Voyage
Les Keys sont un bout du monde, un chapelet d’îles à la végétation tropicale ponctuant les Etats-Unis, à 150 kilomètres de Cuba, très malmené par Irma. Malgré tout, il faut prendre une voiture et louvoyer sur la South 1. L’étrangeté s’offrira au regard curieux.
Après neuf heures tassé comme un vulgaire paquet de linge sale, le moindre des réconfortants que l’on est en droit d’exiger, c’est un soleil de plomb. Un soleil de plomb écrasant des rangées de palmiers bandés comme des « I » le long du tarmac. Je voulais des tropiques de magazines et, ce jour-là, c’est la pluie qui tombait dru sur Miami. La totale. Jusqu’à présent, au regard de ma vie pas franchement folichonne, j’avais toujours eu des doutes, mais cette fois-ci, j’en étais sûr : j’étais maudit – et tellement dépité que j’étais sur le point de faire demi-tour avec le prochain avion. Quel imbécile n’avais-je pas été d’avoir encore marché dans un délire de Flatters ! Flatters. (Soupir.) La dernière fois qu’il était venu me rendre visite à Paris, il m’avait fait jurer d’aller le retrouver dans les Keys, où il vivait depuis déjà plusieurs années. Pas n’importe quand, précisément la semaine du 21 juillet, et ce détail me faisait déjà pressentir l’entourloupe :
« Pourquoi veux-tu que je vienne à ce moment-là et pas à un autre ?
– Jure-moi d’abord que tu viens et je te le dis.
– Je te le jure.
– Je vais me présenter au concours de sosies d’Ernest Hemingway. »
Pour expliquer le grand éclat de rire qui suivit, je dois d’abord vous décrire Flatters :
Taille : 162 cm. Poids : 43 kg. Cheveux : roux. Yeux : marron. Signe distinctif : néant.
Les connaisseurs comprendront : Flatters était un sosie raté de Paul Scholes.
« Te marre pas. Si je sais que tu viens, je vais vraiment bosser mon rôle à fond. Tu me retrouves à Islamorada et on descend tous les deux à Key West. En plus de ça, tu connais Hemingway bien mieux que moi. Tu seras ma caution littéraire. »
J’étais foutu : comme d’habitude, son idée, aussi débile soit-elle, me faisait marrer :
« OK, mon pote.
– Et prends les billets maintenant, hein ! Sinon, je te connais, tu ne le feras jamais. Allez ! »
C’est ainsi que, ivre, sur la table usée d’un vieux rade de la rue d’Hauteville, j’avais claqué la moitié de mes économies pour un aller-retour à Miami. Je savais déjà que ce serait galère, que ma copine allait me tuer pour avoir jeté cet argent par les fenêtres, qu’elle m’en voudrait de la laisser seule au beau milieu de l’été, qu’elle me ferait un chantage abominable et que je serais bientôt obligé, pour la reconquérir, de claquer l’autre moitié de mes économies. Je savais tout cela, mais je l’ai fait quand même. Bref, je m’étais encore fait avoir. Flatters, mon ami, ma bataille. Six mois après, voilà où j’en étais : là, à l’aéroport de Miami, mal sapé, fourbu et accroché au comptoir d’un loueur de voitures. Le type en plastique – de l’autre côté – me parlait à toute vitesse, superposant des feuilles sans logique apparente comme un joueur de bonneteau. En même temps que je regardais ses mains, je me concentrais pour essayer de comprendre deux mots à ce qu’il me disait et éviter d’acquiescer à toutes ses propositions d’assurance : surtout, ne rien signer qui m’oblige à payer des traites jusqu’à la fin de mes jours.
De longues minutes plus tard, j’avais trouvé la Toyota grisâtre de mes rêves et je m’engageais sur la route no 1, direction le Sud. Comme par miracle, rouler changea mon humeur illico, tout comme celle du ciel : la pluie avait cessé et les nuages levaient le camp à toute allure. Première étape : Islamorada. Je devais retrouver Flatters au Pines & Palms Resort, où il avait loué deux bungalows. Je m’attendais à ce qu’il ait au moins pris du poids ou acheté une perruque – rien ! Qu’il se soit laissé pousser la barbe ou fait teindre les cheveux en blanc – rien ! Flatters n’avait pas changé d’un poil.
« Salut mon pote. Ça me fait plaisir de te voir ici. J’étais sûr que t’allais trouver une excuse bidon pour ne pas venir.
– Comme tu y vas. Tu sais très bien que je n’ai qu’une parole.
– Alors, t’es in prêt pour le concours? Je n’y vais pas pour faire de la figuration.
– Justement…
– Quoi “justement” ?
– Flat, le concours est dans deux jours et tu ressembles à tout le monde sauf à Hemingway !
– Je t’ai dit de me faire confiance. A nous deux, on va déchirer. »
J’étais ravi de le voir, mais je craignais sérieusement pour sa santé mentale. Et pour la mienne. En fait, un scénario très clair commençait à se faire jour dans mon esprit : Flatters m’avait convié ici pour que j’assiste à son naufrage. C’était un appel à l’aide. Mon vieux pote avait besoin de moi et n’avait pas trouvé d’autre solution pour attirer mon attention que d’inventer cette histoire à dormir debout. J’allais devoir la jouer fine. En attendant, on profitait du motel, une jolie oasis tropicale piquée de maisons blanches très fifties et posée sur la face atlantique de la South 1, qui s’étire de Key Largo à Key West en agrégeant comme un ruban adhésif cet archipel d’îles basses que les Espagnols nommaient cayos.
Le Pines & Palms avait beau être un endroit délicieux, il ne servait pas à manger. A 20 heures, nous avons donc traversé la voie rapide pour rejoindre le restaurant du Moorings Village, adresse ultrachic ouvrant sur le golfe de Floride. Le dîner englouti, un peu assommés par les daiquiris, nous étions en train de regarder les pélicans s’ébattre dans le soleil couchant comme deux amoureux transis lorsque le propriétaire des lieux, Hubert, un Français installé à Islamorada après y avoir échoué en planche à voile, s’est approché de notre table. Je pensais qu’il venait simplement nous saluer et échanger quelques banalités sur la région, mais à peine arrivé, il s’adresse à Flatters : « Est-ce que ça vous embête de prendre une photo avec moi ? C’est la première fois que je reçois un sosie d’Hemingway aussi ressemblant. » De surprise, mon daiquiri s’est retrouvé sur mes genoux. J’ai vu le visage de Flatters s’éclairer avant d’accepter le selfie avec le plus grand naturel. On a été reçu comme des princes. On n’a même pas payé le moindre verre. A peine étais-je arrivé que ce séjour prenait déjà un tour surréaliste et, connaissant mon Flatters, je me doutais que ce n’était que le début. Le lendemain, nous avons quitté le resort en direction de Key West.
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