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Non loin d’Uzès, un château gardois déconcerte par son architecture délirante et sa fresque de Picasso à même les murs. Ce « palais aux mille colonnes » se trouve à la croisée de plusieurs époques : héritage d’un fantasque noble local du XVIIIe siècle, il tombe dans l’oubli, puis renaît de ses cendres en 1950, racheté par un collectionneur anglais, ami des cubistes. Plongée dans ce pan d’histoire rocambolesque à l’heure où le château pourrait bientôt changer de mains.
Du Metropolitan Museum de New York, où Picasso, Léger, Braque, Gris, Delaunay et Villon dialoguent à travers une collection extraordinaire de 90 toiles données par le milliardaire philanthrope Leonard Lauder, à la commune française d’Uzès, en passant par Londres, ces peintures cubistes racontent avant tout une époque : les années 50. Un lieu aussi : le domaine de Castille, un étonnant château du XVIIIe siècle où sont passés les plus grands artistes cubistes, dont le plus célèbre d’entre eux, Picasso, qui a peint une gigantesque fresque à même les murs. Il se dit dans ce pays cévenol que Simon Porte Jacquemus pourrait très bientôt s’en porter acquéreur.
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Petit baron devenu grand
Bordé par une route nationale et son lot incessant de voitures, le domaine de Castille cache bien son jeu. À équidistance entre le pont du Gard et Uzès dans la commune d’Argilliers, il est une véritable mine d’or architecturale. À première vue, rien qui attire l’œil, si ce n’est un grand portail. Puisqu’il s’agit d’une propriété privée, il est impossible d’y entrer.
Il convient donc de se tourner vers des spécialistes du lieu, qui décrivent un endroit magique, hors du temps, resté – presque – le même depuis sa construction, peu après la Révolution française. Passionné par l’histoire du château de Castille, Didier Riesen est l’un d’entre eux. Il documente et recueille archives et témoignages, imaginant la suite de son histoire.
« À l’origine, il s’agissait d’une petite bastide érigée en 1747, dont un noble local, Gabriel de Froment, baron de Castille, hérite en 1773. » Thierry de Seguins- Cohorn, adjoint au maire d’Uzès, « quartaïeul et héritier moral du baron », explique que ce dernier « part étudier en 1762 à Paris à l’école des pages, une institution militaire créée par Louis XIV, puis voyage en Italie pendant un an, où il va faire l’apprentissage de l’architecture, notamment à Florence ».
Fort de cette double éducation, il revient dans l’Uzège et prépare son grand œuvre : l’agrandissement de la bastide familiale. Nourri par le siècle des Lumières, il n’échappera pourtant pas à la Révolution. Un temps emprisonné, il voit son domaine pillé et incendié par endroits, mais, jouant de son entregent, Gabriel de Froment sera libéré.
Fasciné par les gravures de Piranèse, architecte italien de légende du XVIIIe siècle, il commence alors des travaux de grande envergure avec, notamment, l’édification de colonnes, elles-mêmes inspirées de l’Antiquité. Le petit baron, devenu assez important pour que Napoléon Ier songe à le faire chambellan, se lance dans une extravagance architecturale comprenant la construction d’un théâtre, d’une salle de musique, d’un pigeonnier, de terrasses, d’une chapelle, d’un cimetière, ainsi que d’un labyrinthe.
Pot-pourri confinant à la folie pour certains ou habile avant gardisme pour d’autres, l’édifice n’en finit plus de faire parler alentour, jusque dans le cercle intime de la reine Angleterre, avec qui le baron s’est lié d’amitié en Italie, et qui va lui rendre visite en 1823. Trois ans plus tard, le baron meurt, à l’âge alors canonique de 79 ans.
Pendant près d’un siècle, c’est la famille de Froment qui va s’occuper du lieu, jusqu’au début du XXe siècle, époque à laquelle il est revendu à des paysans ardéchois attirés par son prix dérisoire. Mais ils vont vite déchanter devant les innombrables travaux d’entretien. L’esprit novateur du baron est à ce point dévoyé que, malgré le classement aux monuments historiques à la fin des années 20, colonnes, fabriques et parcs menacent de tomber en ruine.
Mais puisqu’il n’est point de fatalité – après plusieurs vies, le domaine n’est-il pas en perpétuelle mutation ? –, un nouvel acquéreur va, en 1950, en bouleverser l’histoire. Son nom : Douglas Cooper. Sa nationalité : anglaise. Un clin d’œil post mortem au baron à n’en pas douter.
Continuité par l’esprit
Il y a quelque chose d’inattendu à l’idée qu’un couple de gays anglais s’installe dans le sud de la France, peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, a fortiori dans un domaine de neuf hectares presque entièrement détruit. Douglas Cooper, 39 ans, est un galeriste reconnu à Londres, doublé d’un riche héritier, alors que son compagnon, John Richardson, de treize ans son cadet, est historien de l’art. Ayant étudié à la Sorbonne en 1932, le premier connaît la France et en parle la langue.
