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Entertainment :
Bollywood tire la sonnette d'alarme

La mécanique bien huilée de l’industrie cinématographique hindiphone à Bombay est désormais concurrencée par l’essor des plates-formes de streaming. Après la pandémie, les spectateurs indiens, de plus en plus sélectifs, modifient leurs comportements.

Fin 2022, devant l’un des cinémas deBombay, le centre névralgique de Bollywood.
Fin 2022, devant l’un des cinémas de
Bombay, le centre névralgique de Bollywood. AFP

Avec ses chansons entraînantes, ses chorégraphies truculentes et ses célébrités vénérées tels des demi–dieux, Bollywood a longtemps subjugué les spectateurs indiens et fasciné la planète. Mais la mécanique bien huilée de l’industrie cinématographique hindiphone, l’une des plus prolifiques au monde, semble s’être quelque peu enrayée.



@ Ray Evans – Alamy Stock Photo.
@ Ray Evans – Alamy Stock Photo.

« Les films ne marchent pas, c’est notre faute, ma faute », a même admis Akshay Kumar, l’un des acteurs les mieux payés de Bollywood, dont la simple présence à l’affiche garantissait jusque-là le succès commercial d’un film. En 2022, la superstar a encaissé plusieurs échecs au box–office, une anomalie à Bollywood.

Et d’autres célébrités ont connu le même sort. Le très attendu Laal Singh Chaddha, remake de la comédie dramatique holly-woodienne Forrest Gump, avec Aamir Khan, l’un des acteurs les plus en vogue de ces dernières décennies, a lui aussi essuyé un revers commercial.

© Wunderbar Films.
© Wunderbar Films.

« C’est la pire année qu’ait connue Bollywood : l’industrie n’a enregistré que quelques succès », estime Sumit Kadel, analyste indépendant. « Les films les plus attendus avec des superstars à l’affiche ont fait un flop au box-office », renchérit le spécialiste. Cette tendance préoccupe le secteur.

L’affiche du film Raksha Bandhan.
L’affiche du film Raksha Bandhan. IMDB

D’autant que le cinéma indien dépend actuellement à 74 % des recettes du box-office, selon un rapport publié par la Fédération indienne des chambres de commerce et d’industrie (FICCI) et EY (anciennement Ernst & Young). Ailleurs dans le monde, les films tirent généralement moins de la moitié de leurs revenus des entrées cinéma, d’après les données de la Motion Picture Association américaine.

« En France, par exemple, ils bénéficient de financements publics, alors qu’en Inde le cinéma ne fonctionne que grâce à de l’argent privé provenant des maisons de production, des studios ou encore des plates-formes de streaming », illustre Déborah Benattar, cofondatrice de La Fabrique Films, qui accompagne les tournages étrangers en Inde. « Au cours des trente dernières années, jamais le cinéma hindi n’avait traversé une si mauvaise passe », affirme Sumit Kadel.

@Ben Pipe – Premium – Alamy Stock Photo.
@Ben Pipe – Premium – Alamy Stock Photo.

Et la pandémie de coronavirus n’y est pas étrangère. Avec les confinements successifs qu’a connus l’Inde, les habitudes des spectateurs ont été bouleversées. À partir de mars 2020, les cinémas ont fermé et la plupart d’entre eux sont restés porte close pendant près de deux ans.



Parallèlement, les plates-formes de streaming ont connu un réel essor. Les Indiens se sont mis à regarder des films chez eux, ils ont pu accéder à des contenus étrangers et à des productions d’autres industries cinématographiques indiennes, en langue tamoule ou en télougou. Les films, autrefois accessibles uniquement au cinéma, peuvent être visionnés à la maison pour une somme modique.

Le film The Kashmir Files, diabolisant les musulmans cachemiris, a servi d’outil de propagande au gouvernement nationaliste.
Le film The Kashmir Files, diabolisant les musulmans cachemiris, a servi d’outil de propagande au gouvernement nationaliste. AFP

Un abonnement mobile mensuel à Netflix coûte en Inde 149 roupies, soit moins de 2 euros, contre quelques milliers de roupies à débourser pour une sortie cinéma en famille. Plus de 40 millions de ménages seraient aujourd’hui prêts à payer pour accéder aux contenus des plates-formes, toujours selon la FICCI et EY. 

L’affiche du film laal singh chaddh.
L’affiche du film laal singh chaddh. Allo ciné

Un public plus sélectif 

Pour autant, les spectateurs ne boudent pas tous les films en salles. « Ils sont simplement devenus plus sélectifs », prévient Shailesh Kapoor, à la tête d’Ormax, un cabinet de conseil spécialisé dans les médias et l’industrie du divertissement. Car les films d’Inde du Sud sont parvenus à rebondir après la pandémie.

