Voyage
Entre Venise et Milan, apaisée par la montagne, enrichie par le commerce, voici Bergame, une ville préservée, livrée sans filtre, se remettant de ses commotions sanitaires avec un flegme épatant. Elle vous est racontée en deux versions, Alta et Bassa, histoire de mieux faire frictionner les impressions et le plaisir.
Sur la piazza Vecchia de Bergame, l’air est limpide, la bande-son, restaurée. Finie la rumeur lourde d’une ville envahie par les touristes, on retrouve la gaze aérée de la voix des conversations, le frottement de l’air, le babil de la passeggiata. C’est Bergame en version acoustique. Les multiples chiens promènent leur maître, se saluent entre eux, arborent leur laisse et le petit manteau d’un printemps frais.
Le bouledogue français est en vogue, mais la distribution tient du salon canin. Ici, un lévrier rappelle la présence de la famille Trussardi (il en est d’ailleurs l’emblème), mais aucune trace du pastore bergamasco, la race locale affligée d’un épais manteau de poils style dreadlocks jamaïcaines.
L’humeur est joyeuse, pourtant la pandémie est passée par là, frappant très fort. Du coup, la ville a resserré son grain, hissé les couleurs, la solidarité, l’entraide, la fierté d’être d’ici. Don Fabio, le curé, a le sourire. Il revient de l’enfer. En mars dernier, son téléphone sonnait toutes les demi-heures pour de sinistres nouvelles. Les pages de la gazette locale, L’Eco di Bergamo, étouffaient sous les annonces nécrologiques. Il y en eut jusqu’à douze. Aujourd’hui, il n’y a qu’une seule page.
« Les Bergamasques, constate-t-il, ne sont pas expansifs ni explosifs. Mais sous la cendre couve le feu. » Parole d’expert. « S’il y a une spécialité locale de péché ? Non, mais il y a beaucoup d’intériorité, de générosité. »
Bergame : la fierté du Nord, la faconde du Sud
Dans la ville haute, ce dimanche matin, on a le verbe agile, la disponibilité souriante. Sur la via Colleoni, la porte du coiffeur est entrouverte. Le fauteuil est vide, grimpons dessus pour un rafraîchissement. Camillo Mauro, notre homme, a la main ferme et la tondeuse décidée. Un ancien s’en vient à pousser la porte pour prendre rendez-vous. Entre aujourd’hui et demain, il prend bien cinq minutes pour hésiter, prendre sa décision, puis revenir sur son choix. Ce sera demain matin. Et finalement, ce soir. Digne du film La Dolce Vita.
Celle-ci serait ici pragmatique, venant du cœur. L’insouciance appliquée des gens de la montagne que l’on voit tout au loin, les Préalpes bergamasques, les Orobie. Le fil de la vie sans malice ni excès. Le kilomètre zéro des produits locaux servis à même l’assiette. C’est l’un des cadeaux de Bergame, ville italienne sans filtre, livrée telle quelle.
Nous allions presque oublier de dire qu’elle est superbe dans ses deux versions. La Città Alta (5 000 habitants), belle et fière, et la Città Bassa (115 000 habitants), à la modernité laborieuse mais volontaire, avec des soubresauts architecturaux ; la fierté du Nord et la faconde du Sud. Des écrivains y perdirent leur latin. Hermann Hesse fut l’un des premiers utilisateurs du funiculaire (1913), il trouva les collines magnifiques. Le Corbusier, qui était en congrès dans le coin, eut un choc et décréta que la piazza Vecchia était « la plus belle place au monde ».
De partout, les compliments fonctionnent par réverbération. Comme des poulies. Les créateurs viennent se frotter comme les chats sur la jambe de la ville, déliant des films au charme irrésistible comme Call Me by Your Name (2017), de Luca Guadagnino, avec Timothée Chalamet et Armie Hammer, qui fendilla quelques cœurs locaux. Jean Giono prit feu devant le charme de la cité et, logiquement, vous devriez rejoindre le panier bien rempli des pâmés. Stendhal et Frank Lloyd Wright venus sur les traces des natifs : Gaetano Donizetti, le pape Jean XXIII, Felice Gimondi…
Pourquoi ? Parce qu’il y a, ici, la vraie dimension d’une ville enrichie par le commerce, et préservée, en ce qui concerne la ville haute, des ravages de l’architecture d’après-guerre ; les portes étant trop étroites. Elle n’est pas envieuse. Elle est comme intacte. Se laisse rythmer par les cloches des églises. Ces dernières ont le battant bavard. À 22 heures, elles balancent de leurs 5 000 kilos une bonne centaine de coups (126 la nuit dernière), censés représenter le nombre de pas à effectuer avant la fermeture des portes de la forteresse. Crédit assez court, sachant qu’il faut bien 1 376 pas pour rejoindre la gelateria Domus, via Gombito, depuis la pâtisserie mythique La Marianna.
