Lifestyle
Avec ses angles pointus et son iconographie au couteau, le site américain Hodinkee, créé en 2008, a réinventé la manière de raconter l’horlogerie, s’imposant comme le média anglo‑saxon de référence. Ben Clymer, 41 ans, son fondateur, a ensuite su transformer ce qui était à la base un simple blog en l’une des plates-formes de distribution de montres les plus incontournables du marché. Aujourd’hui valorisé à plus de 100 millions de dollars, Hodinkee est un cas d’école absolu. Mais ce modèle qui brouille les frontières entre journalisme et business n’est pas sans faire grincer quelques dents.
Personne n’a oublié le vent de panique qui a soufflé sur Wall Street à l’automne 2008. À l’époque, gestionnaires de fonds et banquiers viennent de comprendre que, comme dans le jeu Jenga, l’empilement suicidaire de prêts hypothécaires à haut risque ne peut pas tenir debout indéfiniment. On remercie des cols blancs par wagons. Une banque que l’on disait trop grosse pour craquer fait faillite. Modeste chef de projet au sein de la banque d’affaires suisse UBS, Ben Clymer sait déjà depuis le mois de mai qu’il va lui aussi devoir faire ses cartons. Voilà qui tombe bien : il déteste son job. Planqué dans son box, le jeune homme attend donc son heure en rédigeant des tonnes d’articles sur Hodinkee, le blog horloger qu’il vient d’ouvrir sur la plate-forme Tumblr. Son indemnité en poche, ce fils d’instituteurs s’en va cirer les bancs de la prestigieuse école de journalisme de l’université de Columbia, pour affûter ses armes.
À lire aussi : Spécial montres : The Good Life en mode happy hour
Petite révolution éditoriale
L’époque est grisante. Tandis que la finance ramasse, la presse se réinvente, bien forcée d’embrasser la révolution numérique. Sur Hodinkee – nom inspiré d’un mot tchèque désignant une montre-bracelet –, Ben Clymer prend mieux que quiconque le pouls d’un univers qui, lui, ne change pas : celui de l’horlogerie.
Il imagine un site où les articles font la part belle aux histoires incroyables, aux détails aussi fous que méconnus, avec un regard moderne qui tranche dans ce milieu si archaïque – autant dans la manière de vendre les montres que dans celle d’en parler. Clymer a également compris qu’une proposition éditoriale réussie passe par une iconographie léchée. Sur Hodinkee, la qualité de l’image est aussi importante que la force des textes.
Les premières années, le New-Yorkais fait feu de tout bois. Et pas qu’en ligne. Oliver Müller, fondateur du cabinet LuxeConsult, se souvient bien de ce jeune Américain déambulant entre les stands des salons suisses, recueillant des informations et shootant les modèles à la volée.
À lire aussi : Vers un nouvel âge de bronze pour l’horlogerie
« Hodinkee a constitué un changement de paradigme, note le consultant. La qualité du traitement digital de l’univers horloger était très moyenne jusqu’alors. Il y avait éventuellement une bonne photo ou un bon texte, mais rarement les deux. Clymer a compris que cette communauté avait des codes et des intérêts. Lorsqu’il a commencé à recruter des journalistes affûtés, il a très vite atteint une audience incroyable. »
En moins de trois ans, Hodinkee devient incontournable, ouvrant la voie à une nouvelle génération d’amateurs obsédés aussi bien par la dernière Rolex ou Omega que par des modèles vintage de marques obscures. Surtout, au fil des mois, une communauté se crée et, avec ce merveilleux Web 2.0, les commentaires sous les articles forment un amphi-théâtre où l’on se reconnaît, où l’on s’alpague et où l’on s’éduque.
Valère Gogniat, journaliste au quotidien suisse Le Temps, se remémore l’émergence du phénomène : « Ils étaient capables de produire des masterpieces de 35 000 signes sur l’histoire d’une aiguille, leur rubriquage était très bien pensé… Et ils n’ont pas eu une approche classique de média “top down”, qui donne de grandes leçons. Au contraire, ils ont été “bottom up”, en tenant compte de l’avis des lecteurs, avec des journalistes répondant sous leurs articles. On ressentait une dynamique de bande de potes, ils apportaient un truc geek et ont fédéré une communauté. »
À lire aussi : Horlogerie : une montre Audemars Piguet mythique aux enchères à Paris
Un porte-voix puissant
Directeur de Nivada Grenchen et consultant pour Vulcain, Guillaume Laidet, 37 ans, est une figure identifiée du milieu. Entré dans l’horlogerie en 2010, occupant successivement des postes au Web chez Zenith, puis Jaeger-LeCoultre, cet entrepreneur prend son envol en 2015, en lançant sa première marque, grâce à la plate-forme Kickstarter : William L. 1985.
