Voyage
Tout s'est soudain arrêté. La radio 95.5 South California Rock Station, le GPS, le téléphone. Bienvenue à Big Sur, la portion de côte la plus sauvage entre Los Angeles et San Francisco, le long de 200 km d’une Route 1 à seulement deux voies, qui flirte avec la mer et se délecte à tourmenter le conducteur américain, davantage habitué aux « highways » rectilignes.
La voiture est devenue muette au moment où les Red Hot Chili Peppers attaquaient leur morceau Road Trippin. J’étais en phase avec ces gars-là. Avec Jack Kerouac aussi, dont le bouquin Big Sur gisait sur le siège passager, annoté, écorné. Pour moi aussi, il était temps de déguerpir, de quitter Paris, d’aller respirer l’air du large. Ma femme venait de me quitter. Vingt-sept ans de vie commune volatisés en une phrase lapidaire : « Je ne t’aime plus. »
J’avais donc pris l’avion et le volant comme un automate, « on the road », pour reprendre le titre du livre qui devait sceller le succès de Jack Kerouac. J’étais venu pour lui et Big Sur, mais bon, j’y allais molo sur la gnôle. L’époque a changé et la police est devenue autrement plus tatillonne. Je pensais que la route allait m’aider à oublier.
Musique, paysage, littérature, café… le cocktail m’allait bien, mais depuis Los Angeles, 400 km d’une traite, ça faisait quand même long. Au risque d’être hors sujet, je décidai de m’arrêter en chemin au Hearst Castle, une espèce de pièce montée de 165 pièces juchée sur une colline, achevée en 1947 par Julia Morgan, première femme architecte de Californie, pour William Hearst, magnat de la presse, ou Charles Forster Kane, pour les cinéphiles, incarné par Orson Welles dans son film Citizen Kane.
J’eus un doute quant à mon taux d’alcoolémie quand, en y arrivant, je vis des zèbres paître avec les vaches. Il s’agissait juste des descendants des animaux de son zoo privé ! Ouf ! Plus sauvages, de l’autre côté de la Route 1, les éléphants de mer prenaient un dernier bain de sable et de soleil avant d’aller chercher pitance dans les eaux glacées du Pacifique. Je me perdis en réflexion devant les harems des mâles. Était-ce vraiment une chance pour eux ? J’étais sceptique. Eux moins, visiblement, que le soleil de décembre incitait à la bagatelle.
El País grande del Sur
Je repris la route, bercé par un riff de Metallica, suivi par les Red Hot Chili Peppers. Puis le silence se fit dans la voiture. Le ciel était sombre, nuageux, laissant percer quelques rayons de soleil qui se perdaient en mer, donnant aux premiers contreforts de Big Sur ces allures mystérieuses et tragiques qui effrayèrent les navigateurs espagnols qui s’aventurèrent ici vers 1542. Juan Cabrillo écrivit alors : « Les montagnes atteignent le ciel et la mer en bat les flancs. C’est comme si elles allaient se jeter sur les bateaux. » Les Espagnols ne s’y attardent pas et nomment cette côte inhospitalière « El País grande del Sur ». Le guide touristique n’était guère plus engageant : « Pas de stations-service ni de magasins, pensez à faire le plein d’essence et de provisions avant de vous engager sur la route ! » Je m’arrêtai donc à Gorda, bourg composé d’une maison station-service-restaurant-bar-hôtel. Histoire de distraire le pompiste latino, je lui demandai avec mon meilleur accent français :
« How far is Big “Sœur” ?
– Adonde quieres ir ?
– Euh… Quiero ir a Big Sœur.
– Ah si ! Big “Sour“. No sé. Espera ! Hola chico ! Para ir a Big Sour ? demande-t-il à son apprenti, un Afro-Américain.
– For Big “Sure“, go straight, can’t miss it. »
Après cette leçon de prononciation latino-américano-européenne, je repris la Route 1. Ciel plombé, mer calme. Rien à voir avec le fracas des vagues qui devait inspirer Kerouac avant de le rendre fou quand il vint y passer quelques semaines au cours de l’été 1962. C’est dans son livre Big Sur que l’écrivain préféré de la Beat Generation raconte cette expérience qui, de bénéfique et apaisante, vira ensuite au cauchemar. Sa cabane, prêtée par Lawrence Ferlinghetti, éditeur et propriétaire de la librairie City Lights – qui existe toujours à San Francisco, sur Broadway, en face de l’intéressant Beat Museum –, se trouvait sous le pont de Bixby Creek – Raton Canyon, dans le livre. L’accès à la plage a été avalé par un glissement de terrain il y a quelques années. Je me posai donc sur une plage voisine. Il y avait là tous les ingrédients : le sable, les roches, les embruns, la brume. Je m’y allongeai pour trouver un peu de quiétude. En fermant les yeux, je crus percevoir le fracas des vagues, mais c’était celui de mon âme violentée par de funestes pensées, style coups de poignard. Je ne pouvais accepter, me résoudre, comprendre ce désamour. Par réflexe, je jetai un coup d’œil à mon téléphone. Deux barres ! Ici, à Big Sur, c’est un signe, une occasion à ne pas manquer. J’appelai donc ma femme :
« Pourquoi ?
– Je ne t’entends pas…
– Pourquoi es-tu partie ?
– Comment ? Ça passe mal… Que dis-tu ?
– Pourquoi ne m’aimes-tu plus ?
– Tu peux répéter ?
– Tu ne m’aimes plus ?
– Non.
– C’est définitif ?
– Je pense que…
– Comment ?
– Je pense qu’il faut accepter.
