Le week-end, les habitants de Rio de Janeiro s’intéressent à leur avenir lointain. Ils se pressent en masse au splendide musée de Demain, que l’architecte star Santiago Calatrava vient d’ériger sur une jetée, au milieu des flots, à l’entrée du quartier rénové du Porto. Après avoir vu le clou de l’exposition (un film de 14 minutes au format Imax qui résume l’histoire de la Terre et les défis qui l’attendent), les Cariocas apprennent, dans les salles consacrées à l’anthropocène, qu’en 2100, la biodiversité de l’écosystème brésilien sera réduite à peau de chagrin et qu’en 2500, les quartiers de Rio jouxtant les plages seront en ruines, du fait de la montée des océans. Les Cariocas savent aussi se mobiliser pour leur avenir immédiat. Le 13 mars dernier, ils étaient plus de 1 million à défiler sur les 4,5 kilomètres de l’avenue Atlântica, qui longe la plage de Copacabana. Tous habillés en vert et jaune, les couleurs du Brésil, ils exigeaient le départ de leur présidente Dilma Rousseff ainsi que l’emprisonnement de son prédecesseur, Luiz Inácio Lula da Silva, dit Lula. La plupart d’entre eux brandissaient des minipoupées gonflables représentant Dilma Rousseff et Lula en tenue de bagnards, avec, sur la poitrine, le matricule 13-171, le numéro de l’article de loi condamnant le vol. Une manière de mettre la pression sur les parlementaires, saisis d’une demande de destitution de Dilma Rousseff, suspectée d’irrégularités dans la présentation de son budget 2014, et sur la justice, qui a mis Lula en examen pour blanchiment d’argent, suite aux « 8 millions de dollars de faveurs qui lui ont été consenties par des entreprises, dont les travaux d’un triplex et d’une maison de campagne », selon le procureur chargé de l’affaire. Et cela a marché, puisque deux mois après cette manifestation monstre à Rio et dans 36 autres villes du Brésil – et après des rebondissements politiques dignes d’une telenovela –, la présidente a été destituée à titre provisoire, en attendant que le Sénat se prononce à la majorité des deux tiers sur son impeachment définitif, en novembre prochain. Les formations politiques alliées au parti des travailleurs de Dilma Rousseff et de Lula, et en particulier le puissant parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), ont voté pour la destitution après avoir compris qu’ils en bénéficieraient. Après son retournement de veste, Michel Temer, dirigeant du PMDB et vice-président, remplace en effet Dilma Rousseff durant sa mise à l’écart. Cet homme impopulaire a lui-même été mis en cause par des hommes politiques inculpés pour corruption, qui l’accusent d’avoir eu recours à des financements illégaux pour son parti. Quant à Eduardo Cunha, l’autre cador du PMDB, il a été suspendu de son poste de président du Sénat début mai par la Cour suprême, pour entraves à des enquêtes sur la corruption et possession d’un compte recelant des millions de dollars en Suisse. Il est donc peu probable que le changement au sommet rétablisse la confiance et permette de sortir rapidement le Brésil de l’abîme dans lequel Lula et Dilma Rousseff l’ont plongé.

Une dégradation accélérée
Côté politique, le pays subit depuis deux ans les conséquences du scandale Petrobras. Les enquêtes qui ont suivi la découverte du système de corruption mis en place par la compagnie pétrolière concernent plus de 500 dirigeants politiques et patrons, dont 67 ont déjà été condamnés et incarcérés. Quant aux sommes détournées, elles dépassent 3 milliards d’euros. Côté économique, la croissance s’est effondrée, passant de 7,5 %, en 2010, à 0,1 %, en 2014, et a fait place à une violente récession (– 3,7 % en 2015), les prévisions étant identiques pour cette année. Cet énorme recul de la richesse nationale s’accompagne de ce que les éditorialistes appellent « l’entrée dans la zone des deux chiffres » : à quelques dixièmes près, l’inflation, le déficit public (par rapport au PIB) et le taux de chômage atteignent 10 %. La dégradation se produit à une vitesse record. Début 2015, le taux de chômage n’était que de 4,3 %, mais on s’attend à ce qu’il franchisse la barre des 13 % d’ici à la fin 2016. Bien entendu, les pauvres bougres qui tendent aux feux rouges un paquet de bonbons à 2 réaux (0,50 euro) aux occupants des voitures arrêtées, les vendeurs ambulants de bols de tapioca à 3 réaux, les récupérateurs de canettes dans les poubelles et autres soutiers de l’immense économie informelle (23,5 % des actifs) ne sont pas comptabilisés comme chômeurs. Quant à la dette publique, elle a bondi de 57 à 65 % du PIB au cours de la seule année 2015, ce qui a poussé les agences de notation Standard & Poor’s et Fitch à reléguer le Brésil au rang d’emprunteur « spéculatif ». Enfin, la devise brésilienne a subi une énorme dévaluation : alors que 1 euro équivalait à 2,9 réaux en janvier 2015, le cours de la monnaie européenne oscille entre 3,9 et 4,6 réaux depuis octobre dernier. Au sein de cette tourmente, Rio est condamnée à la double peine. « Alors que la croissance était supérieure à celle du reste du pays jusqu’en 2014, la récession semble frapper plus durement la région », observe Lia Hasenclever, professeur d’économie à l’université fédérale de Rio de Janeiro. Au-delà de la politique désastreuse de Lula et de Dilma Rousseff, l’État de Rio de Janeiro et les villes qu’il héberge sont victimes de la chute des royalties du pétrole, qui sont indexées sur le cours du brut ; ils perçoivent les deux tiers des montants attribués aux régions, sous prétexte que la plupart des champs pétrolifères off-shore sont situés au large du territoire de l’État. Quant aux travaux publics et à la construction d’hôtels et de logements pour les jeux Olympiques d’août prochain, ils tirent à leur fin, ce qui laisse présager un effondrement du secteur du BTP.


