y a Knokke et Knokke.
La ville adossée à la frontière néerlandaise est composée de cinq quartiers. Tout au bout, côté port de Zeebruges, les deux derniers sont majoritairement habités par les employés qui font marcher le tourisme. Mais plus on avance vers le nord et la frontière, plus les quartiers deviennent chic. Albertstrand (ou Albert Plage) s’organise autour du casino, qui a concentré toute la vie mondaine dans les années 50 et 60. L’avenue Lippens truste les visiteurs du dimanche venus shopper dans les grandes enseignes internationales et faire du « cuistax » ces rosalies à pédales pour arpenter la digue. Et puis, tout en haut, il y a le Zoute, un cas à part. Une bulle d’exclusivité.
Dimanche 27 octobre. Les flonflons de la fête s’éteignent doucement, les chanteurs flamands désertent la scène. Les barriques de bière sont vides. On vient de fêter les quarante années de mandature du comte Leopold Raymond Maurice Lippens, bourgmestre de Knokke-Heist. Ici, on dit « 40 ans de règne ». Veste croisée bleu marine, pochette et cravate rouges, il porte beau et pose avec ses invités. Leopold Lippens vient de fêter ses 78 ans à Marbella et s’offre maintenant un bain de foule dans sa commune.
Il reçoit ses invités personnels à part, dans le nouveau complexe sportif qu’il vient d’inaugurer et qui porte son nom. Derrière un cordon de sécurité, tout ce qui compte à Knokke est là, en gros toute la finance belge. Nœud papillon pour les hommes et diamant gros comme le Ritz pour les épouses au brushing parfait en robe Ralph Lauren – c’est le week-end, il ne faut pas être overdressed. Le héros du jour se représentera-t-il ? C’est la question qui bruisse entre deux coupes de champagne.
« place M’as-tu-vu »
Réélu à 80 % lors des dernières élections, le frère aîné de l’homme d’affaires belge Maurice Lippens est un homme public, un entertainer, proche de ses administrés, même s’il passe ses week-ends chez les grands de ce monde. « J’ai visité la côte, depuis Biarritz jusqu’en Suède, cet endroit est incomparable, unique », affirme-t-il modestement. Il défend bec et ongles le vernis de son petit paradis, projetant de mettre des amendes aux visiteurs qui ne respecteraient pas les codes de bonne conduite ou allant jusqu’à faire des déclarations embarrassantes sur les migrants.
La jungle de Calais n’est pas si loin à vol d’oiseau, et imaginez… Envolées les grandes fortunes, volatilisés les mécènes qui permettent de faire de cette petite ville un écrin de luxe, une niche culturelle. Le bourgmestre veille avec jalousie sur sa petite entreprise : la population – 35 000 habitants permanents – est multipliée par trois avec les touristes, qui apportent 75 % du budget de la ville en le faisant grimper à 60 millions d’euros.
Tout est réinvesti dans des équipements qui rendent les habitants heureux. Feux d’artifice à gogo, équipements sportifs surdimensionnés, festivals de tous poils, œuvres d’art à chaque coin de rue : Buren ici, Folon là, Franz West, Zadkine… Et ne parlons pas du calme olympien. Vous aurez beau tendre l’oreille, aucune chance d’entendre un scooter pétaradant. Seul le feulement des V12 a droit de cité ici.
Et même si tout peut se faire à pied dans cette poignée de rues rutilantes de propreté, les Porsche, Ferrari, Rolls, Tesla et autres pépites de collection font le manège autour de la place Albert, ironiquement surnommée « place M’as-tu-vu » par les voisins. Elle est le pivot du Zoute, le cœur du triangle d’or, où s’amoncellent boutiques de luxe et restaurants étoilés.
Un urbanisme précurseur
Derrière, en allant vers le tennis où Borg et McEnroe disputaient des matchs amicaux enflammés, s’alignent les élégantes villas de style anglo-normand, avec leurs toits de chaume ou de tuiles rouges. Elles ont commencé à remplacer la dune à partir de 1908 sur le millier d’hectares que possédait alors la famille fondatrice de la station : eh oui ! les Lippens.
Afin d’éviter une dispersion de ces propriétés et de garantir un développement harmonieux de la ville, leur compagnie – Le Zoute – fait alors appel à l’urbaniste allemand Hermann-Joseph Stübben, proche du roi Léopold II, qui a déjà aménagé le bois de la Cambre, à Bruxelles. Projet urbanistique révolutionnaire, Le Zoute exige alors des règles de qualité très sévères, prônant « l’unité dans la diversité ».