– Accepter quoi ? »
Les barres avaient disparu. Sans doute cela valait-il mieux. Le dialogue promettait de finir en vrac. Je repris le livre de Kerouac. Mauvaise pioche. J’étais en plein dans son delirium tremens, au moment où il plaque sa jolie Billie pour rentrer à New York auprès de sa mère. Encore un vaste gâchis amoureux.
Rendez-vous manqué
Lors de son séjour, Jack Kerouac devait retrouver Henry Miller. Mais une bonne cuite prise au Vesuvio Cafe, à San Francisco, l’empêcha de mener ce projet à bien. Le sulfureux écrivain américain vécut à Big Sur de 1944 à 1962. Sa première maison, située près de Monterey, appartenait à Orson Welles et Rita Hayworth. Sa seconde se trouvait près de l’actuel restaurant Nepenthe, ouvert en 1949 par Lolly et Bill Fassett. Le Nepenthe devint vite, et demeure, une institution. Elizabeth Taylor et Richard Burton y tournèrent une séquence du film Le Chevalier des sables. Kim Novak, Man Ray, Joan Baez, Dylan Thomas, Clint Eastwood et bien d’autres y firent la fête, et la carte est toujours riche de plusieurs centaines de beaux flacons : Ry Whiskey Michter’s à 28 dollars le fond de verre, whisky Cragganmore 1998 à 35 dollars le noir d’ongle ou, plus simplement, un pinot noir Kosta Browne de Santa Lucia Highlands à 225 dollars la bouteille.
Le menu est plus simple, mais l’essentiel est de s’installer sur la terrasse pour assister au coucher du soleil sur le Pacifique et de profiter de la structure en bois et verre imaginée par Rowan Maiden, un élève de Frank Lloyd Wright. Puisque le temps se prêtait plus à la culture qu’à la bamboche, direction la librairie Henry Miller, à trois tournants de là. Fondée en 1981, un an après la mort de l’écrivain – dont les cendres furent dispersées à Big Sur –, elle est une escale incontournable de la Route 1. Croulant sous les livres et les photos, elle accueille, l’été, des musiciens de renom, tels que Patti Smith, Arcade Fire ou Fleet Foxes, attirés par la réputation du lieu et par le petit amphithéâtre en planches, bricolé sous les pins séculaires. On peut y prendre un café et bouquiner tranquillement Sexus, Plexus ou Nexus et autres ouvrages initiateurs de la révolution sexuelle dans la littérature et la société américaines. De la théorie à la pratique, direction les bains thermaux d’Esalen. Henry Miller y faisait sa lessive, les beatniks y firent l’amour sans tabous, avant de se faire déloger par Michael Murphy, propriétaire des lieux et ami de John Steinbeck, d’Aldous Huxley et de Joan Baez. A l’époque, les bains étaient ouverts à tous et gratuits pour les jolies femmes. On s’y baigne toujours nu sous les étoiles, mais désormais l’endroit est réservé à quelques privilégiés prêts à débourser 400 dollars la journée pour apprendre à maîtriser son moi, son surmoi et… ses émois. La liste d’attente est longue et je ne pus donc m’y refaire une santé ni m’y changer les idées.
Big Sur, un élixir de pardon
Henry Miller s’était inquiété du développement touristique de Big Sur et avait peur que la magie de cette côte escarpée ne soit à jamais détruite par le tourisme de masse. « Ici, la nature s’admire dans son éternité », aimait-il à dire. Dans son livre Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch, il livre cette description de son éden : « C’est une région où les extrêmes se rencontrent, un lieu où l’homme a conscience du temps, de l’espace, de la grandeur et de ce silence éloquent. » La Route 1, ouverte en 1937, n’a cessé de drainer un flux croissant de visiteurs au fil des années. L’été, cela peut tourner au cauchemar pur et simple. Jacques Kerouac ne comprendrait pas cette fascination, lui qui ne trouva rien de beau à Big Sur. « Ces vues qui s’offrent à vous en roulant sur la route un jour ensoleillé vous ouvrent les yeux sur des kilomètres d’horribles ressacs », a-t-il écrit.
Pourtant, Big Sur recèle bien des merveilles naturelles, comme la cascade McWay tombant dans l’océan, la belle plage Pfeiffer, les criques sauvages de Gorda, Santa Lucia et Ragged Point, les interminables randonnées sous les pins et les séquoias du Pfeiffer Big Sur State Park et de la Los Padres National Forest. Big Sur se mérite. C’est une ambiance, une atmosphère à découvrir hors saison, loin de la foule et des voitures agglutinées les unes aux autres. Il faut avoir vécu la brume marine qui s’engouffre entre les falaises, fait disparaître la route et rend les arbres fantomatiques. Il faut avoir affronté le soleil qui fait briller le dos des baleines au large, incite les loutres marines à la paresse et chauffe l’asphalte. Cela ne réussit pas à tout le monde : Henry Miller finit par partir, abandonnant femme et enfants pour une jeunesse de 20 ans. Décidément, l’amour, ce grand dialogue de sourds entre homme et femme, ne cessait de me poursuivre. Je retournai au Nepenthe boire un dernier verre avant de quitter moi aussi Big Sur. En attendant ma commande, mon voisin de comptoir me raconta l’origine de ce nom étrange. Nepenthe vient du grec « qui dissipe la tristesse ». Homère évoque cette drogue dans l’Odyssée qui, mêlée au vin, a le pouvoir de chasser la mélancolie, de faciliter l’oubli et le pardon. Moi, je savais que Nepenthe est aussi le nom d’une famille de plantes carnivores… Mais l’élixir de pardon n’était pas à la carte. Je ne pouvais donc en prendre et appeler ma femme pour lui dire que j’acceptais. Pas de regrets, il n’y avait aucune barre sur le téléphone.
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