The Good Business
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Reconnue pour son excellent rapport qualité-prix et sa discrétion marketing, la troisième marque de sport au monde vient d’opérer un spectaculaire ravalement de vitrine. En coulisses, son obsession créative reste intacte. Enquête.
Le 12 mars 2024, à Bercy, la directrice générale de Decathlon, Barbara Martin Coppola, s’apprête à annoncer sur la scène du Phantom, au rez-de-chaussée de l’Accor Arena, ce que des syndiqués CFDT Decathlon, en rogne, ont déjà en partie fait fuiter huit mois plus tôt…
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À fond l’innovation
Leur post Facebook dévoilait, le 26 juin 2023, le nouveau logo du géant français du sport et dénonçait son coût : « 2 millions […] C’est 1 million d’euros de moins que la dernière hausse du SMIC. Honteux… Il y a tellement de choses à faire avant. » Un petit spoiler au regard du spectaculaire nouveau chapitre ouvert ce matin de mars par la dirigeante franco-américaine nommée deux ans plus tôt.
« Nous ne sommes pas seulement un retailer, mais une marque qui raconte des histoires. Il est temps pour Decathlon d’accélérer son impact sur le monde », lance Barbara Martin Coppola en présentant « l’orbite », ce logo qui laisse tout à la fois deviner une vague, une voile et une montagne, et sera gravé sur 90 % des produits maison d’ici à 2026.
Un virage historique accompagné d’un nouveau slogan pour la première fois anglicisé (« Ready to play ? »), d’un bleu plus Klein et d’une feuille de route aux allures de programme gouvernemental : allègement de son portefeuille de 80 marques maison à une douzaine (neuf labels plus quatre « marques expertes »), renforcement de ses six disciplines totémiques concentrant plus de 50 % de son chiffre d’affaires (running, fitness, randonnée, vélo, mobilité urbaine, football), réagencement de ses points de vente, réduction de ses émissions carbone de 20 % d’ici à 2026 (puis 42 % à l’horizon 2030, avant le zéro émission en 2050).
Ouf ! La diffusion de la dernière vidéo de cette présentation n’est pas terminée que, déjà, observateurs du business du sport, experts en marketing et directeurs artistiques s’écharpent sur LinkedIn. Les uns saluent la rationalisation « nécessaire » de la marque et l’internationalisation « inéluctable » de son identité, notamment en cette année olympique – Decathlon a habillé les 45 000 bénévoles de Paris 2024.
Les autres y voient un « regrettable alignement » sur la concurrence, une standardisation qui lui fera perdre son ADN, la fin de l’exception culturelle et la faillite d’une réussite venue « non depuis le haut et les dirigeants, mais depuis le terrain, les villes, les leaders sport en réseau, au contact des sportifs », comme l’écrivait en 2019 Matthieu Leclercq, président de l’enseigne de 2012 à 2018, dans son livre « Decathlon, pourquoi ça marche ?! »
« Ça respire le bon sens, la réassurance pour le client fidèle et la conquête “accessible” », approuve Cyril Linette, ex-directeur général de L’Équipe et de PMU, devenu conseiller en relance d’entreprises établies [sic] et en repositionnement de marques.
« Ça correspond à la définition que les gens ont de Decathlon, face à la culture de la performance des acteurs du sport en général, et qui permet d’aller vers l’accessibilité et la démocratisation du sport, pianote Aurélien Raffanel, directeur artistique de l’agence de com et marketing StandOut. Le problème, c’est que le logo raconte l’inverse de ce discours, avec un design qui reprend les codes du domaine, mais que l’on retrouve aussi sur les boissons énergisantes, les salles de sport, la cryptomonnaie ou chez les fabricants automobiles coréens. »
La fin du culte de la discrétion
Créé en 1976 par Michel Leclercq, cousin du fondateur d’Auchan, Gérard Mulliez, le groupe familial n’est pas friand des révolutions de palais ni des grands raouts communicants.
Hormis un étrange renaming entre 2008 et 2014 (Oxylane, jamais adopté par les consommateur, qui diront toujours « Decath »), la deuxième enseigne préférée des Français est restée dans son couloir – « équiper sous un même toit et au meilleur prix tous les sportifs, du débutant au passionné » –, sans effusion marketing ni recours à des égéries stars.
Concentrée sur ses obsessions (le produit, le client) et sur le développement d’innovations, pour certaines révolutionnaires (le vélo hybride VTT-ville B’Twin 5, la tente Quechua dépliable en deux secondes, le masque de snorkeling Easybreath), la troisième marque de sport au monde privilégie depuis toujours le savoir-faire au faire-savoir.
« Je suis sans cesse étonné de voir qu’ils ne montrent et ne revendiquent pas plus que ça des innovations et des technologies que l’on croit conçues par d’autres », témoigne son ambassadeur Teddy Riner.
« Nous sommes novateurs et audacieux dans nos produits, mais nous ne l’étions pas dans l’expression de qui nous sommes, complète Céline Del Genes, responsable monde de l’expérience client depuis l’été dernier et ancienne d’Adidas. Nous devons montrer la confiance que nous avons en nous en nous débarrassant de cette étiquette “Pour vivre heureux, vivons cachés” sans basculer dans l’arrogance. »
Obnubilée par sa vocation sport et loisirs, elle n’a que peu surfé sur l’engouement des niches « normcore » et « gorpcore » pour ses bobs, ses polaires et ses doudounes, et n’a que timidement répondu aux appels du pied des rappeurs chantant ses labels dans leurs clips (Orelsan, Jul) ou les portant au premier rang des défilés haute couture (Kanye West, Central Cee).
Les conséquences d’un traumatisme né d’une vieille réputation, celle d’une enseigne Copycat distribuant les produits d’autres marques qu’elle déclinait –le design en moins– sous sa propre ombrelle ?