@ Saksham Gangwar / Unsplash.
@ Saksham Gangwar / Unsplash.

Les plus gros succès commerciaux de 2022 sont tournés originalement en langue kannada, avec K.G.F : Chapter 2 et Kantara, ou encore en télougou, avec le blockbuster RRR. « Les plates-formes de streaming ont notamment permis de faire tomber la barrière de la langue et les spectateurs sont aujourd’hui à l’aise avec l’idée de regarder des films doublés ou sous-­titrés », souligne Shailesh Kapoor.

@ Yogendra Singh / Pexels.
@ Yogendra Singh / Pexels.

La part des productions en hindi au box–office est passée de 43 % en 2018 à 33 % sur les neuf premiers mois de l’année 2022. Et 37 % du box-office en hindi provient de films en télougou, tamoul et kannada, ensuite doublés en hindi, selon les chiffres d’Ormax. Les films des cinémas dits « régionaux » ont ainsi permis au box-office de se maintenir.

« Une bonne histoire qui revêt une dimension universelle attirera toujours du monde dans les salles »

L’année 2022 pourrait même battre tous les records de recettes liées aux entrées cinéma. De quoi se remettre en question pour Bollywood. « Je dois faire des changements, comprendre ce que veut le public, et il n’y a personne d’autre à blâmer que moi », avait estimé Akshay Kumar au mois d’août 2022, alors qu’il enregistrait son deuxième échec commercial de l’année.

@ Baljit Johal / Pexels.
@ Baljit Johal / Pexels.


Bollywood a longtemps misé sur la présence de célébrités pour garantir ses succès. Parfois, au détriment de solides scénarios. Les budgets des grosses productions peuvent aller jusqu’à 45 millions d’euros, dont une part significative est généralement consacrée à payer la tête d’affiche si cette dernière est une star.

@ Sadman Chowdhury / Pexels.
@ Sadman Chowdhury / Pexels.

« Cela peut aller de 20 à 100 % en dehors des sommes réservées à la partie technique de la production », souligne Pooja Kapadia, de l’agence Tulsea, qui représente les talents du cinéma indien. « À Bollywood, les financements ne s’obtiennent pas sur scénario, mais il existe une tradition orale qui veut que l’on pitche son film », abonde une personne qui connaît bien le milieu du cinéma indien.

« L’industrie hindiphone, dont les studios sont localisés à Bombay, est dominée par quelques familles et se trouvait jusque-là dans une zone de confort : c’est un cercle fermé dans lequel beaucoup d’argent circule », poursuit-elle, préférant rester anonyme. 

@ Anastasia Shuraeva / Pexels.
@ Anastasia Shuraeva / Pexels.

Un combo gagnant-gagnant 

Pour autant, les plates-formes de streaming ne représentent pas une menace pour Bollywood. « Ce ne sont pas les tueuses du cinéma », estime Vishal Ramchandani, de la maison de production Excel Entertainment, qui fut l’une des premières à collaborer avec ces plates-formes, bien avant l’arrivée de la pandémie.

@ Kushagra Sahu / Pexels.
@ Kushagra Sahu / Pexels.


Alors que les cinémas étaient fermés, les plates-formes ont pris le relais et ont diffusé les films qui ne pouvaient plus sortir en salles. Des dizaines d’entre eux ont bénéficié de ce phénomène, ce qui a permis aux producteurs de continuer à enregistrer des bénéfices.

@ Saksham Gangwar / Unsplash.
@ Saksham Gangwar / Unsplash.

En juillet 2021, Ormax estimait même que les producteurs de Bollywood avaient récolté l’équivalent de 39,6 millions d’euros de plus que ce qu’ils auraient obtenu s’ils avaient d’abord sorti leurs films en salles. Une situation dont les plates-formes ont également tiré parti : montrer ces films en avant–première leur a permis d’élargir considérablement leur audience.

L’année 2022 pourrait battre tous les records de recettes

« Les spectateurs sont intelligents, et il est tout à fait certain qu’une bonne histoire qui revêt une dimension universelle attirera toujours du monde dans les salles », affirme Vishal Ramchandani. « Les plates-formes et les salles de cinéma sont des diffuseurs complémentaires pour distribuer un film », poursuit-il.

@ Adhwaith Chandran / Pexels.
@ Adhwaith Chandran / Pexels.

D’ailleurs, les droits de diffusion provenant des plates-formes de streaming ont permis cette année à de nombreux films d’être rentables, là où les entrées cinéma n’auraient effectivement pas suffi à obtenir un retour sur investissement. « Elles permettent aux producteurs de rentrer dans les clous et de continuer à financer des films », conclut Shailesh Kapoor. Une situation gagnant–gagnant.