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The Good Look
Fondée à Annecy en 2009 et spécialisée dans la course à pied en montagne, la marque de chaussures Hoka One One est devenue une référence du mouvement gorpcore avant d’être portée par des stars de la pop-culture des années 2020. Une notoriété mondiale étrangement acquise… malgré elle.
Qui aurait pu prédire qu’une petite marque de chaussures de running-trail fondée il y a quinze ans au pied des Alpes allait devenir le trait d’union entre Britney Spears, les rappeurs français SCH ou Disiz, les étudiants en art et mode des plus prestigieuses écoles européennes, le chanteur Harry Styles, les meilleurs finishers de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc et les it-girls les plus en vue d’Instagram et d’Hollywood ? Et quel devin du marketing ou autre faiseur de tendances aurait misé sur le potentiel de ces chaussures techniques au « shape » agressif et pataud imaginé par un challenger qui a obligé – c’est historique – les traditionnels leaders du marché (Nike, Adidas, New Balance) à se glisser dans son sillage ? C’est pourtant le tour de force réalisé par Hoka One One, 1,3 milliards de chiffre d’affaires en 2022, qui a réussi le double exploit de s’imposer aux pieds des runners comme à ceux des runways en un temps record, imprimant une technologie puis un style à rebours des tendances sur des marchés saturés que l’on pensait aussi inamovibles qu’impénétrables.
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De la montagne au bitume…
Champs-Élysées, 10 avril 2011, sur la ligne de départ du marathon de Paris. Matthieu, 32 ans ce printemps-là, sautille en attendant le coup de pétard. Par déformation professionnelle, cet ancien footballeur semi-pro 4e et commercial en accessoires de sport jette un œil aux chaussures portées par les autres concurrents. Il recense des Asics, des Nike, des Brooks et des New Balance, avant de s’apercevoir que les regards obliquent sur ses propres runnings, des Hoka Mafate normalement dédiées à la course en montagne et dont la semelle triple épaisseur en forme de banane intrigue autant que son blaze si souvent mal prononcé – on dit « oné oné » et non « ouane ouane », son nom signifiant « planer sur Terre » en maori.
« Suite à une deuxième opération du ménisque, avec des genoux en compote après 25 ans de foot et en surpoids, un copain podologue et trailer me conseille ce modèle pour absorber les chocs de la foulée, se souvient le marathonien. J’ai d’abord été réticent : elles avaient l’air lourdes, pas souples du tout. Esthétiquement, elles m’ont fait penser aux Buffalo des Spice Girls. Puis j’ai mis le pied dedans… » Et là, le même miracle décrit par quiconque a un jour enfilé une Hoka : en plus du confort et de l’amorti, Matthieu a l’impression de planer au fil des kilomètres. Une impression confirmée par Dave McGillivray, directeur du marathon de Boston, dans Kicksology, ouvrage de référence sur l’objet running signé Brian Metzler (Marabout, 2020) : « Quand j’ai vu les Clifton (un modèle Hoka, ndlr) pour la première fois, j’étais sceptique. En ouvrant la boîte, j’ai pensé qu’elles pesaient une tonne, tant elles étaient épaisses. Quand je les ai eues en main, je me suis dit “Waouh, ce n’était qu’une illusion d’optique.” Elles ont l’air bien plus lourdes qu’elles ne le sont. Quand je les ai enfilées, je me sentais plus que bien dedans : elles sont très légères et leur amorti, leur flexibilité et leur façon de bouger sont exceptionnels. »
Descendue de ses montagnes, Hoka s’immisce sur le bitume avec son modèle Bondi, en 2011, à une époque où les micros se tendent bon train vers une frange de coureurs et de médecins du sport clamant que les semelles XXL amortissantes sont en réalité le pire faux-ami du coureur. « On nous a traités de farfelus car c’est une chaussure minimaliste qui était portée par le marché, se souvient le co-fondateur Jean-Luc Diard, un ancien de Salomon, dans Les Échos, en 2016. Tout le contraire de notre modèle. On a ensuite été copié et le secteur a basculé rapidement. » Au rayon course à pied, mais aussi bientôt, plus étonnant, dans les boutiques de mode ou de sneakers les plus pointues.
