Voyage
En mer Celtique, au sud-ouest des Cornouailles, les îles Scilly (ou Sorlingues) constituent un archipel de cinq îles habitées et de 140 îlots et récifs s’étendant sur une superficie de 16,5 km2. Ses airs paradisiaques avec ses eaux translucides, ses criques sauvages, sa pêche miraculeuse et sa végétation luxuriante en font une destination prisée des navigateurs, cristallisant d’irrésistibles périples.
Jour 1 : De Paris à Brest – 590 kilomètres terrestres.
10 heures : Réveil douloureux. Tête brumeuse et gestes inefficaces. Faire son sac de manière automatique. Ciré, coupe-vent, salopette, bottes en caoutchouc, des couches de laine à accumuler ou à peler selon la météo. Courir attraper son train avec le capitaine.
12 h 59 : Départ du train à la gare Montparnasse. Compter 3 h 30 jusqu’au terminus : Brest. À Rennes, le troisième équipier nous rejoint. Rendez-vous en voiture-bar pour le reste du voyage.
16 h 35 : Arrivée à Brest. Attendre le bus 5 qui nous dépose à la marina du Château. Un détour par la passerelle 2 pour aller saluer l’équipage du Vélouria, le voilier avec lequel nous partons en flottille. Rendez-vous est pris dans la soirée. En attendant, dans les rayons du supermarché, chacun virevolte et s’affaire à remplir les paniers dont les contenus formeront une véritable montagne sur le tapis roulant de la caisse. À la passerelle 3, nous découvrons le voilier sur lequel nous allons naviguer les dix prochains jours. Malamoc, un Sun Odyssey de 32 pieds, des voiles usées, une cabine accueillante.
20 h 30 : Les deux équipages, auxquels il manque encore à chacun un membre, se retrouvent et les discussions commencent, les deux capitaines concentrés sur les prévisions météorologiques. Voilà maintenant trois ans que le projet de rejoindre les îles Scilly a été pensé… toujours repoussé, toujours empêché. On espère enfin approcher du but. Les capitaines commencent un curieux numéro de jonglage à quatre mains et deux cerveaux. Première balle : la durée du voyage se limite à 10 jours. -Deuxième balle : l’expérience aléatoire des équipages. Troisième balle : les vents contraignants. Première figure : partir vers les Scilly directement nous expose au risque d’un vent trop fort et d’un mouillage incertain. Deuxième figure : temporiser et partir plus tard nous exposerait à un vent nord-ouest fort nous empêchant de traverser en un bord et doublant le temps de trajet. Quatrième balle : il est néanmoins prévu une bascule du vent à l’est dans trois jours. Lancé final : pourquoi ne pas faire un détour par les Cornouailles pour, ensuite, tranquillement faire route vers les Scilly ? Hochement de tête pour tous et applaudissements pour deux. Balle cachée : la sentence d’un départ à une heure indue de la nuit tombe.
21 h 40 : Tout le monde est installé autour d’une immense table dans une pièce tout au fond du restaurant Le Crabe Marteau, une institution à Brest. Des airs de réunion au sommet. Les pinces et les carapaces des araignées de mer craquent en rythme pendant que l’idée d’un départ la nuit même finit de douloureusement faire son chemin dans l’esprit de chacun.
23 h 30 : Nos équipiers manquants nous ont rejoints par le dernier train depuis Paris. Nous finissons par nous résoudre à ne pas attendre. Fin du repas précipitée et corps électrisés. Il s’agit de dormir le plus possible, le mieux possible avant un départ prévu à… 3 h 30.
Jour 2 et 3 : De Brest à Helford River, Cornouailles – 140 milles nautiques.
3 heures : S’extraire des duvets, s’habiller chaudement, avaler un café dans une tasse en plastique et sortir sur le pont alors qu’il fait encore nuit.
3 h 30 : Il faut compter une nuit et demie et une journée complète pour rejoindre Helford River, soit près de 30 h de navigation d’affilée. Nous commençons par un audacieux baptême. Partir de nuit avec un voilier que personne ne connaît, géré par un équipage qui n’a encore jamais navigué ensemble. Pourtant, tout le monde est là pour le départ. Nous hissons la grand-voile. Je vais au mât et vois les coulisseaux filer à mesure que la drisse est hissée. Le génois ne tarde pas à être déroulé. Vent portant, voiles en ciseaux un temps.
