Le spectacle n’est pas encore commencé et, pourtant, le rideau est déjà levé, comme dans certains spectacles contemporains. Dans un salon qui fut autrefois beau et où tout est mis aux enchères – métaphore de la vie lorsqu’elle est passée –, des couples déambulent, femmes sur pointes, comme si elles osaient à peine toucher terre, ou fouler le parquet de cet appartement de cocotte qui fut tenu par la plus célèbre des courtisanes. « Dans ce ballet qui coule, ce flot d’émotions cendrées avec des taches de pourpre », écrit Jacqueline Thuilleux, journaliste musicale, John Neumeier nous raconte sa Dame aux camélias, oeuvre d’Alexandre Dumas fils, best-seller des best-sellers d’autant plus troublant qu’il est intemporel : il brosse le portrait d’une société et d’une époque qui n’a finalement pas beaucoup changé à travers le destin d’une courtisane.
Une société muselée dans ses corsets, dans ses robes en taffetas, dans ses redingotes cintrées – qui font la taille fine mais l’esprit étroit. Un ballet très néoclassique certes, mais qui décortique d’une manière contemporaine le rêve des futilités, l’hypocrisie, le mal d’aimer, le sacrifice, l’urgence de vivre malgré la fin qui rôde, et la fulgurance du destin ; tout cela sur fond de phtisie, la maladie romantique du XIXe siècle.
Trois actes, entre grandes scènes de bal et vie à la campagne, où seuls un canapé Second Empire, un miroir ou un fauteuil en osier évoquent tout avec trois fois rien. Autre prouesse du chorégraphe : faire danser sa Marguerite Gautier sur la musique de Chopin, disparu un an après la sortie du roman (1848), du même mal que l’héroïne. Et quoi de plus beau que le piano pour accompagner ces pas de deux virtuoses qui flirtent avec la retenue et le lâcher-prise, dans ces valses qui enferment la passion, le vertige et l’oubli.
Homme de lettres et de théâtre, mélomane passionné par Jean-Sébastien Bach et Gustav Mahler – « son frère de cœur », dit Jacqueline Thuilleux, dont il a chorégraphié la plupart des symphonies –, John Neumeier est un peintre du sentiment. Dans ses ballets le plus souvent narratifs, c’est l’âme qu’il décortique. Créée en 1975, la Troisième Symphonie de Gustav Mahler, ballet sans décor qui s’inscrit dans sa fusion avec le compositeur, est devenue l’emblème du Ballet de Hambourg.
Même évocation des tourments de l’âme dans Illusions sur le lac des cygnes (1976), La Passion selon saint Matthieu (1981) et, surtout, Le Pavillon d’Armide, l’un de ses chefs d’oeuvre, créé en 2009, une réflexion sur Vaslav Nijinsky. « Un ballet d’une cruauté implacable, d’une grande finesse, un ménage de dentelle et de sang, une descente dans la folie. Un bijou, analyse Jacqueline Thuilleux. Le moindre geste me parle, porte une évidence, est d’une qualité plastique et d’une intelligence troublantes. Il a l’art de suggérer les choses, l’art de la fusion avec la musique. L’art du regret, du non-dit, du chassé-croisé, l’art de la fuite, de la fin. »
Comme dans cette Dame aux camélias, où le simple port de bras est chargé de sens, où concertos, sonates et valses brillantes égrènent leur élégance poignante, et où l’histoire se déroule comme dans le roman éponyme qui raconte un banal fait divers, mais un fait divers dont la mélancolie fait rêver.
Agenda :
• Opéra national de Paris, Palais Garnier : La Dame aux camélias, du 30 novembre au 3 janvier 2019. www.operadeparis.fr
• Opéra de Hambourg :
– Christmas Oratorio I-VI, du 19 au 25 décembre ;
– Casse-noisette, du 28 décembre au 13 janvier 2019. www.hamburgballet.de