Transport
Avec ses audaces techniques et son marketing innovant, le premier avion à réaction civil français a propagé un certain art de vivre à travers l’Europe, boosté l’industrie aéronautique et symbolisé un idéal, celui des trente glorieuses.
Le temps semble s’être arrêté quand on pénètre dans la Caravelle, préservée tant bien que mal des outrages des années comme du climat par l’association des Ailes anciennes au milieu d’antiques aéronefs, à quelques mètres du site industriel ultramoderne d’Airbus près de Toulouse. Passé l’accueil des hôtesses et des stewards – on embarque dans l’appareil par un escalier situé sous la queue –, la cabine apparaît dans toute sa longueur, déserte et humide.
Des sièges bleus, un peu délavés, certains placés face à face, des plastiques défraîchis, des cendriers sur les accoudoirs – on fumait encore dans les avions à l’époque ! –, et, tout au bout, un poste de pilotage 100 % analogique bardé de centaines de cadrans…
Caravelle, une élégance jamais égalée
Il suffit d’un tout petit effort d’imagination pour peupler la cabine d’estivants des années 60 et 70 en chemises à fleurs et pantalons pattes d’eph, de « GM » en route vers le Club Med, de retraités émoustillés par leur premier voyage vers les plages d’Ibiza, l’acropole d’Athènes ou la Mosquée bleue d’Istanbul, pour revoir ces pilotes aux galons rutilants et un personnel naviguant tout sourire. « Bienvenue à bord du premier avion à réaction civil français : confort, silence, vitesse, sécurité », semblent murmurer des hôtesses fantômes en uniforme bleu ciel signé Dior ou bleu et rose imaginé par la maison Balenciaga.
Si on souhaite bien détailler les courbes de l’engin, mieux vaut aller à quelques mètres de là voir l’autre Caravelle, plus pimpante, mais fermée au public, exposée à côté d’un Concorde sur le tarmac d’Aeroscopia, le musée aéronautique de Toulouse. Dans sa livrée « Air Inter », c’est la dernière à avoir été exploitée sur les lignes intérieures françaises, de 1973 à 1995. Ce qui frappe avant tout : une élégance de la silhouette, sans doute jamais égalée depuis par un avion civil, Concorde excepté.
« Elle la doit au fait que ses deux réacteurs sont situés sur la queue. Cela déporte le centre de gravité vers l’arrière. Pour compenser, les ingénieurs ont été obligés de concevoir une cabine élancée. Le dessin des ailes est aussi très pur. Elles ne contiennent que les réservoirs de kérosène, et l’alimentation des moteurs passe par le fuselage. Pour des raisons de sécurité, on ne fait plus cela aujourd’hui : les réservoirs sont dans les ailes et les réacteurs au-dessous », explique Bernard Bacquié, 73 ans, ancien pilote de ligne et historien de l’aviation, dont la première affectation, en 1971, peu après sa sortie de l’Ecole nationale d’aviation civile, fut la Caravelle, en tant que copilote.
A la conquête du ciel
L’aventure commence après-guerre. Grâce au plan Marshall, la croissance repart, et une nouvelle civilisation, celle des loisirs, prend son essor. Mais pour desservir les destinations intérieures et européennes, on ne peut alors compter que sur des avions à hélices plutôt poussifs. D’où ce cahier des charges soumis aux ingénieurs français dès 1951 : un moyen-courrier, capable d’embarquer au moins 60 passagers et de parcourir 2 000 kilomètres, donc de rallier, depuis Paris et d’une seule traite, toutes les destinations d’Europe et d’Afrique du Nord, et ce à plus de 600 km/h, soit presque deux fois plus vite qu’un avion à hélices.
Le projet retenu sera le X-210 de la Société nationale de construction aéronautique du Sud-Est (SNCASE). Georges Héreil, le patron d’alors, le rebaptise « Caravelle », en hommage aux navires de Christophe Colomb. Il a sans doute comme arrière-pensée de conquérir l’Amérique. D’autant que les Anglais ont une longueur d’avance avec leur De Havilland Comet, premier avion à réaction civil au monde. Mis en service dès 1952, il présente rapidement de gros problèmes de structure qui conduisent à plusieurs catastrophes, parmi lesquelles une explosion en vol au-dessus de l’île d’Elbe, le 10 janvier 1954. Les ingénieurs français retiennent la leçon. Les essais de « fatigue » de la Caravelle, effectués notamment en piscine, sont draconiens.
La Caravelle en chiffres
• 32 m de long.
• 34 m d’envergure.
• 100 passagers.
• 800 km/h.
• 2 500 km d’autonomie.
• 282 exemplaires construits.