« Cooper a officié dans l’armée française lors de la guerre aux côtés des “Monuments Men”, ce bataillon allié chargé de parcourir les quatre coins du monde pour retrouver les œuvres d’art volées aux Juifs par les nazis, raconte Didier Riesen. Pilier du groupe, il interrogeait des Allemands, pistait les réseaux et tentait de mettre fin aux trafics. »
Personnage truculent, extraverti, c’est peu dire qu’il détonne dans une « grande muette » pas franchement connue pour son ouverture d’esprit. Cependant, fort d’une vaste érudition et d’un professionnalisme sans borne, il fait l’unanimité. Au lendemain de la guerre, en 1950, il acquiert le domaine de Castille, en ruine, pour 12 000 dollars.
Mais ce n’est que deux ans plus tard, après d’énormes travaux de rénovation, qu’il va pouvoir s’y installer avec son compagnon, et la grande histoire du domaine de recommencer. Rares sont ceux qui ont connu Douglas Cooper, mort en 1984. JeanRené de Fleurieu en fait partie.
Ancien mari d’Agnès Troublé (la fondatrice d’Agnès b.), fils de Marie-Claire Mendès France (née Servan-Schreiber), journaliste et femme de presse influente, le septuagénaire vit lui aussi dans un château gardois, à Montfrin. De l’ami de la famille, chez qui il allait, enfant, « entre 8 et 12 ans », il se remémore un « personnage particulièrement exubérant et chaleureux qui aimait parler fort, rigoler et donner des fêtes ». Le châtelain se souvient précisément de la première fois où il est entré dans le domaine de Castille et son « spectaculaire péristyle ».
Au palais des mille colonnes, comme il est surnommé, ce qui éblouit le beau-fils de Pierre Mendès France, c’est une « fresque magnifique et monumentale de Picasso ». Peintre parmi les plus connus du monde, le natif de Malaga a donc, à l’abri de tous les regards, réalisé une œuvre gigantesque, dans un château perdu entre Uzès et le pont du Gard. Une performance que l’on doit au maître des lieux, Douglas Cooper, ami personnel de l’artiste.
Des invités de marque
Propriétaire de 200 tableaux cubistes, estimés aujourd’hui à plusieurs dizaines de millions d’euros, avec un carnet d’adresses bien rempli, Douglas Cooper est déjà un collectionneur important lorsqu’il vient vivre en France. Mais c’est véritablement à cette époque que sa proximité avec les artistes va prendre un tournant plus personnel. De Fernand Léger, Georges Braque, Juan Gris, Nicolas de Staël ou Pablo Picasso, il possède des toiles de leurs débuts.
De là à dire qu’il a l’ascendant sur ces derniers, il n’y a qu’un pas… que les décennies 50-70 se chargeront de battre en brèche. Car, en plus d’être d’éminents représentants du cubisme, ces cinq artistes ont comme point commun d’avoir rendu visite, plus ou moins longuement, à Douglas Cooper et John Richardson au domaine de Castille.
Prestigieuse, la faune qui y gravite s’habitue vite aux agapes et garden-parties, le tout dans un joyeux tumulte. Ouverte aux quatre vents, la maison dispute à la ville d’Uzès son caractère de cheflieu régional. « Je me souviens que mes parents allaient régulièrement à Castille, pour y refaire le monde, mais aussi pour y festoyer », revit Jean-René de Fleurieu, songeur. Mais le lieu, par son extraordinaire et si particulière architecture, comme par sa proximité avec la nature, est aussi une source d’inspiration inépuisable.
« Nicolas de Staël, jeune peintre à l’époque, ira jusqu’à faire six tableaux de la route d’Uzès », révèle Didier Riesen.Par ailleurs, le peintre britannique David Hockney, pas franchement cubiste, mais certainement attiré par le prestige du lieu, y dessinera, en 1970, Three Chairs with a Section of a Picasso Mural.
Cooper a bien compris qu’il possède un atout extraordinaire avec son domaine et fait de Castille un immanquable, un lieu qui compte dans l’art, où l’on vient à la fois pour trouver l’inspiration, mais aussi pour y recevoir l’imprimatur de l’influent Cooper. Picasso, lui, navigue dans une zone grise, trop puissant pour avoir véritablement besoin du Britannique, mais pour autant visiteur régulier.
À l’évocation du peintre espagnol, Didier Riesen, qui se voit comme un pont entre la petite et la grande histoire, lève la tête un instant, choisissant ses mots au mieux pour illustrer sa pensée : « Picasso était un habitué. Il aimait aller y passer l’été, souvent sans prévenir, et assister aux fameuses corridas de Nîmes, sanglantes et théâtrales. Il gardait même le château par moments et était devenu proche du personnel de maison. »
À tel point qu’il va vouloir marquer l’enceinte de son empreinte. Gracieusement, il propose à Cooper de réaliser plusieurs dessins… à même les murs Cette technique totalement novatrice pour l’époque, la gravure sur béton, nécessite un chantier long, coûteux et à la main-d’œuvre conséquente. Cooper, ravi, accepte sans broncher, bien trop heureux d’avoir un Picasso à domicile.
