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Gibraltar le rocher de la blockchain et de la crypto - the good life
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Voyage

Gibraltar, le rocher de la blockchain et de la crypto

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Bien positionné depuis 2018 grâce à un cadre juridique complet, Gibraltar séduit de nombreux acteurs du monde de la blockchain et de la crypto désireux de sortir du flou en s’arrimant à un territoire et à une législation clairs. Audacieux, ce pari de transformer cette pointe de péninsule de 6,8 km2 en cryptohub international pourrait déboucher sur la création de la première Bourse hybride au monde.

Installé dans une salle de réunion au 11e étage de la tour Madison qui surplombe la baie de Gibraltar et donne à voir jusqu’à Algésiras, Richard Poulden enchaîne les rendez-vous de bon matin. Même si ce financier tiré à quatre épingles vit à Dubaï et revendique volontiers sa nationalité australienne, ses liens avec ce territoire qu’on surnomme « The Rock » sont anciens. Cela fait plus de trente ans que Richard Poulden fait des affaires ici. Avant lui, dans ce nid d’espions qu’est Gibraltar, son père, John Edward Poulden, a dirigé l’antenne locale du GCHQ, l’équivalent anglais de notre DGSE. Quant à Luther, son grand-père, il appartenait à l’équipe d’ingénieurs chargés de la construction du port au début du XXe siècle.

Cette tradition familiale a-t-elle pesé dans son ambition ? Richard Poulden ne le dit pas, mais il s’apprête en tout cas à poser une pierre historique à son tour. À travers son entreprise Valereum, l’homme d’affaires finalise ici même la création de la première Bourse au monde qui permettra d’investir dans des actifs traditionnels – actions, produits dérivés, devises… – en les payant en Bitcoin, en Ethereum et peut-être même en Dogecoin.

« Avec l’échange numérique bancaire, GIBX, l’objectif est de créer la première Bourse au monde liant monnaies fiduciaire et crypto, qui soit entièrement réglementée et soutenue par un gouvernement respectable, résume-t-il. J’aime Gibraltar en tant que lieu, mais je l’aime encore plus en tant que juridiction financière, car les personnes impliquées dans sa gestion au sein du gouvernement sont extrêmement compétentes. »

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Pour fomenter cette révolution financière, Valereum a posé une option l’an passé censée lui permettre d’acquérir 90 % du GSX, la Bourse de Gibraltar, qu’elle a donc décidé de « rebrander » en GIBX. Et si le conditionnel demeure de mise – la transaction reste soumise à ce jour à l’approbation de certains aspects juridiques –, peu de personnes doutent de l’issue de l’opération. « J’espère que tout sera réglé d’ici à la fin de l’été », se risque même Richard Poulden. Cet enthousiasme s’entend aisément : depuis 2018, Gibraltar a opéré un virage impressionnant pour devenir un hub mondial du marché de la cryptomonnaie. Et dans ce contexte, cette histoire de Bourse n’est que la cerise sur le gâteau.

La voie des paris en ligne à Gibraltar

Appelons les choses par leur nom, Gibraltar a longtemps été un paradis fiscal absolu, à la faveur d’un régime d’exception, qui permettait à des entreprises étrangères de s’y établir de manière fantôme et d’échapper ainsi à l’impôt dans leur pays d’origine. Bien que ce petit bout de Grande-Bretagne en Méditerranée se démarque encore par une imposition particulièrement avantageuse pour ses résidents, depuis 2011, Gibraltar a un peu rehaussé sa fiscalité des entreprises et s’est mis en conformité avec les standards internationaux de traçabilité financière.

En parallèle, à partir du début des années 90, le Rocher s’est réinventé économiquement en identifiant une industrie à fort potentiel de croissance : les paris en ligne. De manière à attirer ces entreprises, le gouvernement de l’époque a imaginé un cadre législatif taillé à leur mesure. La stratégie a payé. Aujourd’hui, l’industrie du pari en ligne représente environ 25 % des trois milliards de dollars du PIB local.

Mais attention, prévient Nigel Feetham, avocat associé chez Hassans, le cabinet le plus prestigieux du territoire, hors de question de mettre Gibraltar dans le même panier que d’autres pays qui ont embrassé une trajectoire identique. « Nous avons été extrêmement sélectifs, en distribuant à peine une trentaine de licences d’opérations. C’est sans doute dix fois moins que Malte, par exemple. » Aujourd’hui, l’objectif du gouvernement est clair : reproduire ce cas d’école avec les cryptomonnaies et la blockchain, et amener ce nouveau secteur à un niveau comparable dans les années à venir.

