Architecte, Richard England est aussi un homme de lettres et de bons mots. A ses heures perdues, il écrit des poèmes, et quand il parle, dans cet anglais très châtié propre à l’intelligentsia de Malte, il aime truffer la conversation de citations d’hommes illustres.
Claude Debussy, William Blake ou encore Paul Valéry qui, dans Eupalinos ou l’Architecture, texte court de 1921, fait dialoguer Socrate et l’architecte Eupalinos, le premier s’adressant ainsi au second : « N’as-tu pas observé, en te promenant dans cette ville, que d’entre les édifices dont elle est peuplée, les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent ? » Et Richard England d’embrayer : « Pour ma part, j’ai toujours tenté de faire chanter mes bâtiments. »
Chanter, pour ce fou d’opéra, intarissable sur Verdi ou Donizetti, n’est pas un vain mot. Alors oui, ils chantent, voire vocalisent, ces immeubles, maisons, établissements publics, qu’il a disséminés entre les années 70 et aujourd’hui dans toute l’île de Malte.
Quelque chose d’ensoleillé, de rythmé, de coloré. Des airs qui mettent vos sens à la fête, parfois pétaradants, quitte à assourdir le voisinage : l’architecture à la England, à première vue, détonne fortement dans cette Malte à la fois si somptueusement baroque dans ses villes historiques – La Valette, L’Isla, Bormla, Il-Birgu… – et si terriblement anarchique sur son littoral.
Prenez cette folle villa, par exemple, qu’il a construite en 1992 à Siggiewi, pour Louis Galea, politicien clé de la circonscription. Sa façade côté rue vous titille d’abord par ses couleurs pastel et ses arêtes à angle droit : c’est nerveux, précis comme une ligne de basse de new wave, au point que les petits immeubles alentour en restent cois – muets, au sens valéryen.
Côté jardin, l’étonnement monte encore d’un ton : il y a des terrasses qui s’élancent, des renfoncements qui se courbent, et puis cette piscine épatante, sur fond de murs mauve, saumon et jaune mayo, qu’encadrent des colonnades, des portiques et de vieilles statues. Tout dissone ? Oui, mais tout s’harmonise aussi.
« Le professeur England dit souvent que j’ai été un bon client, s’amuse le docteur Galea – ici, on tient aux étiquettes. C’est surtout qu’à l’époque je n’avais pas une seconde à moi pour superviser tout cela, alors l’architecte a fait comme bon lui semblait ! Mais j’en suis ravi : vivre dans du Richard England, ça apporte un supplément d’âme à votre quotidien. »
Une vision déroutante
Comment l’art d’England, si singulier, si allumé, s’est-il attiré les grâces des notables et des édiles de Malte, réputés plutôt conservateurs ? L’architecte n’a pas toujours été prophète en son île. Mais il a d’emblée frappé fort, construisant, à 20 ans et des poussières, son premier projet.
A peine rentré d’un stage chez Gio Ponti, le maestro milanais incontesté, Richard England se voit confier, par son père Edwin, lui-même architecte, un chantier d’importance : à charge pour le jeune homme de concevoir l’église Saint-Joseph de Manikata, une bourgade ensommeillée de l’extrême Ouest.
Autant dire que dans cette Malte hypercatholique, on attend au tournant cette bâtisse, l’une des premières églises « modernes » de l’île. Les plans et les dessins de l’architecte sont vite validés – personne n’y entend trop rien. Mais une fois la construction achevée, c’est un concert de huées.
L’église, concédons-le, est déroutante : perchée sur une colline, encerclée de garrigue, elle a l’allure d’un monticule aux dénivelés imprévisibles ou d’une poterie antique brisée par le temps. « Certains, commente Richard England, y ont même vu des ressemblances avec les temples mégalithiques maltais [érigés entre 5 200 et 700 ans avant J.-C., NDLR]. Peut-être. Ce n’est pas quelque chose de conscient. Ce que j’ai voulu, en revanche, c’est lui donner cette teinte brun-beige, couleur de terre : c’est une église de fermiers. »
Inaugurée en 1974, elle laisse lesdits fermiers, comme l’archevêché, bien circonspects. On s’offusque, on se moque. Mais quand la prestigieuse Architectural Review de Londres en publie les images, alors on met de l’eau dans son vin : et si Malte avait donné naissance, par le biais d’une petite église de campagne, à un bâtisseur visionnaire ? Un centre de loisirs (Aquasun Lido) et une maison de retraite (Dadr II-Hanin Samaritan) plus tard, Richard England, lui-même très pieux, remet le couvert avec les autorités ecclésiastiques et dessine, à la fin des années 80, l’église Saint-François-d’Assise de Qawra, localité populaire du Nord.