Pour leur part, les usines automobiles locales (Peugeot-Citroën, Nissan, etc.) sont affectées par la baisse de 40 % des achats de voitures depuis deux ans. Enfin, l’État de Rio est l’un des plus mal gérés : sa dette atteint 200 % de ses recettes annuelles et son déficit budgétaire a dépassé 600 millions d’euros en 2015. A chaque fin de mois, il est incapable de payer les fonctionnaires et les travailleurs qu’il emploie. Du cantonnier au professeur d’université, chacun s’angoisse en attendant, parfois durant deux mois, les sommes qui lui sont dues. Ironiquement, la plupart des fonctionnaires de l’État de Rio soutenaient la coalition au pouvoir. Désormais, ils descendent dans la rue pour conspuer le gouverneur Luiz Fernando Pezão, issu du PMDB. Les inconditionnels qui soutiennent encore Dilma Rousseff et Lula sont les habitants des favelas. « Nous restons derrière toi, Lula », proclame ainsi un graffiti géant à l’entrée de Rocinha, la plus grande favela de Rio qui héberge près de… 80 000 habitants !
Un manque d’investissements pénalisant
La consternation est le sentiment qui prédomine. « Comment en sommes-nous arrivés là ? » se demandent les Cariocas. En 2007, au début de son second mandat, Lula jouissait d’un taux d’approbation de 80 %. Jusqu’alors, il avait suivi la politique recommandée par le FMI et mise en place par son prédecesseur libéral, Fernando Henrique Cardoso. Les exportations avaient beaucoup progressé, et la dette publique était passée de 57 à 51 % du PIB en trois ans. Lula avait aussi innové dans le domaine social en mettant en place un programme destiné à éradiquer la faim et la précarité : la Bolsa Família, un revenu étatique supplémentaire dont bénéficient 13,8 millions de foyers, soit près du quart de la population. Le projet s’imposait, car le Brésil est l’un des pays les plus inégalitaires de la planète. Ce programme a fait sortir 25 millions de Brésiliens de la misère et a été accompagné d’importantes hausses du salaire minimum ainsi que de l’extension du système de sécurité sociale, ce qui a boosté la consommation, et donc la croissance. C’est ensuite que les choses se sont gâtées. Avant de se faire réélire, Lula avait promis de réformer la fiscalité (très lourde et hypercompliquée), de remédier à l’inefficacité et à la corruption de la bureaucratie, d’assouplir les lois sur le travail excessivement rigides et de réviser le système des retraites, dont le coût est exorbitant. Il n’en a rien fait. Le Brésil a ainsi consacré aux retraites une proportion de la richesse nationale équivalente à celle de pays développés dont la pyramide des âges est bien plus dégradée. Comme la durée de cotisation exigée est de trente-cinq ans seulement pour les hommes et de trente ans pour les femmes, les Brésiliens prennent en moyenne leur retraite à 54 ans, alors que l’espérance de vie atteint 75 ans. Les fonctionnaires perçoivent en général 100 % de leur dernière paie. Les travailleurs ruraux qui n’ont jamais cotisé touchent cependant une retraite. La réversion au conjoint survivant s’effectue souvent à 100 % du montant perçu, et « l’effet Viagra » (de riches fonctionnaires à la retraite se remariant avec une femme de trente ans leur cadette) prolonge parfois son paiement durant des décennies. Enfin, il existe 2 000 régimes spéciaux. La situation désespérée des finances de l’État de Rio tient ainsi largement au fait que celui-ci dépense bien plus pour les retraites de ses fonctionnaires (4 milliards d’euros, dont 12 % ne sont pas couverts par les cotisations) que pour l’éducation (3,2 milliards). « Faute de faire les réformes indispensables au moment où la découverte des champs pétrolifères géants et la formidable hausse du cours des matières premières ouvraient d’immenses possibilités pour l’économie, Lula n’a pas investi