Culture
La mécanique bien huilée de l’industrie cinématographique hindiphone à Bombay est désormais concurrencée par l’essor des plates-formes de streaming. Après la pandémie, les spectateurs indiens, de plus en plus sélectifs, modifient leurs comportements.
Avec ses chansons entraînantes, ses chorégraphies truculentes et ses célébrités vénérées tels des demi–dieux, Bollywood a longtemps subjugué les spectateurs indiens et fasciné la planète. Mais la mécanique bien huilée de l’industrie cinématographique hindiphone, l’une des plus prolifiques au monde, semble s’être quelque peu enrayée.
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« Les films ne marchent pas, c’est notre faute, ma faute », a même admis Akshay Kumar, l’un des acteurs les mieux payés de Bollywood, dont la simple présence à l’affiche garantissait jusque-là le succès commercial d’un film. En 2022, la superstar a encaissé plusieurs échecs au box–office, une anomalie à Bollywood.
Et d’autres célébrités ont connu le même sort. Le très attendu Laal Singh Chaddha, remake de la comédie dramatique holly-woodienne Forrest Gump, avec Aamir Khan, l’un des acteurs les plus en vogue de ces dernières décennies, a lui aussi essuyé un revers commercial.
« C’est la pire année qu’ait connue Bollywood : l’industrie n’a enregistré que quelques succès », estime Sumit Kadel, analyste indépendant. « Les films les plus attendus avec des superstars à l’affiche ont fait un flop au box-office », renchérit le spécialiste. Cette tendance préoccupe le secteur.
Bollywood, un mastodonte
- Au cours de l’exercice 2019, les revenus générés par la publicité au cinéma à travers l’Inde ont été évalués à plus de 124,5 M €.
- En 2020, l’industrie cinématographique pesait 2 Mds €. L’Inde est considérée comme le plus gros producteur de films au monde. Le pays se trouve également en tête lorsqu’il s’agit du nombre de tickets de cinéma vendus.
- En 2021, plus de 750 films ont été réalisés. On estime généralement que l’Inde est capable de lancer plus d’un millier de films par an.
- Bollywood désigne l’industrie cinématographique hindiphone dont les studios se trouvent à Bombay. Mais il existe de puissantes industries régionales, comme Tollywood, le cinéma en télougou, dont les studios se trouvent à Hyderabad, ou encore le cinéma tamoul.
- La majorité des films réalisés en 2021 sont télougous (204) et tamouls (152). Finalement, seulement 84 films sont sortis en langue hindi.
- Treize films ont engrangé plus de 92 M € en 2021, contre 30 M € en 2019.
D’autant que le cinéma indien dépend actuellement à 74 % des recettes du box-office, selon un rapport publié par la Fédération indienne des chambres de commerce et d’industrie (FICCI) et EY (anciennement Ernst & Young). Ailleurs dans le monde, les films tirent généralement moins de la moitié de leurs revenus des entrées cinéma, d’après les données de la Motion Picture Association américaine.
« En France, par exemple, ils bénéficient de financements publics, alors qu’en Inde le cinéma ne fonctionne que grâce à de l’argent privé provenant des maisons de production, des studios ou encore des plates-formes de streaming », illustre Déborah Benattar, cofondatrice de La Fabrique Films, qui accompagne les tournages étrangers en Inde. « Au cours des trente dernières années, jamais le cinéma hindi n’avait traversé une si mauvaise passe », affirme Sumit Kadel.
Et la pandémie de coronavirus n’y est pas étrangère. Avec les confinements successifs qu’a connus l’Inde, les habitudes des spectateurs ont été bouleversées. À partir de mars 2020, les cinémas ont fermé et la plupart d’entre eux sont restés porte close pendant près de deux ans.
Parallèlement, les plates-formes de streaming ont connu un réel essor. Les Indiens se sont mis à regarder des films chez eux, ils ont pu accéder à des contenus étrangers et à des productions d’autres industries cinématographiques indiennes, en langue tamoule ou en télougou. Les films, autrefois accessibles uniquement au cinéma, peuvent être visionnés à la maison pour une somme modique.
