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L’horlogerie est par nature une industrie artistique. Pas étonnant que les manufactures collaborent depuis fort longtemps avec des peintres, designers, stylistes et des musées. Mais tout récemment, les rapprochements se multiplient. Qu’en retirent les marques ? Quel intérêt pour les artistes ? Explications.
Il existe une proximité, une forme d’intimité entre l’art et l’horlogerie. Ces deux mondes sont interconnectés depuis fort longtemps. » Julien Tornare, le P-DG de Hublot, est formel. Et il a raison. La corrélation remonte en effet à loin, très loin. « Dès la Renaissance, les premières montres étaient déjà de vrais objets d’art, ornés de gravures, d’émaux et de sculptures », ajoute-t-il. Reste que, fondamentalement, l’horlogerie a plus l’esprit artisan qu’artiste. L’art en horlogerie tient en effet, souvent, du décoratif. Plus près de nous, on trouve des exemples de filiation directe chez Zenith.
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Ainsi, au début du XXe siècle, le grand maître de l’Art nouveau, Alfons Mucha, décore-t-il des montres de poche pour la manufacture du Locle. Le verrier Lalique prend la suite. Ce courant « artistique » reste ténu jusqu’aux années 1980. C’est le lancement de la Swatch, en 1983, qui va faire décoller les collabs. La petite montre en plastique suisse s’envisage comme un support.

« Notre collection Gent Art Special est la plus petite toile du monde », formule Carlo Giordanetti, directeur créatif de Swatch. Aujourd’hui, les manufactures sont très nombreuses à s’intéresser au monde de l’art. Parmi les fanas, on compte : Baume & Mercier, Frederique Constant, Casio, FOB Paris, Franck Muller, F.P. Journe, SevenFriday, Louis Vuitton, Parmigiani Fleurier, Seiko, Richard Mille, Bulgari, Apose, Trilobe, Utinam ou Zenith. Liste bien entendu non exhaustive…
Un pont entre les univers
Swatch, l’une des initiatrices de ce courant, fait presque figure de championne toutes catégories. « Entre la marque et les artistes, c’est une histoire d’amour intemporelle. Swatch a construit un pont entre les deux univers, sous l’impulsion de Nicolas Hayek, lui-même passionné d’art », déclare Carlo Giordanetti. D’innombrables artistes ont œuvré pour la collection Gent Art Special, spécifiquement dédiée.

On retient, bien entendu, Kiki Picasso, le premier de tous, qui œuvre dès 1985. Par la suite, de grands noms comme Damien Hirst, parmi les artistes vivants les plus cotés, Louise Bourgeois ou encore Sam Francis, s’emparent de la petite montre à quartz. « J’aurais beaucoup aimé une Gent Mark Rothko, mais c’est trop tard, regrette le directeur créatif. En revanche, pour Anish Kapoor, je n’ai pas dit mon dernier mot », sourit-il.
Parmi celles qui ont vu le jour, il préfère la Lookseasy de Joana Vasconcelos, la seule Swatch intégrant un élément (le cadran) fabriqué à la main par des artisans du Nord du Portugal. Hublot a également construit un lien fort avec les artistes durant ces quinze dernières années. Le rapprochement avec Orlinski, autoproclamé artiste français le plus vendu dans le monde, est aujourd’hui révolu. Mais il a donné naissance, depuis 2017, à une palanquée de Classic Fusion à succès.
Ces montres empruntent le style plié-facetté emblématique de l’artiste niçois, en version miniature. Les collabs arty s’en – chaînent depuis, avec notamment plusieurs montres Takashi Murakami reproduisant les « fleurs souriantes colorées » de l’artiste japonais. La dernière MP-15 Rainbow, au boîtier en verre saphir, intègre un tourbillon volant au centre du cadran, les aiguilles devenant périphériques.

Hublot œuvre aussi avec Daniel Arsham, un artiste américain qui a choisi de revisiter l’ancestrale montre de poche, en la faisant entrer en résonance avec son concept d’« archéologie fictive ». L’Arsham Droplet est un « futur vestige », réalisé grâce à des matières et des techniques de fabrication futuristes. Son boîtier en forme de goutte s’habille d’une fine dentelle de titane. L’objet se veut tout autant montre que pendentif ou pendulette de table.
Succès croissant, collabs récurrentes
Devant le succès de ces collabs, certaines manufactures les enchaînent. Ainsi Baume & Mercier a-t-elle élaboré deux collections en hommage à Pierre Soulages via le musée du peintre. Le cadran des deux Hampton dédiées à l’artiste français le plus recherché en ventes aux enchères se pare de son célèbre Outrenoir. Zenith, pour sa part, enchaîne depuis cinq ans les pièces avec Felipe Pantone.