Une rotonde monumentale, dardée de tourelles à la manière d’un néochâteau fort, qui s’irise, selon l’endroit d’où on la regarde, de roses, d’ocres et de bleus ciel. « A ceux qui me demandent : “mais pourquoi diable vos églises sont-elles aussi colorées ?” je réponds toujours : “si un jour vous montez au paradis, croyez-vous que tout y sera en noir et blanc ? » s’esclaffe l’architecte, dont la conception du christianisme est à la fois joyeuse et cérébrale – à l’intérieur, une vierge surgit d’un cylindre évidé, le Christ s’accroche à des carrés très Malevitch et les stations du chemin de croix sont figurées par 14 petites sculptures minimales.
Le père Christopher Galiese, qui régente la paroisse, s’excuserait presque : « S’il y a tous ces branchages sur l’autel, c’est parce que, demain, on fête le dimanche des Rameaux [nous sommes le 13 avril, NDLR] ; s’il y a toutes ces chaises en plastique, c’est parce que nous n’avons jamais eu les moyens d’acheter des bancs. Je ne sais pas ce qu’en dirait le professeur England, lui qui voulait une église absolument pure… »
Ces rangées très graphiques de chaises de camping, ces géométries ici et là, cette lumière qui, à mesure que le soleil monte, envahit les parois gris perle, tout cela nous saisit, nous élève. Voilà un édifice qui vit. Et qui chante ! Mais pour qualifier cette musique, on hésite entre deux extrêmes : est-ce une litanie mélodieuse ou un Ave Maria tonitruant ? Richard England tranche le débat : c’est un silence musical qui, selon lui, règne ici.
« La musique est faite de silence entre les notes », disait Debussy, argumente-t-il. Même chose en architecture : ce qui importe, c’est le vide entre les formes. Alors, comment créer le silence, le vide, dans un bâtiment ? En éliminant, nettoyant, décontaminant le dessin. En ne gardant que quelques formes et matériaux essentiels. Mais le silence créé n’est pas stérile ; c’est un silence lourd de sens. »
Un poème à ciel ouvert
Silence que l’on retrouve ailleurs, dans ce pays de forts, de forteresses et de fortifications qui ont été empilés, dédoublés, enchevêtrés au fil des siècles par les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem qui, au retour des croisades, ont régné sur l’île.
A La Valette, notamment, un réseau inextricable de douves, de tunnels, de murs énormes et de ponts enserre la ville. Richard England, d’ailleurs, a dû composer avec ces épais édifices. Ainsi du Saint James Cavalier, cet énorme bastion qui trône aux portes de la ville, qui a été transformé par l’architecte, à la fin des années 90, en centre culturel. Il y a creusé un étonnant atrium traversé de passerelles et un petit théâtre circulaire, volume clos niché dans la roche comme une chambre forte.
A deux pas de là, épousant la muraille, se camouflant dans ses angles, adoptant le même calcaire, il a édifié, en 1992, une annexe de la Banque centrale maltaise, structure hypersécurisée dont on a pu apprécier, sous bonne escorte, les petits patios creusés par l’architecte au cœur de l’édifice – et décorés de fontaines sculpturales, hélas hors service –, où les employés prennent leur pause à l’air libre.
Car si Richard England s’est frotté à l’architecture défensive, enclose sur elle-même, il est surtout un poète du dehors et du ciel ouvert. Il faut voir avec quelle vigueur paysagiste il a aménagé le jardin de sa propre villa, dans la localité littorale de Saint Julian’s, qu’il a nommé « A Garden for Myriam » – Myriam England, son épouse, y laisse d’ailleurs parfois traîner ses bouquets ikebana, cet art japonais dont elle est experte.
Autour de la piscine, il a érigé des séries d’arches qui ménagent des trouées et des pans de murs sans fonction précise, comme des façades n’abritant rien derrière elles. Tout cela est peint et repeint, selon l’humeur de l’architecte et selon les saisons, en vert pomme, framboise ou outremer.
