Voyage
Cette année-là, le préfet Macron est mort, assassiné sur ordre de l’empereur Caligula qu’il avait pourtant aidé à s’emparer du pouvoir. Le jeune homme, le troisième prince de cette monarchie instaurée par Auguste à l’issue d’un régime républicain à bout de souffle, présente déjà les premiers signes de démence.
Litières et embouteillages
Car le Romain aisé de l’époque impériale est un homme internationalisé qui tire son profit des trésors du monde. Vêtu de lin d’Egypte, de laine de Milet, il accompagne, sous les portiques dont l’architecture s’inspire de la Grèce et de l’Asie, une femme parée de soie chinoise brodée à Alexandrie et qui arbore fièrement des perles indiennes.
Sa demeure éblouit par ses marbres d’Asie et sert d’écrin aux statues importées de cet Orient lointain dont les lourdes tentures brodées et les brûle-parfums restituent l’atmosphère. Sa table, en thuya d’Afrique, offre aux palais délicats une gastronomie raffinée dont les produits proviennent des pays méditerranéens, assaisonnés du miel de l’Hymette et du poivre de l’Inde, et sont servis dans une vaisselle d’argent venue d’Asie, tandis que le vin d’un rouge sombre chatoie dans une carafe de verre soufflé en Syrie. Tout est là pour flatter l’orgueil de la puissance de notre riche Romain.
Dans sa belle demeure, il est à l’abri de l’insécurité et peut couler des jours paisibles, malgré les dizaines, voire les centaines d’esclaves qui s’affairent autour de lui comme les abeilles de la ruche tournent autour de leur reine. Certes, il ne jouit guère d’intimité, même la nuit quand les serviteurs épient ses ébats, l’oreille collée à la porte de la chambre, mais au moins se sent-il protégé par le concierge qui veille efficacement à la porte de la maison, secondé par un chien fidèle : « cave canem » (« attention au chien »).
L’homme modeste ne peut en dire autant. Il est obligé de se lancer dans la foule qui inonde les rues de la ville comme s’il se jetait dans une fourmilière. Il est à peine exagéré de dire qu’il risque sa vie dans cette inextricable cohue permanente. Il n’a pas la chance du riche de circuler rapidement dans une grande litière tandis que des gardes du corps musclés et vaillants lui ouvrent la route. Lui doit se frayer un chemin, les jambes grasses de boue, poussé, bousculé. Il évite rarement un coup de coude ou le pied d’un importun qui lui écrase les orteils.
Et c’est encore peu de chose à côté du risque présenté par les moulinets du barbier qui opère en pleine rue et brandit son rasoir en éructant sa colère du jour. Il se méfie également des accidents de la circulation. Les embouteillages sont incessants et il arrive qu’un lourd charroi cède et que son chargement ensevelisse les passants en leur brisant les os. Parfois même, la menace vient du ciel. Nombreux sont les pots de fleurs en équilibre sur le rebord des fenêtres qu’un coup de vent emporte. En regard de ces dangers, le citoyen estime s’en tirer à bon compte s’il ne reçoit sur la tête que le contenu d’un vase de nuit machinalement balancé d’une fenêtre en hauteur.
Mais ce qui agace surtout les nerfs du citadin et le poursuit jusque dans son petit appartement, c’est le bruit qui ne fait relâche ni de jour ni de nuit. Le matin, voici les cris des enfants et ceux du maître d’école qui s’égosille pour obtenir le calme, les vociférations continues des marchands ambulants qui vantent leurs amulettes, des camelots qui proposent des livres, des charcutiers qui plaident pour leurs saucisses chaudes, des vendeurs de tourtes aux pois chiches (dont raffolent les Romains !) ou des colporteurs de toutes origines qui discutent bruyamment le prix de leurs tapis.
Ajoutons, pour faire bonne mesure, les charmeurs de serpents, les montreurs de singes et les avaleurs de sabres ; n’oublions pas non plus le poète amateur qui tient à faire admirer sa dernière œuvre aux passants, la matrone superstitieuse qui cogne à coups redoublés sur un chaudron pour éloigner les mauvais esprits ou le cortège des pleureuses, dans le sillage funèbre d’un défunt, dont les braillements percent tant les tympans que, dit-on, ils couvrent tout le tintamarre précédent. La nuit, les boulangers prennent le relais, encouragés par des meutes de chiens errants… Comment trouver quelque repos et ne pas mourir d’insomnie ?