Synonyme de prestige
Le premier vol d’essai se déroulera sans encombre le 27 mai 1955, au départ de l’aérodrome de Blagnac, près de Toulouse. Dès l’origine, la Caravelle est pensée à la fois pour être l’avion-symbole de la France à l’étranger et pour être rentable. « La passerelle sous la queue lui permet de débarquer les passagers dans des aéroports plus sommaires que ceux des villes européennes, souligne Bernard Bacquié. Dans le cas où la piste est courte, les pilotes peuvent même déployer un parachute à l’arrière de l’appareil pour freiner. »
Tout est conçu pour un gain de temps maximal à l’embarquement et au débarquement, afin d’accélérer les rotations. Les premières commandes d’Air France et de la compagnie scandinave SAS créent le buzz. A Toulouse, les chaînes tournent à plein, et l’industrie aéronautique française, qui sera plus tard partie prenante dans la naissance du géant européen Airbus, décolle littéralement.
Dans le ciel, les succès s’accumulent. Car à la prouesse technologique répond une stratégie marketing parfaitement élaborée. Ainsi, le silence, même s’il n’est évidemment plus aux standards d’aujourd’hui, est un argument de poids. Les réacteurs situés à l’arrière préservent la cabine des nuisances sonores. La preuve ? Le 17 avril 1959, Sacha Distel enregistre à bord, en plein ciel, Nuages de Django Reinhardt. Les Beatles, Johnny Hallyday, Alain Delon, Serge Gainsbourg et Jane Birkin… posent devant la Caravelle qui devient synonyme de prestige.
Air France installe son agence sur les Champs-Elysées. Renault sort un coupé et un cabriolet aux lignes élancées, baptisés… Caravelle. Le dimanche, les gens affluent sur les terrasses d’Orly pour regarder décoller les avions. La « Caravellemania » est à son apogée. Son meilleur VRP sera, sans doute, le général de Gaulle, qui vante « la rapide, la sûre, la douce Caravelle… », à Toulouse, en 1959.
Mais malgré sa fiabilité, l’avion français se brûle les ailes sur le marché américain. L’alliance avec le constructeur Douglas pour la produire sur place n’aboutira pas. La Caravelle sera vite dépassée par le Boeing 727 qui embarque deux fois plus de passagers. De plus, sa capacité en soute assez limitée ne la rend pas propice aux vols charters – « Il fallait parfois enlever deux sièges arrière pour loger des bagages », se souvient Bernard Bacquié.
Crash du vol 1611 Ajaccio-Nice : bientôt la levée du secret Défense ?
Le 11 septembre 1968, une Caravelle d’Air France, partie d’Ajaccio à destination de Nice, s’abîme en mer au large d’Antibes. Les 89 passagers dont 13 enfants et les 6 membres d’équipage sont tués. Un incendie accidentel à l’arrière de l’appareil est d’abord invoqué. Mais des doutes surgissent : l’armée française procédait à des tests de missiles dans la zone. Et l’un d’eux aurait pu échapper à son contrôle pour frapper l’avion. S’ensuit un interminable parcours judiciaire émaillé de plusieurs plaintes des associations de familles de victimes, couvertes par la prescription ou classées sans suite. Après une nouvelle enquête, un juge niçois a demandé la levée du secret Défense au Premier ministre en avril 2018, alors qu’Emmanuel Macron, répondant à un courrier du représentant des victimes Mathieu Paoli, aurait assuré, selon ce dernier, cité par France Bleu, « qu’aucun obstacle ne devra être opposé à l’établissement de la vérité ». Il est grand temps que l’Etat parle. La balle est désormais dans le camp du ministère des Armées.
L’aventurière
Au total, 282 exemplaires sortiront des chaînes. L’avion se trouve alors un second marché, en servant notamment la « Françafrique ». Un temps, le mégalomane empereur centrafricain Bokassa (1921-1996), « qui n’avait pas réalisé d’aménagements luxueux particuliers, si ce n’est d’enlever quelques sièges pour être plus à son aise », a ainsi possédé une Caravelle, note Patrick Dabas, vice-président de l’association des Ailes anciennes.
Un coup d’Etat organisé avec l’aide des services français le renverse en 1979. Son avion est saisi et vendu. Quant à Bernard Bacquié, il est détaché en 1976 par Air France pour piloter la Caravelle du président du Burundi. Certains exemplaires de la belle française échouent même, dans les années 90, entre les mains de trafiquants de drogue qui l’affrètent par le biais de compagnies- écrans, et la bourrent de cocaïne en Amérique du Sud, avant de la poser sur des lacs salés aux Etats-Unis ou au Mexique.
En 2005, le dernier exemplaire encore en service prend sa retraite. Et la Caravelle de devenir un symbole, celui de la France des trente glorieuses : rapide, élégante et, sans doute, un peu insouciante.
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