Le temps de faire le sort à une petite coupe et de se préparer à la génuflexion impérative : goûter la stracciatella. Créé en 1961 par Enrico Panattoni, propriétaire de La Marianna, ce chef-d’œuvre mondial de chocolat déchiré sur la plainte lascive d’une crème lactée laisse pour le moment l’Unesco insensible dans son immatérialité.
Les coglioni du condottiere Bartolomeo
Voilà le genre d’activité qui vous attend à Bergame, sachant que les musées ont de la conversation. Il y a là non seulement un musée d’art moderne salué par le pays comme l’un des plus visionnaires, mais aussi la traditionnelle Accademia Carrara, dont le regard de l’enfant Ritratto di bambina di casa Redetti, de Giovan Battista Moroni, vous hantera magnifiquement toute la journée. Les églises ont le banc accueillant, la marbre allègre, le silence merveilleux aux premières heures de la journée. Bergame que l’on pensait austère connaît ici enfin quelques relâchements.
Sur le parvis de l’église, il est de coutume de caresser les coglioni du condottiere Bartolomeo Colleoni, qui orne le portail de la chapelle funéraire. Rassurez-vous, celui-ci est mort. Mais elles sont représentées sur un bronze ardemment lustré par la cohorte des visiteuses (en majorité). Ces bijoux intimes, pour celles et ceux qui s’en étonneraient, sont au nombre de trois. La prodigalité locale.
Serait-ce un trait de caractère dissimulé de Bergame ? Sans doute. La cuisine est à cette image, avec des spécialités comme les casoncelli, ces raviolis aux abords innocents, mais fourrés d’une farce délurée (porc, herbes) et percutés par (beaucoup) de beurre et de sauge scélérate.
Vous entrerez alors dans les nervures de cette ville qui vous semblait un peu pimbêche sur ses abords, mais qui, à la longue, se livre à qui sait l’aborder avec patience et sourire. Sur la rue principale, voici un personnage de la ville : la galeriste Grata (la petite-fille du célèbre architecte Virgilio Muzio). Elle s’en revient de ses courses matinales. Elle porte l’une de ses créations : une robe savamment étagée par les lainages en camaïeu bleuté et arrondie à hauteur des chevilles par un cerceau de crinoline.
Elle est fière de sa ville, s’amuse de son côté curé tradi, se réjouit de son caractère, regrette le « chaos » qu’apportaient les touristes. Elle va rejoindre sa maison, l’une des plus belles de la ville. Elle se situe tout près de La Marianna. Regardez bien l’une des fresques Art nouveau (on dit ici Liberty) au sommet de la façade. Il y a une jeune femme à la chevelure d’or. Qui fut le modèle, à votre avis ?
En fait, la ville vous aura piégé avec ses escaliers, ses perspectives, comme elle le fait des lumières les faisant rebondir. Elle vous mène par le bout du nez, vous dépose sur un banc d’église, puis au bord du panorama. Méfiez-vous de la promenade sur les remparts, les lycéens s’y planquent en école buissonnière, mais les paysages sont du genre à vous faire faire des promesses pour toujours. On peut y découvrir le stade communal qui, au grand dam de la cité, ne résonna pas de l’hymne de la Champion’s League pour son club, l’Atalanta Bergamasca Calcio, au football chatoyant et au maillot bleu et noir.
Bergame entre lenteur et labeur
C’est la magie discrète de Bergame s’épanouissant loin des villes rutilantes (Milan), arrogantes (Florence), épuisantes de beauté (Venise). Celles-ci font tout le travail, accaparent les navires géants. Tant mieux pour nous. À Bergame, la confidentialité et la beauté sont calmement assises sur les genoux de l’Italie.
Debussy en fit des suites bergamasques ; Fauré, également. Bergame nous apprend à extraire de la mélancolie sa lenteur, d’en faire un art de vivre. Cette ville durement touchée connaît le syndrome des athlètes blessés. Ils voulurent rejoindre les dieux, défier l’apesanteur. Ils tombèrent. Pour se relever encore plus fort. Bergame semble avoir été plongée dans un révélateur. Cette ville a le cuir épais. C’est une cité qui est dure à la tâche, taciturne, à part, industrieuse. Les proverbes locaux tournent autour de la même chose : « Fan anda i ma », fais quelque chose avec tes mains. Bosse, quoi !
C’est paradoxalement en repartant que tout cela vous reviendra, vous vous retournerez sur cette ville singulière. Non point pour être transformés en statue de sel, mais pour rejoindre le fan-club secret (des amoureux) de cette ville profondément aimée.
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