Voyage
Cette année-là, le préfet Macron est mort, assassiné sur ordre de l’empereur Caligula qu’il avait pourtant aidé à s’emparer du pouvoir. Le jeune homme, le troisième prince de cette monarchie instaurée par Auguste à l’issue d’un régime républicain à bout de souffle, présente déjà les premiers signes de démence.
Le dieu argent
En ville, un seul dieu mérite toutes les dévotions et toutes les convoitises : l’argent. La différence entre les citoyens, l’estime qu’ils se portent, la reconnaissance qu’ils s’accordent sont pesées à la seule aune de la fortune. « Si tu as un as [0,20 euro, NDLR], tu vaux un as », dit un personnage du Satiricon de Pétrone. Le riche accepte d’être le point de mire de la société. D’ailleurs, le Romain nanti, le patronus, aime se donner en spectacle, se mettre en scène, même dans son atrium, lorsqu’il reçoit ses clients. Il cultive avec soin son apparence par son air calme et sérieux, et sa toge élégamment drapée témoigne de sa maîtrise de lui-même. C’est un rôle de composition.
A l’opposé, dans la rue, les autres, les pauvres, les nombreux sans-logis qui dorment sous les portiques et meurent sur le pavé avant que leur corps soit jeté dans une fosse commune avec les ordures, se défendent comme ils peuvent quand ils ne font pas régner une violence endémique. Les agressions verbales sont les seules que se permettent les pauvres à l’égard des nantis. Les Romains ont toujours eu la langue bien pendue et l’injure facile. Se faire traiter de « chien », de « rat » ou de « tête d’oignon frisé » est peu de chose à côté des obscénités avilissantes qui revêtent un caractère sexuel, comme « paedico » (« je t’enc… »).
La nuit, la ville devient un véritable coupe-gorge. Des jeunes éméchés, parfois de bonne famille, parcourent les ruelles en chantant derrière un porte-flambeau, toujours prêts à provoquer une bonne bagarre ou à tabasser un passant anonyme avant de laisser leur victime mal en point sur le pavé. Au point qu’il peut être imprudent de sortir dîner sans avoir fait son testament, rappellera, un peu plus tard, le poète Juvénal.
Mais à tous, riches et pauvres, le nouveau régime a appris à profiter d’une certaine qualité de vie, chacun selon sa fortune. Si le matin est consacré aux affaires, au travail, l’après-midi est réservé à l’otium, aux loisirs, dont la qualité varie selon la position sociale. Cependant, même les plus modestes vont quotidiennement passer deux heures en moyenne aux thermes.
L’exutoire du cirque
Il s’agit d’un véritable lieu de détente, une sorte de villa du pauvre. Là, dans un somptueux décor, fruit de la libéralité impériale, sports, promenades, soins du corps s’ajoutent au plaisir des bains chauds, du sauna et de la piscine d’eau froide. Et les jours de fête, tous se retrouvent dans une ambiance surchauffée, pour acclamer leurs champions sur les gradins du grand cirque – qui peut accueillir jusqu’à 250 000 spectateurs ! –, ou sur ceux du théâtre ou de l’amphithéâtre, où les chasses d’animaux sauvages et les combats de gladiateurs servent d’exutoire à l’expression d’une violence urbaine grandissante.
Ainsi va la vie à Rome, trépidante, étourdissante, de ceux qui se disent, comme Sénèque, des citoyens du monde, mais qui sont aussi esclaves de leurs plaisirs, à s’agiter comme les marionnettes éphémères d’un théâtre d’ombres.