« Ces quatre dernières années, le gouvernement a établi un cadre pour la réglementation et la supervision des entreprises du secteur des DLT [Distributed Ledger Technology ou technologie des registres distribués en français, sur laquelle repose la blockchain, NDLR]. Ce cadre permet d’offrir aux consommateurs un haut degré de confiance dans les activités liées aux cryptomonnaies. Nous avons été la première juridiction à agir, et nous bénéficions, par conséquent, de l’avantage du premier arrivé. Ici, chez Hassans, nous recevons un nombre record de demandes – certaines semaines, presque quotidiennement – de la part d’opérateurs à la recherche d’un cadre réglementaire. Mais une fois encore, nous sommes très sélectifs. À ce jour, seulement 14 entreprises ont obtenu une licence DLT. »

Toujours plus d’ambition

Gibraltar peut ainsi se targuer d’avoir su attirer quelques grands noms du milieu : Huobi, Bullish, Bitso ou encore Xapo. Xapo, justement, est emblématique de cette industrie qui se développe à une vitesse folle. À sa création, en 2013, par Wences Casares, un serial entrepreneur argentin et apôtre du Bitcoin, l’entreprise fut l’une des premières à proposer un portefeuille, autrement dit une solution technique permettant enfin de stocker ses Bitcoins sans avoir besoin d’un doctorat en cryptographie.

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Les années suivantes, face à l’engouement naissant, Xapo lança sa propre plateforme où acquérir et revendre des cryptomonnaies. Toujours plus ambitieux, Wences Casares se mit ensuite en tête de transformer sa plate-forme d’échanges en véritable banque numérique. Après avoir cédé sa solution de portefeuille au géant Coinbase en août 2019 contre 55 millions de dollars, Xapo a achevé sa mue en janvier 2021. En obtenant sa licence de banque à part entière basée à Gibraltar, Xapo est devenue l’une des premières institutions au monde offrant un accès à ses clients au Bitcoin et au dollar, avec un schéma traditionnel de garanties bancaires.

Et voilà comment, depuis quelques mois, sur Grand Casemates Square, la place la plus emblématique du centre historique de Gibraltar, le très visible logo orange de la firme s’affiche en énorme. Albert Rocca, le responsable marketing, n’est pas peu fier de nous recevoir dans un bâtiment dont certains murs remontent à une époque où l’enclave était encore espagnole. Mais ce policier reconverti le sait, le cocktail « cryptomonnaies à Gibraltar » incite à la méfiance, alors lui aussi entend bien montrer patte blanche.

« De nombreux acteurs de la cryptomonnaie nous demandent comment nous avons fait. La réponse est invariable : nous avons suivi les règles édictées par la Commission des services financiers de Gibraltar. Nous avons parfois eu l’impression que ce serait impossible, mais c’est en réalité bon signe : seuls les candidats les plus sérieux sont récompensés. Gibraltar est aujourd’hui l’une des seules juridictions respectées à proposer des licences DLT complètes. Les standards sont comparables à ceux d’une banque installée au Royaume- Uni. Ça force le respect. On est très fier de faire partie des rares entreprises à posséder l’une des 14 licences. »

Gibraltar, le cadre parfait

Grâce à son cadre juridique parfaitement bordé et flexible, et à son faible taux d’impôt pour les sociétés de 12,5 %, Gibraltar attire aussi d’importants acteurs de la blockchain moins connus du grand public. Parce qu’ils ne se concentrent pas uniquement sur des activités financières, ceux-là n’ont pas forcément besoin du niveau de licence DLT le plus strict, comme celui obtenu par Xapo ou par les platesformes d’échanges Huobi et Bullish.

Pour autant, ces entreprises cherchent à arrimer leur business à un territoire où la législation est claire. C’est le cas d’Holo Limited, l’entreprise derrière Holochain, une blockchain qui permet à des développeurs de bâtir des applications de pair-à-pair (P2P) – par exemple de bureautique – qui rendent la souveraineté des données aux utilisateurs.

Mary Camacho, la directrice générale, résume bien le sentiment qui a présidé à l’installation d’Holo Limited à Gibraltar : « À partir de 2017, beaucoup de débats sur la façon de considérer la cryptomonnaie se sont tenus aux États-Unis. Nous avons eu le sentiment que l’environnement commercial devenait très incertain. Nous nous sommes donc lancés dans un vaste projet de recherche sur les juridictions où nous pourrions installer Holo Limited. De 50 ou 60 possibilités au départ, notre liste s’est réduite à trois : le Liechtenstein, Singapour et Gibraltar. C’est la manière dont Gibraltar a rédigé sa réglementation qui nous a convaincus. Le cadre réglementaire est fondé sur des principes. Les régulateurs supposent que vous êtes un type spécifique d’entreprise qui se consacre à un type d’activité – par exemple opérer une plate-forme d’achat-vente de cryptomonnaies. Ils vont identifier les aspects de votre entreprise qui doivent être réglementés et agir en fonction. Et ça, c’est génial. »