5 h 30 : Le courant est avec nous pour la sortie du goulet de Brest. Nous arrivons au niveau des Vieux Moines pour la bascule, le moment où les courants s’inversent pour nous permettre d’emprunter le chenal du Four et de viser le cap Lizard, le point le plus méridional de la Grande-Bretagne. Nous voyons le jour se lever lentement.
9 heures : Tout le monde est de nouveau sur le pont. Le temps est radieux, mais nous mettons du temps à nous en apercevoir. La fatigue, le fait de ne pas encore être amarinés et l’allure de près serré participent au mal de mer et à l’apathie d’une partie de l’équipage. Il faut prendre ses marques, réussir à descendre dans la cabine et apprendre à se déplacer sur un bateau qui gîte. Petit numéro d’équilibriste. Au loin, nous apercevons les îles d’Ouessant et de Molène, dernières terres du vieux continent avant celles du Nouveau Monde, de l’autre côté de l’Atlantique. Les gnocchis du midi sont difficilement avalés.
18 heures : Le mal de mer passe enfin et laisse place à un grand appétit. Céréales aux légumes et sardines sont, cette fois, vite englouties. Les corps sont encore un peu malmenés par l’inclinaison du bateau. Les mouvements se font lents et saccadés. Le temps de regretter la ligne de traîne installée et perdue dans l’après-midi et on se prépare pour la nuit qui nous attend à grand renfort de café.
22 heures – minuit : Le premier quart commence officiellement avec le deuxième binôme qui va se coucher. Nous ne sommes plus que deux aux commandes. Une première. L’un barre pendant que l’autre règle les voiles et observe les alentours et vice-versa. Le ciel est couvert quand le soleil se couche. Ses derniers rayons percent les nuages dans le silence. La nuit tarde à arriver tant le jour s’étire et semble interminable. Les yeux finissent par s’habituer à cet étrange clair-obscur. Les autres sens s’éveillent. Le bateau glisse sur l’eau et le bruit feutré qu’il crée sur son passage nous berce. Mon binôme entend des dauphins et je vois ensuite leurs corps, taches encore plus sombres dans la mer noire, fendre l’eau. Somnolence et fatigue s’envolent immédiatement. Alors que tout s’assombrit de plus en plus, on s’abîme les yeux pour les repérer dans les flots. Ils ne réapparaissent jamais à l’endroit où on les attend. Toujours un temps de retard. Ceux-là sont petits et joueurs. Se concentrer à la barre. Éclairer la girouette au sommet du mât d’un coup de lampe frontale pour vérifier l’orientation du vent et balayer les eaux pour repérer les casiers des pêcheurs sur le chemin et les bateaux au loin. Minuit arrive. Il est temps d’aller réveiller le deuxième binôme et d’aller se coucher. Les corps doivent se faire bien lourds pour espérer s’endormir dans des couchettes inclinées.
00 h 30 : On vient me réveiller à la hâte. Coupe-vent, bottes et gilet de sauvetage enfilés rapidement, le pyjama en dessous, la lampe frontale vissée sur la tête. Cette fois-ci, il fait nuit noire quand on sort. Le vent a forci et le capitaine a besoin d’aide pour la prise de ris. La manœuvre est confuse, mais tout se passe dans un état à demi éveillé. Je ne me souviendrai de cet épisode que plus tard dans la journée. Le deuxième quart est plus difficile. Un vent nord-ouest impose une allure au près serré. Les courants de marée de la Manche nous ont déportés trop à l’est et le cap n’est désormais plus le bon. De retour dans ma couchette, mon corps allongé accuse le changement d’allure, mais le sommeil finit par l’emporter.
4 heures : On vient me réveiller pour prendre le dernier quart. Changement radical d’ambiance. Le vent s’est calmé et le voilier traîne. L’arrivée à Helford River doit impérativement se faire de jour. Nous n’avons pas d’autre choix que d’attendre le lever du soleil pour nous engager dans l’estuaire. L’aube a une drôle d’odeur.