Le cadran de la Defy Skyline Tourbillon 41 mm, sa dernière création horlogère en date, reçoit un traitement par métallisation miroir et texturisation laser. Index et aiguilles s’habillent d’une finition PVD arc-en-ciel. Ces traitements reproduisent le style coloré du graffeur hispano-argentin, connu pour intégrer des éléments de design numérique intangible dans le monde réel.
Franck Muller, de son côté, collabore avec des artistes depuis une quinzaine d’années. En 2022, le rapprochement avec Hom Nguyen donne naissance à la Double Mystery Tourbillon. Le cadran à disque de ce modèle unique reproduit un visage d’enfant s’affichant pleinement à midi pile. Le créateur d’origine vietnamienne a, par la suite, imaginé la Vanguard, qui s’inscrit dans la collection Crazy Hours, emblématique de l’horloger suisse. Elle accueille des chiffres dessinés par Hom, faisant fi de toute chronologie.

Autre exemple : la montre Octo Finissimo imaginée l’an dernier par Fabrizio Buonamassa Stigliani, directeur artistique de la création horlogère de Bulgari, en collaboration avec l’artiste Laurent Grasso. Du boîtier au bracelet, elle se drape d’un manteau bleu nuit avec, au centre du cadran, un nuage qui éclaire ce ciel obscur avec des reflets arc-en-ciel.
Carte blanche à lʼOutrenoir
Avec leur esprit débridé, les artistes contrastent avec les racines protestantes de l’horlogerie et font souffler un brin de folie sur le secteur. Il en va ainsi de la collab de Frederique Constant avec l’artiste français Seconde/ Seconde/. Romaric André (c’est son nom) fait valser les chiffres du cadran de la Manufacture Slimline Moonphase comme s’ils étaient victimes d’un courant d’air. Le résultat, un brin chaotique, est aussi drôle que charmant.

La collection Fondation Maeght de Swatch, créée en 1988, est aussi un peu provocatrice. Imaginée par Valerio Adami, Pol Bury et Pierre Alechinski, elle se compose de trois montres noires, rompant ainsi avec l’esprit coloré de la petite montre suisse. « Le rapprochement de l’horlogerie et de l’art est un cocktail dont on ne sait pas à l’avance ce qu’il va donner. On a souvent des surprises », savoure JeanLoup Glénat, directeur du design de Franck Muller.
Les collabs arty demandent parfois de développer de nouvelles techniques. Il n’est pas évident de reproduire la force de l’Outrenoir de Soulages, ses reflets, le jeu avec la lumière, sur le cadran d’une montre. En fait, tout se complique quand l’artiste va trop loin. Ainsi, la première proposition de TomyBoy à destination de SevenFriday constituait-elle un formidable objet plastique, certes, mais qui ne fonctionnait pas, qui n’affichait plus l’heure…

Chez Zenith, Felipe Pantone impose une colorisation de certaines pièces du mouvement, complexe à réaliser. Parfois, après avoir laissé carte blanche à un artiste, on se dit : « j’aurais mieux fait de m’abstenir sur ce coup-là », plaisante Sébastien Gobert, directeur créatif de Zenith.
Le street art en vedette
L’horlogerie en pince pour l’art de rue et là encore, c’est Swatch qui a initié le mouvement. En 1986, Keith Haring et ses irrésistibles personnages de cartoon colorés s’invitent sur la Gent Art Special. Plus près de nous, Audemars Piguet s’est alliée au graffeur new-yorkais KAWS. Son personnage Companion, sorte de Mickey hydrocéphale, reconnaissable à ses yeux en croix, s’installe sur le cadran de la Royal Oak Concept Tourbillon.

Le Bisontin Philippe Lebru, connu pour avoir revisité l’horloge comtoise et fondateur d’Utinam, confie son modèle Pop Up à des artistes de street art pour qu’ils l’upgradent. Enfin, SevenFriday et TomyBoy donnent naissance à une explosion d’art urbain avec la montre SevenFriday x Rocketbyz 3.0. Son boîtier de 54 mm (quand même) se couvre d’éléments en relief et devient luminescent dans la pénombre.
Les montres d’artistes sont fort recherchées. « La patte d’un artiste ajoute une plus-value », confirme Jean-Loup Glénat, de Franck Muller. Ainsi, la pièce unique créée par Felipe Pantone pour la vente caritative Only Watch 2021 s’estelle envolée à 480 000 euros, soit l’enchère la plus élevée jamais enregistrée pour un garde-temps Zenith.

« Les montres d’art sont souvent éditées en séries très limitées. Cette exclusivité les rend encore plus désirables aux yeux des amateurs, explique Philippe Lebru. Mes horloges signées par des street artistes sortent du circuit horloger traditionnel. Elles sont aussi vendues dans des galeries », se félicite l’horloger iconoclaste. Les montres arty élargissent le spectre traditionnel des acheteurs d’horlogerie. Elles touchent aussi les amateurs d’art aisés, pas tous forcément passionnés de montres.
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