dans les infrastructures, l’éducation et la santé. Il s’est comporté comme un type peu cultivé qui a gagné à la loterie et qui claque son fric », affirme le dirigeant d’une société de conseil. Négligeant de bâtir l’avenir, le président a préféré augmenter les effectifs des fonctionnaires et booster leurs salaires (qui ont progressé de 30 % lorsqu’il était président, contre 15 % dans le privé). Et au lieu de nettoyer l’administration pour la rendre performante, il l’a noyautée : à son départ, un quart des hauts fonctionnaires de Brasília étaient inscrits au Parti des travailleurs et 45 % étaient des syndicalistes, selon une recherche de Maria Celina d’Araujo, une spécialiste en sciences politiques devenue députée. La fanfare qui a suivi les succès de la candidature de Rio à l’organisation de la Coupe du monde de football de 2014 et des jeux Olympiques de 2016 a alors occulté la pente fatale suivie par les finances publiques et le manque d’investissements de l’État fédéral et des collectivités locales. « Aujourd’hui, le réseau du métro de Rio fait 42 kilomètres de long, quand celui de Mexico en atteint 224 et celui de Shanghai, 548 », fait remarquer, désabusé, l’un des dirigeants de Metrô Rio. Alors que, depuis vingt ans, on promet de la dépolluer, la baie de Guanabara, au cœur de la ville, est souillée par les rejets des industries et des égouts au point que sa puanteur est perçue dans plusieurs quartiers. L’éducation ? « Le primaire et le secondaire sont dans un état lamentable, avec des instituteurs et des profs médiocres, car mal formés », observe Simon Schwartzman, qui dirige l’Institut d’études du travail et de la société (IETS). L’argent va aux universités, dont certaines sont d’un bon niveau. Mais pour y entrer, il faut payer des cours privés dont le prix représente près d’un an de salaire d’un employé. La santé ? En décembre 2015, en pleine épidémie de virus Zika, le gouverneur de l’État de Rio a déclaré l’état d’urgence sanitaire, faute de pouvoir payer les équipements, les médicaments et les salaires des hôpitaux, le trou dans les comptes atteignant 90 millions d’euros.
Des arrangements douteux
« Au début de son second mandat, Lula a pourtant mené une campagne nationaliste sur la nouvelle richesse pétrolière. Il est alors sorti de toute rationalité et a promis l’impossible, comme de créer 10 millions d’emplois et de supprimer la pauvreté en cinq ans », se rappelle Lia Hasenclever. Mais Lula a surtout manœuvré pour que l’État récupère cette richesse. Il a accordé des concessions à Petrobras contre 42 milliards de dollars d’actions de la société (cette participation étatique vaut aujourd’hui près de dix fois moins) et augmenté la participation de la Banque nationale de développement (BNDES) au capital de Petrobras jusqu’à 17,3 %. « La société pétrolière est devenue la chose du pouvoir exécutif, ce qui explique son défaut de gouvernance », affirme un expert du secteur. Lula a aussi régulé le prix de l’essence lorsque les cours du brut étaient au plus haut, ce qui a fait perdre 50 milliards de dollars à Petrobras, et, surtout, il a imposé au secteur pétrolier d’utiliser 70 % d’équipements et de salariés brésiliens. Cette contrainte a provoqué la résurrection de la construction navale moribonde, les navires et plates-formes off-shore étant made in Brazil – bien que parfois envoyés en Asie pour intégrer la partie high-tech avant de faire le voyage retour. Mais aujourd’hui, ce secteur dopé par des financements étatiques à taux privilégiés n’est absolument pas compétitif face à la Chine et à la Corée en matière de coûts, de délais, de technologie et de management. La baisse drastique des investissements de Petrobras est en train de lui porter un coup fatal, avec la perte possible de plus de 30 000 emplois dans le seul État de Rio.