6 heures : Tout le monde est debout. Le génois est roulé, la grand-voile, affalée, le moteur, allumé. Nous sommes accueillis par de grands dauphins argentés et mouchetés, dont les grands mouvements balanciers rythment le petit matin. Nous sommes à marée basse. Décision est prise de mouiller à l’entrée et d’attendre la marée haute avant de s’aventurer plus loin.
10 h 30 : La capitainerie a été jointe et deux mots de vocabulaire ont été appris : « mooring » pour mouillage et « buoy » pour bouée. Nouveau numéro d’équilibriste pour attraper la bouée de mouillage et nous voilà enfin amarrés. Le Vélouria se trouve à un voilier du nôtre. Avant de débarquer sur terre, sieste de victoire pour tout le monde.
18 heures : Nous retrouvons avec joie l’équipage du Vélouria au Shipwrights Arms, le seul pub de la rive sur laquelle nous avons débarqué, niché parmi de petites maisons aux toits de chaume et aux carrés de jardin impeccablement entretenus. Embrassade générale. Le décor autour de nous s’anime peu à peu et me fait prendre conscience que nous sommes bien arrivés en Angleterre.
19 heures : Nous avons pris place autour d’une grande table en bois à l’extérieur, face aux bateaux.
19 h 30 : Crise existentielle. Trahison météorologique. La bascule du vent à l’est que la météo prévoyait quand nous quittions Brest n’aura en réalité pas lieu. Il faut accepter les aléas de la voile. Renoncer aux îles Scilly ? Accusons le coup.
Jours 4, 5 et 6 : Helford River – Carrick Roads – Helford River – 30 milles nautiques.
Nous passons les jours suivants à naviguer dans la baie de Falmouth, en particulier dans l’aber de Carrick Roads et l’estuaire d’Helford River. De quoi digérer la déception. De précieuses journées où les doux paysages et les fish and chips mettent du baume au cœur et à l’estomac. L’équipage se rode aux manœuvres et chacun se met à vivre au rythme des autres. Le dernier jour, le réservoir d’eau est rempli, le bidon d’essence pour le moteur de l’annexe également. Les provisions se sont enrichies de mets anglais : pain de mie, crumpets, extra mature cheddar et Cornish pasties, des tourtes fourrées locales. Une nouvelle ligne de traîne a été bricolée. Les deux équipages sont propres et rutilants.
Dans notre for intérieur, le désir d’aventure n’a pas cessé de faire des étincelles. Tout le monde marche en file indienne sur l’étroit sentier qui chemine parmi la végétation. Après tous ces jours en mer, retrouver la terre ferme rend fébrile et déséquilibre nos mouvements… Mal de terre ! Imperceptiblement, chacun allonge son pas pour arriver en haut du perchoir repéré depuis la plage. Ce soir-là, nous avons tous envie de croire à l’aventure. Nous aurions déployé les voiles à l’aube pour parcourir les 70 milles nautiques restants. Nous aurions fait partie d’une flotte de voiliers et mis le cap à l’ouest parce que la météo aurait enfin été bonne. La journée aurait été radieuse et la pêche, forcément miraculeuse : de beaux maquereaux attrapés à la ligne de traîne et d’immenses lieus jaunes à la canne à pêche. L’idée d’un dîner-festin nous aurait tous fait saliver. L’émotion nous aurait saisis dès que terre aurait été en vue. Les dauphins nous auraient évidemment escortés, nous divertissant de leurs sauts et de leurs encouragements. Nous nous serions tous retrouvés.
Et nous aurions enfin débarqué sur les îles Scilly. Nous aurions laissé les traces de nos bottes dans le sable blanc du tombolo de St Agnes et certains auraient bravé les eaux translucides et glaciales pour se baigner. La mer aurait scintillé à perte de vue. Les jours suivants, nous serions allés explorer l’archipel, St Agnes, notre point d’arrivée, mais aussi St Mary’s, la capitale, et ses tombes mégalithiques, Tresco et ses jardins luxuriants, St Martin’s et ses palmiers ou encore Bryher et Hell Bay, sa crique. Le soleil s’apprête à disparaître pour de bon à l’horizon. Silence et concentration. Verrons-nous également le rayon vert ?