Un véritable succès, puisqu’en quelques semaines Guillaume Laidet enregistre plus de 200 000 euros de précommandes. Ce joli coup, le jeune homme l’explique par un engouement croissant pour les breloques, une bonne connaissance du numérique et un plan presse bien ficelé, avec des relais au sein des blogs spécialisés et des médias mainstream.
« J’avais géré ma campagne de manière à avoir des articles tout le long, se souvient Guillaume Laidet. Mais l’enjeu majeur, c’était toucher Hodinkee. Un article chez eux, c’est l’assurance de bénéficier d’un porte-voix puissant, et d’un trafic qualifié et colossal. Je les ai harcelés pour décrocher un papier sur ce qui n’était finalement qu’une montre à 180 euros, en quartz, et made in China… Je suis même allé à New York pour rencontrer Jack Forster, le rédacteur en chef. Et ça a payé : après la publication de l’article, j’ai pris entre 50 et 100 000 euros de précommandes ! »
Fin 2019, en relançantla marque Nivada Grenchen, Guillaume Laidet retente la manœuvre : il ne lâche pas les équipes d’Hodinkee, et de nouveau, une fois le graal obtenu, les commandes s’envolent. « En fait, l’article Hodinkee est le moyen ultime de crédibiliser un projet, tant leur aura est forte et leur lectorat assidu, analyse-t-il. Ils ont vraiment un rôle de prescripteur. » Les bonnes nouvelles volent souvent en escadrille : Guillaume Laidet est informé que ses montres ont plu à l’équipe commerciale.
On lui propose de les distribuer sur Hodinkee. Double jackpot. C’est qu’en une décennie les choses ont bien évolué. Ben Clymer est devenu un gourou de la scène horlogère. Surtout, Hodinkee n’est plus seulement un blog de passionnés. Le site a muté, pour rejoindre les distributeurs les plus influents du marché américain.
À lire aussi : Les 10 plus belles montres du salon Watches and Wonders
Coup de maître
Niché au cœur de SoHo dans Manhattan, le magnifique loft industriel de 850 m2 répartis sur trois étages qui leur sert de bureaux dit tout du mastodonte qu’est devenu Hodinkee. La mue s’amorce en 2012, d’abord timidement, avec la vente de bracelets, mais c’est véritablement à partir de 2015 que, fort d’une première levée de fonds, Clymer entreprend ensuite de monétiser sa communauté de plusieurs millions de lecteurs en lui vendant des montres.
Toutefois, hors de question de le faire n’importe comment. L’Américain entend apporter à son approche commerciale le même soin qui a fait le succès de sa production éditoriale. En guise de première tentative de collaboration, il s’associe avec Maximilian Büsser, petit prince de l’horlogerie haut de gamme indépendante. Ensemble, ils mettent en vente sur Hodinkee dix LM101, siglées MB&F, fabriquées pour l’occasion dans un boîtier en acier inoxydable. Prix du modèle : 52 000 dollars.
Totalement fou ? Manifestement pas autant que l’engouement qui a suivi : les dix pièces s’écoulent en cinq heures. Le coup d’essai a viré au coup de maître. Hodinkee est irrésistible, et dans les mois et années qui suivent, d’Omega à TAG Heuer, en passant par Timex, Seiko ou Hermès, tout le monde ou presque se prête au jeu de la collaboration.
« À chaque collab, ils généraient des millions, s’émerveille Guillaume Laidet. Et même si c’est une goutte d’eau dans le chiffre d’affaires de TAG Heuer ou d’Omega, ça a montré que les gens étaient disposés à payer plusieurs milliers de dollars pour acheter des montres en ligne. Ça a obligé les marques à repenser la distribution. » Oliver Müller résume : « Hodinkee, c’est un business-case. D’abord on construit une communauté, en produisant du journalisme à valeur ajoutée. Puis, une fois l’audience fidélisée, on la monétise. »
À lire aussi : Horlogerie : l’incroyable success story de Richard Mille
Avec de tels résultats, Hodinkee n’en reste pas là. Le site inaugure une section de ventes de montres vintage. Puis, à partir de 2017, le site évolue pour devenir une marketplace digne de ce nom avec des partenaires triés sur le volet. Hodinkee ne distribue que huit marques les premiers temps. Six ans plus tard, le nombre a augmenté, mais sans connaître une inflation délirante : seule une quarantaine de maisons sont distribuées.
Pour parachever son déploiement, Hodinkee lance, en 2019, une offre d’assurance pour les collectionneurs, avant de parfaire son business deux ans plus tard en acquérant Crown & Caliber, un spécialiste de la vente de montre de seconde main. Entre les deux, en 2020, Hodinkee annonçait une levée record de 40 millions de dollars, portée, entre autres, par le fonds de capital-risque de LVMH, le musicien John Mayer ou encore Tom Brady, star du football américain. Selon un spécialiste cité par le Wall Street Journal, l’opération porte la valorisation du site à plus de 100 millions de dollars.
