Pour tout néophyte, la découverte du quartier européen est une expérience propice à marquer les esprits. On est frappé par ces ensembles de bâtiments aux façades ternes, par leur esthétique aussi anonyme qu’impersonnelle. La bureaucratie s’est rarement incarnée avec autant d’acuité que dans cette architecture froide et sinistre. Erigé dans les années 50 sur les décombres de l’ancien quartier Léopold, le quartier européen s’étend aujourd’hui sur les territoires de trois communes : Bruxelles, Etterbeek et Ixelles.
Il se structure autour des trois institutions les plus importantes : le Parlement, situé dans le « caprice des dieux », surnom donné au bâtiment Paul-Henri Spaak, sur la place du Luxembourg, et, aux abords du gigantesque rond-point Robert-Schuman, la Commission, dans le Berlaymont (ou « Berlaymonstre »), et le Conseil, logé dans le Juste Lipse et dans son extension, l’Europa.
« Quand j’étais à Bruxelles, raconte Christine Revault d’Allonnes, ancienne députée européenne de 2014 à 2019, je faisais toujours le trajet de la place Jourdan, où je logeais, au Parlement à pied, en passant par le parc Léopold. C’était mon seul moment de verdure avant de passer ma journée au Parlement, qui est une ville en soi, avec sa poste, ses banques, ses librairies… »
Aux heures de pointe, des flots ininterrompus de voitures, rue Belliard et rue de la Loi, répondent aux vagues régulières d’eurocrates qui sortent du métro et se déversent dans les rues en damier. Politiques, diplomates, lobbyistes, entrepreneurs, tous abordent le même costume standard, un badge autour du cou, et s’engouffrent dans les 85 îlots de bureaux qui constituent la machinerie européenne.
L’histoire de Bruxelles, de la Belgique… et de l’Europe
On dénombre environ 27 000 fonctionnaires européens, auxquels s’ajoutent des lobbyistes, qu’on estime au nombre de 30 000, même si seulement 11 800 sont officiellement inscrits au registre de transparence de l’Union européenne, en vigueur depuis 2011. Ces lobbyistes forment à eux seuls une bureaucratie auxiliaire qui siège dans des immeubles anonymes.
Le square de Meeûs concentre, par exemple, des poids lourds comme le chimiste Bayer, la Bank of America, le fonds d’investissement BlackRock ou encore Goldman Sachs. Au total, les activités internationales de Bruxelles contribueraient à environ 15 % du PIB de la Région et totaliseraient près de 100 000 emplois. L’établissement de ces institutions met en lumière aussi bien l’histoire de la Belgique que celle de l’Europe.
Elles commencent à s’y installer officieusement en 1958 dans le quartier Léopold, mais il faut attendre 1992 pour que les Etats de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), créée en 1951, confirment officiellement les sièges de la Commission et du Conseil à Bruxelles. L’incertitude sur ce statut fut lourde de conséquences pour les habitants, empêchant tout développement cohérent dans un contexte de « bruxellisation » d’une ville livrée aux spéculateurs immobiliers.
« On ne comprend rien à la médiocrité des lieux aujourd’hui, pas plus qu’à l’absence criante d’espaces publics pour manifester, si l’on oublie ce flou originel », raconte Ludovic Lamant. Le journaliste a été correspondant pour Mediapart à Bruxelles de 2012 à 2017. De ses déambulations dans le quartier européen, il en a tiré l’ouvrage Bruxelles Chantiers.
Une critique architecturale de l’Europe (éditée chez Lux), dans lequel il analyse l’architecture des bâtiments européens pour mieux cerner la nature du pouvoir qui y siège. « Bruxelles n’a pas été construite pour être le centre administratif de l’UE, écrit-il. Elle l’est devenue au terme d’une longue rivalité entre plusieurs villes, des décennies après la naissance du projet européen, et n’a donc jamais été muselée par un projet politique qui la dépassait. »
Retrouver de la vie dans ce quartier
Depuis l’instauration de la Région de Bruxelles-Capitale en 1989, la réflexion sur la présence européenne dans le quartier Léopold peut réellement commencer. L’objectif de la Région est d’en faire un quartier mixte et dense en y introduisant logements et commerces. « Nous travaillons dans le quartier européen pour savoir ce que nous pouvons faire pour retenir cette population qui, de toute façon, participe à l’économie puisqu’elle consomme, explique Arnaud Texier, conseiller stratégique à la direction générale de Hub Brussels, l’agence bruxelloise pour l’accompagnement de l’entreprise. Il faut retrouver de la vie dans ce quartier qui a une existence géographique, mais dont nous peinons à comprendre l’identité. »
De 2007 à 2011, Atrium Brussels, l’ancêtre de Hub Brussels, a réalisé des schémas prospectifs dans 21 quartiers bruxellois, dont le quartier européen. Think Innovate Develop (TID) est le programme participatif de développement local qui a émergé de ces observations. « Installer des œuvres qui représentent l’Europe », « rendre le quartier plus vert », « exploiter les surfaces vides pour en faire des lieux de vie afterwork » sont autant de propositions avancées pour développer une vie de quartier.
Le destin urbain de Bruxelles
L’un des projets les plus ambitieux est sans doute le Projet urbain Loi. En 2008, un concours d’urbanisme est lancé conjointement par la Région de Bruxelles- Capitale, la Commission européenne et la ville de Bruxelles pour « recouvrer l’urbanité au cœur du quartier européen » en s’attaquant en premier lieu à la rue de la Loi, cette artère dans laquelle s’engouffrent chaque matin plusieurs dizaines de milliers de voitures.
« Dans un lieu monofonctionnel, le problème de la mixité se pose, explique Tom Sanders, directeur de la stratégie de Perspective Brussels Il faut réintroduire du logement, du commerce, des équipements d’intérêt public et donc réussir à créer une vie urbaine qui n’existe pas assez aujourd’hui. » C’est l’architecte français Christian de Portzamparc qui remporte le concours en 2010 avec une proposition simple : faire reculer les bâtiments avec, en compensation, la possibilité de construire plus haut.
Cette ligne de retrait doit faire entrer lumière et respiration dans la rue- corridor. Le projet prévoit par ailleurs 110 000 m² de logements et 60 000 m² de commerces. « Le quartier européen a beau être sinistre, rien n’y est figé et tout n’est pas perdu, écrit Ludovic Lamant. (…) Il reste encore des terrains vagues, comme autant de champs des possibles, pour revigorer l’imaginaire européen. » Ainsi, si l’installation des institutions européennes a propulsé Bruxelles en capitale internationale, c‘est aujourd’hui à elle de prendre son destin urbain en main.