Un abonnement mobile mensuel à Netflix coûte en Inde 149 roupies, soit moins de 2 euros, contre quelques milliers de roupies à débourser pour une sortie cinéma en famille. Plus de 40 millions de ménages seraient aujourd’hui prêts à payer pour accéder aux contenus des plates-formes, toujours selon la FICCI et EY.
4 questions à Vivek Agrawal - Producteur indien basé à Bombay
Quel rapport les Indiens entretiennent‑ils avec les plates-formes de streaming ?
Avec la pandémie, les spectateurs ont révolutionné leurs habitudes. Bien sûr, auparavant les plates-formes existaient, mais regarder des films en streaming ne venait pas naturellement à l’idée. Du fait des confinements successifs, tout le monde a commencé à passer du temps à rechercher des contenus dessus. Nous avons tous consommé beaucoup de films et de séries. Ainsi, petit à petit, les goûts des Indiens en matière de cinéma se sont affinés.
Comment cela a-t-il impacté Bollywood ?
Il y a quelques années, il était difficile de percer dans le milieu du cinéma. Les plates-formes de streaming ont permis aux techniciens, mais aussi à des acteurs en manque de rôle, de travailler. Désormais, tout ce monde croule sous les propositions.
Pourquoi les films en hindi ont-il connu des flops au box-office en 2022 ?
L’industrie hindiphone n’est pas la seule à avoir été touchée. Les différentes industries cinématographiques indiennes ont continué de souffrir après la pandémie. Par ailleurs, on ne cesse de parler de l’envolée des films de l’Inde du Sud, comme RRR ou Kantara, mais ils se comptent sur les doigts d’une main, ils ne représentent qu’une faible part de tout ce qui est produit par les cinémas régionaux. Quelques productions en hindi ont également été couronnées de succès au cours de l’année passée, comme Brahmāstra : Part One – Shiva ou encore Bhool Bhulaiyaa 2.
Qu’est-ce que les spectateurs ont désormais envie d’aller voir au cinéma ?
Nous n’en savions rien avant la pandémie et nous ne le savons toujours pas. S’il existait une formule gagnante, tout le monde l’appliquerait. Nous ne pouvons pas prédire
ce que les spectateurs aimeront, c’est pour cela que cette industrie est considérée comme un business risqué. Je pense simplement qu’il faut faire des films avec conviction, il faut croire en son scénario.
Un public plus sélectif
Pour autant, les spectateurs ne boudent pas tous les films en salles. « Ils sont simplement devenus plus sélectifs », prévient Shailesh Kapoor, à la tête d’Ormax, un cabinet de conseil spécialisé dans les médias et l’industrie du divertissement. Car les films d’Inde du Sud sont parvenus à rebondir après la pandémie.
Les plus gros succès commerciaux de 2022 sont tournés originalement en langue kannada, avec K.G.F : Chapter 2 et Kantara, ou encore en télougou, avec le blockbuster RRR. « Les plates-formes de streaming ont notamment permis de faire tomber la barrière de la langue et les spectateurs sont aujourd’hui à l’aise avec l’idée de regarder des films doublés ou sous-titrés », souligne Shailesh Kapoor.
L’essor des plates-formes
- On considère qu’un quart de la population indienne utilise les plates-formes de streaming, contre 12 % en 2019.
- En 2021, plus de 100 films ont été diffusés directement sur celles-ci sans passer par une sortie en salles.
- En 2021, les droits des plates-formes représentaient 10 % des revenus d’un film. On estime qu’en 2024 ces droits représenteront 32 % de ses revenus. (Sources : Statista ; Rapport 2022 de la Fédération indienne des chambres de commerce et d’industrie et EY.)
La part des productions en hindi au box–office est passée de 43 % en 2018 à 33 % sur les neuf premiers mois de l’année 2022. Et 37 % du box-office en hindi provient de films en télougou, tamoul et kannada, ensuite doublés en hindi, selon les chiffres d’Ormax. Les films des cinémas dits « régionaux » ont ainsi permis au box-office de se maintenir.