Après avoir conduit une recherche similaire, Gianni Brisson a installé Hugs Limited ici pour les mêmes raisons. Ce quadra belge au look de post adolescent cool a développé une plate-forme décentralisée qui repose également sur la blockchain et permet de bâtir des applications pour remonter aussi bien des failles sur des sites web que des trous dans la voirie d’une ville. Les contributeurs sont payés en cryptomonnaies et le développeur de l’application peut ensuite essayer de monnayer les informations auprès des concernés.

Si Gianni a choisi Gibraltar plutôt que les îles Caïmans ou le Liechtenstein, ce n’est pas pour la fiscalité, promet-il, mais pour l’accessibilité des régulateurs. « On a été très surpris. Ils ne nous traitent pas en ennemis ou en criminels, mais, au contraire, ils ont une approche très ouverte. Cette possibilité d’échanger en direct avec eux, ça vaut de l’or. » Et dans cet univers de la blockchain et de la cryptomonnaie très dématérialisée, un autre élément a convaincu Gianni Brisson : « Beaucoup d’Européens ne veulent plus de bureaux à l’autre bout du monde. Gibraltar attire beaucoup d’acteurs qui ont fait fortune dans les cryptomonnaies et montent des projets de blockchain. Il y a aussi des investisseurs et des fonds. C’est une petite communauté, et ça va vite, car les gens sont ouverts. »

Éternel épouvantail

Si les acteurs installés semblent ravis, reste que le virage stratégique opéré par Gibraltar est surveillé de près. Malgré un taux d’adoption croissant – 4 % des humains en posséderaient désormais –, la cryptomonnaie continue d’attiser la méfiance des gouvernements. En décembre 2021, dans un article remarqué et consacré au « cryptovirage » de Gibraltar, The Guardian se faisait l’écho des craintes de blanchiment d’argent qui vont de pair à l’évocation du sujet.

Et à l’heure où la naissance du GIBX jetterait le pont manquant entre monnaie fiduciaire et cryptomonnaie sur les marchés financiers, cet épouvantail ne manque pas d’être brandi par des acteurs étatiques qui n’ont pas encore fait leur révolution, souvent par déficit d’agilité. Invité à répondre, Alberto Isola, le ministre des Services numériques et financiers de Gibraltar, avait alors désamorcé le sujet de manière habile. « Si vous vouliez faire des choses pas nettes dans le domaine de la cryptomonnaie, vous ne viendrez pas à Gibraltar. Ici, les entreprises sont soumises à une réglementation encadrée, alors qu’aujourd’hui vous pourriez aller dans n’importe quel autre pays européen et mener exactement la même activité sans être supervisé ni soumis à aucune réglementation. Dès lors, comment pourrions-nous être plus exposés à ce risque ? C’est tout l’inverse. »

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À l’évocation de cet article, Richard Poulden, toujours dans sa salle de réunion surplombant le port construit par son grand-père, lève les yeux au ciel, distille avec flegme quelques noms d’oiseaux à propos du Guardian, avant de déployer le second rideau d’arguments, en guise de conclusion : « Non seulement Gibraltar dispose d’une réglementation sur les cryptomonnaies bien plus avancée que le reste de l’Europe, mais, aujourd’hui, les processus de KYC [vérification de l’identité des clients, NDLR] et de lutte contre le blanchiment sont beaucoup plus simples, performants et automatisés qu’il y a quatre ou cinq ans. Tout client y sera évidemment soumis. Et puis certaines banques ont blanchi des quantités d’argent en utilisant des dollars américains. Elles ont même été condamnées à de lourdes amendes pour cela. Alors, pensez-vous vraiment que la cryptomonnaie soit plus problématique ? L’avenir de la cryptomonnaie est réglementé. Et c’est exactement pour ça que nous sommes ici, à Gibraltar. » Les paroles se veulent sages et argumentées. L’avenir dira à Richard Poulden et aux autres si le reste du monde finit par l’entendre de la même oreille.

Gibraltar en chiffres

• Un territoire de 6,8 km2.
• Une population de 34 000 habitants.
• Un contingent de 29 500 travailleurs, dont 13 000 frontaliers.
• Un revenu moyen de 38 500 €.
• Un PIB de 2,9 Mds €.
• Territoire britannique depuis 1713 (malgré plusieurs vaines tentatives espagnoles de reconquête).


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