Cheval de Troie ?
Si la métamorphose commerciale est étonnante, le mélange des genres qu’elle suscite fait aussi grincer des dents et soulève des interrogations déontologiques. « L’histoire est incroyable, concède Oliver Müller, mais à partir du moment où vous vendez du Omega sur votre marketplace, vous n’allez pas commencer à critiquer le dernier modèle. » Valère Gogniat, le journaliste du Temps, se demande même si Hodinkee n’a pas utilisé le journalisme comme un cheval de Troie.
« Lorsqu’ils sont devenus distributeur de montres en 2017, on a eu l’impression qu’ils abattaient leurs cartes. Éditorialement, même si ça reste du bon boulot, je trouve que ça a un peu baissé. Hodinkee, il faut le lire avec des lunettes, et ne pas se dire un peu naïvement que leur unique but est d’informer leur lecteur au plus près de sa conscience. Eux rétorqueront que leur parti pris est de ne se prononcer que sur des choses qui leur plaisent. Mais c’est important aussi d’écrire sur des choses qu’on n’aime pas. Lorsque Rolex sort une montre avec des émojis, on est en droit de ne pas apprécier et d’expliquer pourquoi, tout en décryptant ce que cela dit de l’époque. Et dans l’horlogerie, qui est un milieu un peu consanguin, où tout le monde se fréquente, confondre le métier de journaliste avec celui de vendeur de montres est dangereux. »
Jeffery Fowler, le CEO de l’entreprise, ne l’entend pas de cette oreille. Et même s’il concède qu’Hodinkee privilégie une approche éditoriale positive, il jure avoir assez de liberté pour émettre des critiques avec les partenaires. Et pour entériner ce gage d’indépendance, Jeffery Fowler a même un argument imparable : « Nous sommes sans doute l’un des seuls revendeurs au monde pouvant se targuer de l’existence d’une conversation dans notre section de commentaires. Nos marques partenaires ont beau nous dire que cela les met parfois mal à l’aise, nous mettons un point d’honneur au maintien de la grande honnêteté intellectuelle qui y prévaut. »
À lire aussi : Montres : la haute horlogerie mise sur la seconde main
Nouvelle ère
En parallèle de ses activités de distributeur, pour étendre son audience, Hodinkee a renforcé sa partie éditoriale ces dernières années. L’entreprise a recruté en masse, lancé un magazine papier, des podcasts qui cumulent des millions d’écoutes, des formats vidéo dans l’air du temps, et le média lorgne même désormais sur la mode. Entre ses activités de distribution, ses produits dérivés, et les revenus publicitaires et de brand content, l’entreprise aurait généré plus de 100 millions de dollars en 2021. Mais après plus d’une décennie à la tête d’Hodinkee, Ben Clymer laissait entendre, fin 2020, qu’il pourrait prendre du recul.
« Une immense curiosité intellectuelle a été satisfaite. J’ai pu voyager dans le monde entier et rencontrer des gens passionnants, confiait-il au Wall Street Journal. Mais cela se fait souvent au détriment de ma relation avec mes amis, ma famille, mes proches, et de ma santé mentale et physique. »
En mars 2022, comme cela se passe souvent après de grandes levées de fonds, Clymer a fini par céder son poste de CEO à Jeffery Fowler, ex-président Amérique de Farfetch, incontournable distributeur multimarques de mode haut de gamme. Sa mission : construire la stratégie des dix prochaines années et « scaler » le business, entendre par-là, passer à l’échelon supérieur.
Comme Jeffery Fowler le confie avec enthousiasme, la maison ne manque pas d’idées : « Nous nous apprêtons à ouvrir notre premier point de vente physique. Il sera situé à New York, dans le quartier de SoHo, dans l’ancienne boutique Supreme. Je promets que l’expérience d’achat et d’engagement avec les montres sera différente de ce que l’on a l’habitude de rencontrer dans cet univers. C’est un espace qui sera à notre image : spécial. »
Quant à Ben Clymer, s’il a pris un peu de recul sur les affaires quotidiennes, il n’en demeure pas moins actif. Présent au board, il semble avoir retrouvé du temps pour écrire. Beaucoup de temps. En février dernier, il signait ainsi l’article définitif sur la TAG Heuer Carrera, l’une de ses montres fétiches, dont il possède, de son propre aveu, un paquet de déclinaisons. Un papier de 90 000 signes. Soit l’équivalent de six fois celui que vous venez de lire. Il n’y a pas à dire, la semi-retraite à 41 ans, ça a du bon.
> Cet article est à retrouver dans le hors-série horlogerie de The Good Life.
À lire aussi : Les nouvelles marques d’horlogerie misent sur la précommande