« Il faisait les plans, peignait les gravures et des artisans locaux étaient chargés de couler les dessins sur le mur, un processus fastidieux », éclaire, transporté, Didier Riesen qui, questionné sur sa valeur marchande, élude : « Elle est inestimable et ne peut être chiffrée puisqu’elle est, par définition, indissociable du château. »
Le mur-hommage
Il y a là l’idée du temps long, d’une œuvre impérissable, legs s’il en est, comme pour graver dans le marbre une amitié pérenne. Si la date, 1962, marque le dixième anniversaire de l’installation de Cooper et Richardson à Castille, elle est surtout le début d’un nouveau chapitre pour le château.
À compter du 16 juin 1962, date où les fresques sont commencées, Castille bascule dans un autre monde, devenant lui-même une œuvre d’art. Longue de 25 mètres, cette fresque est un hommage à d’augustes prédécesseurs que Picasso admire. Le premier et le dernier panneau sont des références à peine voilées au Déjeuner sur l’herbe de Manet, peintre qu’il déifie, en admirateur patenté des impressionnistes.
Le second s’inspire d’une des odalisques de Matisse, ces nus représentant des femmes lascives que le Niçois d’adoption a peints par dizaines. Continuité dans l’histoire aussi, car Picasso confessera quelques années plus tard à son homologue britannique, Roland Penrose : « Matisse, en mourant, m’a légué ses odalisques. »
Quant au troisième panneau, c’est une évocation de L’Enlèvement des Sabines, de David, inspirée par la crise des missiles de Cuba qui sévit à ce moment-là. Intrinsèquement faite pour durer et survivre à ses concepteurs, cette fresque marquera l’acmé de la relation entre Douglas Cooper et Pablo Picasso, une œuvre presque conjointe, qui amènera ces derniers à parler de « notre mur » pour la qualifier.
Mais, éternel insatisfait, médisant et fat par moments, l’Anglais, tout à sa volonté de souffler le chaud et le froid, se fâchera avec le peintre quelques années plus tard. Didier Riesen, qui a rencontré John Richardson à la fin de sa vie, raconte, formel, le Cooper des vieux jours : « Accusé de distiller de mauvaises critiques, voire des moqueries, sur le travail de l’artiste, il sera désavoué par toute la famille Picasso au mitan des années 70. »
Une époque qui coïncide avec le déclin de l’homme aux mille vies, victime d’une attaque au couteau, dont on ne sait toujours pas si elle a vraiment eu lieu – le personnage aimant alimenter sa légende –, et d’un vol, dans sa demeure – cette fois, bien documenté –, de vingt-sept de ses plus belles œuvres, estimées à plusieurs millions de francs.
Isolé, Cooper décide alors de vendre Castille à un couple de Marseillais et de s’en aller finir ses jours à Monaco. S’ensuivent quatre décennies de léthargie, où, déserté, le château devient, selon Didier Riesen, « endormi culturellement ».
Postérité
Premier témoin de ce triste spectacle, Laurent Boucarut, maire d’Argilliers, s’en désole : « Le château est malheureusement fermé depuis quarante ans ; la famille qui en a la propriété ne vient quasiment jamais. » En vente depuis 2016, Castille suscite les convoitises : « Je suis maire depuis 2014 et de potentiels acquéreurs, j’en ai vu beaucoup, dont des gens très connus. Le principal problème est le prix demandé, qui se situe entre 8 et 9 millions d’euros, car, même s’il s’agit d’un bien d’exception, il y a de gros travaux à entreprendre », précise l’édile.
Thierry de Seguins-Cohorn, adjoint au maire d’Uzès, explique, lui, que « le château est difficile à exploiter pour le moment ; il se trouve le long d’une route, ne dispose pas de parking et, surtout, a été mal découpé ».
Pour autant, Argilliers et Uzès n’ont pas chômé. « Si le domaine n’est pas public pour le moment, il reste des fabriques qui le sont. Nous avons entrepris de restaurer le cimetière du baron, et notamment son tombeau, ainsi que ceux de son épouse et de l’un de ses fils, rappelle Laurent Boucarut. Avec l’appui de la région, du département, de la Direction régionale des affaires culturelles, mais aussi de l’association L’Uzège, nous œuvrons à rendre le château public et à en faire un lieu ouvert autour de l’art. »
Le futur acquéreur ? La rumeur parle de plus en plus de Simon Porte Jacquemus. S’il n’y a rien encore d’officiel, l’héritier du baron acquiesce : « Jacquemus est sur les rangs. Il a, pour le moment, pris une option. Je sais que ça devait se régler au mois de juin, mais je n’ai pas d’autres informations. À la mairie, nous aimerions évidemment que l’acheteur soit un collectionneur ou quelqu’un qui perpétue l’héritage du lieu… »
Le jeune et talentueux couturier, originaire du Sud, n’a pas souhaité, de son côté, nous en dire plus. En fera-t-il à nouveau un lieu créatif, où les formes et l’architecture audacieuses permettront de prolonger l’esprit rebelle du baron de Castille ? Affaire à suivre.
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