Au moment où les bains de mer deviennent à la mode, les Britanniques prennent leurs habitudes et la bonne société achète sa villa « au Zoute » avant son chalet à Verbier, sa propriété en Toscane ou à Marbella. Ces sublimes maisons multiplient aujourd’hui les chambres d’amis au point de ressembler à des hôtels et cachent leur élégance un peu surannée derrière des jardins touffus, sur des terrains de plusieurs milliers de mètres carrés.
De Kennedy à Jean-Claude Van Damme
C’est dans sa propriété qu’Albert Frère, plus grosse fortune de Belgique, fêtait ses anniversaires jusqu’à sa disparition l’an dernier. Les habitués se retrouvent, en famille et entre amis, pour les vacances de Pâques et au cours de la première quinzaine d’août pour entretenir et faire admirer leur bronzage. Vieilles fortunes et nouveaux riches se croisent à l’heure du Pimm’s dans les bars huppés. Discrétion oblige, tout le monde se refuse au name dropping, mais se laisse convaincre avec délice à lâcher quelques noms.
On se souvient que John Kennedy adorait ses séjours, on évoque Maurice Chevalier et Dalida, et on assure que Jacques Brel revenait avec plaisir, lui qui s’était fait refouler du casino lors du festival de la chanson et qui, rancunier, avait chanté « Mais ce soir / Il pleut sur Knokke-le-Zoute / Ce soir comme tous les soirs… » On chuchote, sans être sûr, que Bernard Arnault et François Pinault…
Mais on affirme que Bruce Springsteen est là ce week-end, venu voir sa fille Jessica s’entraîner au saut d’obstacles, que les designers anversois Olivier Strelli et Dries Van Noten auraient leur pied-à-terre, que Jacky Ickx et Jean-Claude Van Damme viennent régulièrement… Aujourd’hui encore, on parle affaires au Royal Zoute Golf Club, et les gouvernements belges successifs viennent chercher le calme et l’hospitalité de maisons amies pour régler quelques crises politiques. Inutile de dire qu’il faut montrer patte blanche pour découvrir ces impressionnants décors à l’anglaise peuplés de trophées de chasse ou remaniés à la sauce contemporaine par les nouvelles générations.
Un monde parfait
Dimanche après-midi. C’est bientôt Noël, tout le monde est là. Pas la peine, après tout, d’être introduit pour fréquenter le beau monde. Pas même la peine de se mettre en liste d’attente pour driver sur l’inaccessible golf ou obtenir une cabine de bain sur l’une des très sélectes plages privées. Il suffit d’aller acheter une glace sur la digue, au Glacier de la Poste, pour croiser des têtes célèbres.
Ou encore, après la messe chantée en grégorien à l’église des Dominicains, de réserver une table dans la grande ferme blanche de Marie Siska. Cette cuisinière, qui a inventé la gaufre en forme de marguerite, est devenue une institution. Sur les dossiers des chaises, le cachemire se ramasse à la pelle, et les familles chic partagent des belgitudes gourmandes, croquettes aux crevettes grises et waterzooï, en se saluant de table en table.
Ensuite, on ira se promener dans le Zwin, cette étendue sauvage battue par les vents devenue un parc naturel peu- plé d’oiseaux migrateurs. Une sorte de petite baie de Somme tout au bout de la « Vlaamse kust », la côte flamande. Car, avant tout, il y a la mer ! Knokke est d’abord un petit trésor naturel, un emplacement imprenable, comme Saint-Tropez ou Monaco. Les riches ont bon goût.
Dans cette enclave où ils ne paient pas d’impôts locaux, ils ont le doux sentiment de vivre dans un cocon de soie. De partager une vie où toutes les épiceries sont fines, où les maisons blanches donnent l’impression d’avoir été repeintes de frais tous les matins, où l’on peut se jeter sans réfléchir sur les passages piéton car les autos s’arrêtent, où l’on peut rester un éternel enfant au volant de sa voiturette électrique. Une sorte de retour aux trente glorieuses, l’époque insouciante où l’on ne parlait ni de migrants ni de réchauffement climatique, où les présidents des Etats-Unis étaient encore civilisés. Presque un voyage dans le temps…
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