« Une bonne histoire qui revêt une dimension universelle attirera toujours du monde dans les salles »
L’année 2022 pourrait même battre tous les records de recettes liées aux entrées cinéma. De quoi se remettre en question pour Bollywood. « Je dois faire des changements, comprendre ce que veut le public, et il n’y a personne d’autre à blâmer que moi », avait estimé Akshay Kumar au mois d’août 2022, alors qu’il enregistrait son deuxième échec commercial de l’année.
Bollywood a longtemps misé sur la présence de célébrités pour garantir ses succès. Parfois, au détriment de solides scénarios. Les budgets des grosses productions peuvent aller jusqu’à 45 millions d’euros, dont une part significative est généralement consacrée à payer la tête d’affiche si cette dernière est une star.
« Cela peut aller de 20 à 100 % en dehors des sommes réservées à la partie technique de la production », souligne Pooja Kapadia, de l’agence Tulsea, qui représente les talents du cinéma indien. « À Bollywood, les financements ne s’obtiennent pas sur scénario, mais il existe une tradition orale qui veut que l’on pitche son film », abonde une personne qui connaît bien le milieu du cinéma indien.
« L’industrie hindiphone, dont les studios sont localisés à Bombay, est dominée par quelques familles et se trouvait jusque-là dans une zone de confort : c’est un cercle fermé dans lequel beaucoup d’argent circule », poursuit-elle, préférant rester anonyme.
Appels au boycott
Bollywood représente un formidable outil de soft power. Et le gouvernement nationaliste hindou de Narendra Modi l’a bien compris. Jamais l’industrie du cinéma n’avait été autant mise sous pression que depuis l’arrivée au pouvoir du Bharatiya Janata Party, en 2014. Si les films de Bollywood ont toujours célébré une Inde plurielle, l’industrie cinématographique et son élite musulmane, comme les très célèbres Shah Rukh Khan ou Aamir Khan, sont devenues des cibles de premier plan. Et lorsque les propos de ces vedettes déplaisent ou qu’un film ne convient pas aux extrémistes hindous, les appels au boycott se multiplient sur les réseaux sociaux menaçant ainsi le succès commercial de la production. Par exemple, la dernière réalisation de Shah Rukh Khan, Pathaan, dont la sortie était prévue le 26 janvier 2023, est déjà la cible d’appels au boycott au nom de propos tenus par la star en 2015. Il avait à l’époque jugé que le pays était malade d’une « intolérance extrême », en référence à la montée du rigorisme religieux en Inde après l’arrivée au pouvoir des nationalistes hindous.
Un combo gagnant-gagnant
Pour autant, les plates-formes de streaming ne représentent pas une menace pour Bollywood. « Ce ne sont pas les tueuses du cinéma », estime Vishal Ramchandani, de la maison de production Excel Entertainment, qui fut l’une des premières à collaborer avec ces plates-formes, bien avant l’arrivée de la pandémie.
Alors que les cinémas étaient fermés, les plates-formes ont pris le relais et ont diffusé les films qui ne pouvaient plus sortir en salles. Des dizaines d’entre eux ont bénéficié de ce phénomène, ce qui a permis aux producteurs de continuer à enregistrer des bénéfices.
En juillet 2021, Ormax estimait même que les producteurs de Bollywood avaient récolté l’équivalent de 39,6 millions d’euros de plus que ce qu’ils auraient obtenu s’ils avaient d’abord sorti leurs films en salles. Une situation dont les plates-formes ont également tiré parti : montrer ces films en avant–première leur a permis d’élargir considérablement leur audience.
L’année 2022 pourrait battre tous les records de recettes
« Les spectateurs sont intelligents, et il est tout à fait certain qu’une bonne histoire qui revêt une dimension universelle attirera toujours du monde dans les salles », affirme Vishal Ramchandani. « Les plates-formes et les salles de cinéma sont des diffuseurs complémentaires pour distribuer un film », poursuit-il.
D’ailleurs, les droits de diffusion provenant des plates-formes de streaming ont permis cette année à de nombreux films d’être rentables, là où les entrées cinéma n’auraient effectivement pas suffi à obtenir un retour sur investissement. « Elles permettent aux producteurs de rentrer dans les clous et de continuer à financer des films », conclut Shailesh Kapoor. Une situation gagnant–gagnant.