Enfin, Lula a accru le rôle de la Banque nationale de développement pour renforcer sa mainmise sur l’économie. Aujourd’hui, le montant des prêts de la BNDES, dont le taux est très inférieur à celui du marché, représente le triple de ceux de la Banque mondiale et 70 % des crédits à long terme aux entreprises. Or, la BNDES accorde l’essentiel de ses financements privilégiés à des multinationales brésiliennes qui ont pourtant accès aux marchés de capitaux internationaux. Et le discount qu’elle consent sur leurs emprunts coûte autant aux contribuables que le programme social d’aide aux pauvres Bolsa Família. Ce transfert de richesses des citoyens vers le grand capitalisme privé a valu à la BNDES le sobriquet de « bolsa empresário » (subventionneur de magnats). De nombreux experts suggèrent donc de réduire son rôle et de le concentrer sur le financement des infrastructures et des projets sociaux. Mais la BNDES a aussi des participations dans les géants industriels : outre Petrobras, elle est actionnaire de JBS (transformation de viandes, 24,6 %), de Fibria (pulpe et papier, 30,4 %), d’Eletrobras (électricité, 18,7 %), d’América Latina Logística (logistique, 12 %), de Vale (minerai de fer, 8,4 %), etc., ce qui donne à l’État la possibilité d’influencer la gestion et ouvre la voie à des arrangements douteux entre la sphère privée et la sphère publique (parachutage de fonctionnaires, donations au Parti des travailleurs contre prêts…). C’est d’ailleurs parce que Dilma Rousseff a maquillé le budget fédéral en y intégrant les revenus des bons du Trésor détenus par la BNDES et par d’autres banques étatiques (les intérêts payés par l’État sur sa dette devenant ainsi des recettes !) qu’elle a été destituée.
L’impasse
Arrivée au pouvoir début 2011, l’ancienne présidente intronisée par Lula n’a fait qu’assumer les conséquences de l’impéritie de son mentor. Son exercice du pouvoir a été un long chemin de croix. Côté corruption, sa première année en poste a été marquée par la démission de trois ministres, et les deux dernières ont été dominées par l’énorme impact du scandale Petrobras. Côté économique, Dilma Rousseff n’a ni mené les réformes qui s’imposaient ni investi dans l’éducation et la santé, tout en continuant, les deux premières années, à augmenter les dépenses de l’État. A partir de 2012, l’effondrement de la croissance a cependant supprimé des recettes fiscales et accéléré la dégradation des comptes publics. En 2013, lors d’une série de manifestations, des millions de Brésiliens ont critiqué les 10 milliards d’euros de dépenses publiques pour organiser la Coupe du monde de football à Rio l’année suivante, en criant « Brésil, réveille-toi, un professeur vaut plus que Neymar ! » La présidente a cependant attendu jusqu’au début de son second mandat (elle a été réélue avec 51 % des voix fin 2014) pour réagir à la dégradation de la situation économique. Début 2015, elle a engagé un nouveau ministre des Finances, avec mission de stopper l’hémorragie de l’argent public. Joaquim Levy, un ancien gestionnaire de fonds financiers, l’a prise au mot : sabrant dans les investissements publics, augmentant les prix de l’essence, de l’électricité et des transports, il a même éliminé certaines dispositions de la sacro-sainte Bolsa Família pour économiser 14 milliards d’euros et présenter un budget primaire 2016 (c’est-à-dire hors intérêt de la dette) en excédent de 0,7 %. Pour calmer les protestations du Parti des travailleurs, Dilma Rousseff annonce alors qu’elle réduit l’excédent à 0,5 % et qu’on ne touchera pas à la Bolsa Família. Joaquim Levy s’en va. Son successeur, Nelson Barbosa, nommé fin 2015, ressemble à un lapin pris dans les phares d’une voiture : il annonce tantôt des coupes budgétaires, tantôt un plan de relance, tandis que General Motors annule un plan d’investissements de 1,6 milliard de dollars avec ce commentaire : « L’absence de réformes de la fiscalité, des lois du travail et des réglementations bureaucratiques rendent l’économie du Brésil absolument non compétitive. » Depuis le début de l’année, le gouvernement de Dilma Rousseff a navigué à vue, sans stratégie, en faisant face à une telle grogne qu’il ne pouvait même plus faire voter de lois. Alors que la catastrophe économique s’accélère, il est peu probable que l’arrivée au pouvoir de l’opportuniste Michel Temer stoppe d’un coup la descente aux enfers. D’autant que l’ancienne présidente estime que sa destitution s’apparente à un coup d’État, et que le parti des travailleurs et les syndicats qui la soutiennent gardent un fort pouvoir de nuisance. C’est dans ce contexte que Rio va accueillir de manière surréaliste les jeux Olympiques, auxquels la grande majorité de ses habitants se dit opposée. A cet égard, il faut se rappeler que la trêve olympique antique, loin de supprimer les conflits, permettait seulement aux athlètes de traverser les zones d’affrontements sans être inquiétés…