… et du bitume au podium
Rachetée dès 2013 par le géant de la chaussure américain Deckers (UGG, Teva…), Hoka One One s’invite environ deux ans plus tard aux pieds d’une population que la marque n’a ni dragué, ni vu venir : les « modeux » et autres prescripteurs de niche toujours en quête du pas de côté. Pas étonnant, selon Pascal Monfort, historien de la mode à la tête du cabinet de conseil en tendances et en marketing Rec : « Ces modèles ont une silhouette totalement atypique, avec cette drôle de semelle incurvée et ces proportions inédites certes proches de la chaussure orthopédique mais qui dégagent quelque chose de très bizarre, de l’ordre de l’attraction/répulsion, ainsi qu’un effet gadget qui dénotait radicalement dans le paysage. »
En plus de coïncider avec les codes du mouvement gorpcore consistant à porter vêtements techniques et autres accessoires outdoor à la ville, les chaussures Hoka possèdent un supplément d’âme « ugly & freaky » qui vont inévitablement lui donner la carte auprès d’une caste sur qui le présumé moche ou ringard devient beau et enviable dès lors qu’elle le décrète.
Le consommateur Hoka est le meilleur des ambassadeurs. »
Hoka apparaît ainsi sur le campus de l’Ecal, à Lausanne, « d’où sortent les meilleurs graphistes et photographes de mode et dont les étudiants portent du outdoor depuis toujours », comme relève Pascal Monfort. On l’aperçoit aussi aux pieds des étudiants en mode de la prestigieuse Central Saint Martins de Londres. « Il faut toujours des branchés avant-gardistes pour que ce genre de produits étranges explose. Et une certaine audace pour les porter, poursuit-il. Or les étudiants en mode peuvent se permettre de ne pas ressembler à Madame ou Monsieur Tout-le-monde, c’est même fortement conseillé. »
En ce milieu des années 2010 où porter une collab’ sneakers signé Nike, Asics ou Adidas ne fait plus figure d’exception ni d’originalité, l’alternative Hoka incarne le fameux pas de côté tout trouvé… La preuve : elle est même officiellement « intronisée » sur les podiums en 2016 par le créateur Kiko Kostadinov, pas encore enrôlé par Mackintosh, Asics ou Camper, qui l’associe à sa collection printemps/été 2017. « C’est à partir de ce moment-là que Hoka n’a plus seulement été perçue comme une marque servant à crapahuter en montagne mais aussi comme une référence soluble dans la mode, analyse Travis Wiseman, directeur des produits lifestyle de Hoka. Cela a été une énorme et belle surprise au sein même de la marque, qui n’a absolument rien orchestré. »
Hoka : leader d’opinion
« Ce qui me paraît le plus surprenant avec le phénomène Hoka, c’est que toutes les marques d’ordinaire leaders d’opinion ont cette fois dû suivre un challenger, relève Pascal Monfort. Dans la mode pure, le petit créateur extravagant qui inspire les grandes maisons est un grand classique, c’est même normal. En sportwear, c’est rarissime. Les mastodontes sont tellement faiseurs de goûts et de tendances et exercent un tel trust qu’ils ne laissent quasiment aucune place aux autres choses. Là, il y en a une qui leur échappe. Ils courent derrière, à la traîne, clairement. »
Sexy malgré elle et influente sans le vouloir, parfois même jusque dans les plus hautes sphères (la tendance « ugly shoe » symbolisée par la Triple S de Balenciaga lui doit beaucoup), Hoka multiplie depuis opportunément les collaborations avec des labels triés sur le volet (Bodega, Moncler, Nicole McLaughin). Comme d’autres marques techniques ayant pris leur temps avant de répondre aux sirènes de la « grande » mode (Arc’teyx) ou s’y refusant toujours (La Sportiva), Hoka s’y avance à dose homéopathique, « sans jamais perdre de vue notre ADN technique qui fait toute notre légitimité, insiste Travis Wiseman. Si nous la perdons aux yeux de notre fanbase, les runners, alors nous la perdrons aussi automatiquement sur le volet lifestyle. »
Précautionneuse, incarnée par aucune autre égérie que ses athlètes ou ses fidèles – « le consommateur Hoka est le meilleur des ambassadeurs », dixit Travis Wiseman, – « et pas encore à son climax » selon Pascal Monfort, la marque qui n’inquiète pas (encore) les leaders en termes de parts de marché (Nike et Adidas croquent 60 % du gâteau) va tout de même devoir assumer et pérenniser son néo-statut de game changer dans l’industrie de la sneakers et aux yeux du grand public qui, post Covid, regarde autant par le style que par le confort. Au risque de se faire doubler. Ce qui serait un comble.
Site internet de Hoka.
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