Parfois, des chatons persans – Richard England les acquiert lors de concours félins – s’invitent dans le tableau, car de tableau il s’agit, tant on se croirait dans une toile de De Chirico. On pensera aussi, face à ces formes et à ces couleurs franches, au mouvement Memphis, ces Italiens turbulents des années 80,Ettore Sottsass et Michele De Lucchi en tête, qui ont insufflé à l’architecture et au design une fantaisie graphique et bigarrée.
Le professeur, quand on se hasarde à ce rapprochement, fait un peu la moue. Puis nous lance : « J’ai un mentor, oui, mais je ne l’ai jamais rencontré : Luis Barragán. » Et c’est vrai que cette façon qu’a Richard England de combiner les grands aplats de couleur, de composer, de manière chorale, avec l’eau, le ciel et tout ce qu’il y a entre les deux, n’aurait peut-être pas déplu au grand maître mexicain de l’architecture moderne.
« Mais j’ai encore davantage été influencé par les écrivains, reprend-il. Les lieux qu’ils tentent de créer avec leurs mots m’inspirent. » Et de citer Italo Calvino et ses Villes invisibles, Jorge Luis Borges et ses utopies, Ben Okri, grand auteur nigérian, et la cité bizarre dans laquelle son roman Etonner les dieux prend place.
D’ailleurs, quand l’architecture « réelle », en dur, lasse Richard England, il invente des architectures « de rêve » : il nous montre, peuplant son cabinet de dessins, des immeubles qui défieraient la gravité, se moqueraient de toute considération pratique, fleuriraient en grappes ou arboreraient des motifs de papillons.
Il a même conçu, en 2001, un décor d’opéra – pour Le Pescatrici (Les Pêcheuses), oeuvre oubliée de Joseph Haydn, donnée au théâtre Manoel, la maison lyrique de La Valette – à la manière d’une ville méditerranéenne imaginaire : au sens propre, les architectures de Richard England ont, un jour, bel et bien chanté ! Mais parfois, le terre-à-terre et l’onirique, le vrai-de-vrai et l’impensable se rejoignent. C’est ce qu’on constate, époustouflé, en visitant The Dar Il-Hanin Samaritan.
Du Botta d’il y a cinquante ans
Il s’agit d’une maison de retraite aux accointances chrétiennes construite en 1984, dans la petite ville de Santa Venera. Mais, plus étonnant, il y a également ce centre de conférence, à vocation religieuse lui aussi, que l’architecte y a tout récemment adjoint.
Richard England compte, parmi ses grands amis, des noms illustres de l’architecture mondiale : Renzo Piano, qu’il a convaincu de réaliser le parlement maltais, Mario Botta, qu’il n’hésite pas à tacler – « Je lui dis souvent : “Mario, tu es devenu une marque, tu fais du Botta d’il y a cinquante ans ! » –, ou encore Daniel Libeskind, qu’il a, un jour, emmené parcourir ce fameux Samaritan.
« Il m’a dit qu’il n’avait jamais vu, même parmi les monuments anciens, un lieu aussi puissamment sacré que celui-ci », nous lance, l’architecte, la veille de notre visite. Alors ? Le centre de conférence n’a rien de transcendant. En revanche, le jardin-sculpture-paysage (il n’y a pas de mots pour décrire un tel lieu), invisible depuis la rue, fait l’effet d’une hallucination.
Voici, de part et d’autre d’une allée centrale, une myriade de structures asymétriques : pyramides roses, escaliers blancs qui ne mènent à rien sinon au ciel, parois mauves percées de fenêtres s’ouvrant du dehors sur le dehors, colonnes de toutes sortes, debout, couchées, jointes, disjointes, et, enfin, fermant l’allée, un énorme cylindre entaillé en son centre, duquel trône, toute simple, une fontaine tout aussi cylindrique. Un lieu puissamment sacré, oui, mais très oecuméniquement, aussi, comme si nous avions mis les pieds dans un complexe mégalithique dédié à l’adoration des astres.
Richard England nous a conseillé de nous y rendre à la fin du jour, et on comprend pourquoi : l’éclairage des lieux, à mesure que le soleil descend, renforce crescendo les teintes acidulées, et quand le ciel s’obscurcit totalement, c’est une symphonie électrique qui se joue sa partition sous nos yeux. Mozart a écrit une Petite musique de nuit ? Eh bien, osons le parallèle : Richard England en a bâti une très, très grande !