Un mauvais procès, selon cet ancien chef de produit running : « C’était peut-être le cas il y a encore vingt ou vingt-cinq ans, et elle continue comme tout le monde de s’inspirer de ce qui fonctionne ! Mais aujourd’hui, au cœur de la matrice, le maître-mot c’est l’innovation, la technicité. Le seul reproche qu’on peut lui faire, c’est que le cadeau est parfois mal emballé. »
Au cœur de la Decathlon Valley…
À moins d’avoir été guidé par deux fois dans une extraordinaire manigance digne du Truman Show, impossible de ne pas constater que la R&D, l’innovation, le « test & learn » et la quête du produit parfait transpirent des murs, des ateliers, des laboratoires et des cerveaux croisés en janvier dernier au Decathlon Podium (footwear) de Villeneuve-d’Ascq, puis deux mois plus tard au B’Twin Village, à Lille, centre névralgique de la « Decathlon Valley » dont la dizaine de sites d’écoconception s’éparpillent dans le Nord et jusqu’à Hendaye (surf), La Rochelle (voile) ou la vallée de Chamonix (montagne et outdoor).
Partout, des croquis, des monstres, des maquettes, des moodboards, des échantillons de matériaux et des rouleaux de tissus, des prototypes, des machines improbables. Et à chaque fois, la découverte de conciliabules et de workshops réunissant un maelström de compétences et de fonctions aussi précises que « responsable outsole caoutchouc », « designer matière et couleur » ou « ingénieur lacet ».
Le tout guidé par un process casse-tête pour qui découvre l’enchevêtrement de son arborescence – « j’ai mis six mois à la comprendre », plaisante une attachée de presse recrutée un an plus tôt.
Car la genèse d’un produit Decathlon, c’est souvent l’histoire de l’œuf et de la poule. Parmi les 2 000 employés affectés à l’innovation/conception satellisés sur sa dizaine de sites, chacun peut apporter une idée, une trouvaille et de l’eau au moulin de l’autre ; intervenir à diverses étapes de la naissance et de l’élaboration d’un produit.
Du technicien de la « Kitchen » planchant sur l’élaboration d’un nouveau caoutchouc à ce biomécanicien du SportsLab spécialisé dans les sciences du mouvement, en passant par un designer running ou un ingénieur vélo.
« Ici, c’est simple, tout le monde veut innover ! Ça arrive de partout, donc il faut canaliser un peu tout ça », s’amuse Erika Vanobbergen, responsable du Booster Innovation, chargée de rendre accessible à tous les outils et les compétences de l’entreprise et de chapeauter la stratégie globale d’un projet en gestation.
« Chaque innovation s’élabore selon deux principes : la promesse magique, c’est-à-dire l’expérience de rêve qu’on va offrir au consommateur, et la singularité, soit ce qui nous différencie », poursuit-elle en traçant les deux dizaines d’étapes du parcours du combattant qu’un produit doit effectuer avant d’espérer être commercialisé.
« Un pas en avant, deux en arrière. Il peut se passer sept ans avant qu’un concept atterrisse en rayon. « Je travaille ici depuis dix ans et même si j’ai participé à beaucoup de projets, aucun de ceux que j’ai initiés n’a encore été mis en circulation, révèle un designer du “Podium”. C’est quelquefois décourageant, mais c’est la règle… »
Un pied dans le lifestyle
Mais alors, pourquoi changer la déco d’une maison aussi rodée que solide sur ses fondations ? « Parce qu’aujourd’hui, dans l’industrie du sport, l’innovation passe aussi par l’image et le design », répond Dorian Hernould, responsable du design de l’expérience de marque.
« Et sur ce point, nous ne sommes pas les plus forts. La création de ce logo va nous permettre d’avoir plus d’impact. Alors oui, cela nous rapproche de ce que fait la concurrence, mais nous restons dans la proximité, l’intimité et l’humanité des origines et, à l’inverse du marché téléguidé par l’injonction à être meilleur que soi-même, notre idée de la performance, incarnée par nos produits, reste connectée à l’amusement, au partage, à la joie. Cette nouvelle identité visuelle n’est qu’un aperçu de notre futur. »
Un futur qui s’écrira aussi bientôt sur la planète… lifestyle. Après avoir longtemps chassé les mots lifestyle ou sportswear de son vocabulaire, Decathlon commercialise depuis avril sa première sneaker, la Wlkr 76, inspirée d’une training de 1991.
« Notre grand défi, c’est d’imaginer des produits et des collections qui tendent vers un lifestyle plus engagé, plus contemporain, en se donnant plus de liberté en matière de style et de design, tout en conservant la touche Decathlon, c’est-à-dire sa dimension sportive, technique et pratique », détaille Loïc Movellan, directeur du marketing et de la communication de Decathlon Sportswear.
La mission s’annonce délicate, car en revisitant, par exemple, un best-seller comme la Nakuru, une chaussure de marche nordique que des seniors achètent par lot de cinq, le risque est grand d’affoler le chaland. « On va prendre un taquet, c’est certain, prévoit Loïc Movellan. Mais aujourd’hui, notre client a entre 40 et 50 ans, et on doit absolument attirer les jeunes. Nous sommes le cheval de Troie pour rajeunir la marque. » Une bascule qui sera toutefois progressive et prudente.
« Par le passé, on a vu beaucoup de marques perdre de leur authenticité “sport” en se lançant sur le lifestyle, explique Céline Del Genes. Il est évident que c’est un marché porteur, mais pour l’instant, c’est la cerise sur un gâteau dont on vient de changer le nappage. » Comme quoi, le nouveau Decathlon n’a pas tout perdu de ses traditions.
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