Voyage
Entre Naples et Rome, à mi-chemin entre les îles de Ponza et d’Ischia, cette île méconnue a pourtant l’histoire lourde, mais le cœur léger, le charme évident et la discrétion assumée. L’Europe est née également ici. Entre des barreaux…
C’est une île toute petite. Elle n’a guère de recul, mais beaucoup de profondeur. Les vents l’affectionnent. Ils viennent s’y refaire. Tantôt le mistral, tantôt le sirocco, poudrant les épidermes et les tables des cafés. Ventotene appartient à ces destinations dont la complexité détourne les touristes. Ces derniers préfèrent souvent des lieux sans texte, avec plein d’images, de foule et d’eux-mêmes : la gazzarra d’Ischia, o burdel de Capri ou la caciara d’été à Ponza. On ira donc faire pivoter ailleurs sa Lamborghini. Laissez Ventotene à ses amateurs d’île tourmentée et lumineuse. Question tourments, c’est ici une manufacture du genre. De tout temps, on y exila. Et à tour de bras.
Ventotene, la capitale de la disgrâce
Déjà, il y a un peu plus de deux mille ans, les empereurs romains en firent la capitale de la disgrâce. Giulia, la fille d’Auguste, dont les mœurs avaient la légèreté d’un coquelicot, fit la connaissance de cette île punaisée dans la mer Tyrrhénienne. Elle y mangea sa misère, tout comme Agrippine l’Aînée, exilée ici par Tibère, Octavie, la femme de Néron, en 62, et, plus tard, Flavie Domitille, petite-fille de l’empereur Vespasien… De cette époque, les larmes se sont évaporées. Ne restent que les vestiges archéologiques de la somptueuse Villa di Giulia.
Pendant que les bannis de l’Empire marinaient sous le vent et l’azur, les esclaves creusaient de façon prodigieuse le port proprement excavé du tuf volcanique, ainsi que des citernes, des aqueducs et des tunnels. Un travail de Romain. Au xixe siècle, Ventotene, décidément éprise d’enfermement, passa à la vitesse supérieure. Sur le petit îlot de Santo Stefano, situé juste face à l’île, fut érigé, en 1795, un redoutable pénitencier avec un sadisme hautement professionnel. Il semble extrait de L’Enfer, de Dante, et ses neuf zones circulaires. Le principe en était simple. Dans un arc de cercle, les 99 cellules de 4,5 m sur 4,2 m étaient réparties sur trois niveaux. Prévues pour 400 prisonniers, elles pouvaient en accueillir jusqu’à 800. Elles donnaient sur un mirador central hexagonal. Un seul surveillant pouvait tout voir. Sans être vu. Il disposait d’un contrôle total et constant des détenus, obtenant ainsi la « domination de l’esprit sur un autre esprit ». C’est le principe panoptique, imaginé par Jeremy Bentham (1748-1832) et pensé, d’abord, comme un modèle de prison et, plus largement, comme le principe d’une organisation sociale et politique à la recherche de la plus grande efficacité productive et de la plus grande sécurité possible. Le concept fut, par la suite, hautement analysé par le philosophe Michel Foucault dans l’un de ses livres majeurs, Surveiller et punir (1975). « On dirait une meule de fromage posé sur un tapis d’herbe », lit-on parfois sur des descriptifs. Les embastillés auraient apprécié cette idée, car on y crevait de faim, on s’entretuait et on succombait roué de coups sous des couvertures.
Ce traitement épouvantable portait même un nom : le Sant’Antonio. Ces récits font encore frémir : c’est ce que vécurent l’écrivain Luigi Settembrini, au xixe siècle, mais aussi, en 1929, Sandro Pertini, qui deviendra, en 1978, président de la République italienne… Sous Mussolini, Ventotene dédoubla le trousseau de clés en créant sur l’île un centre de détention à partir de 1932. Treize baraquements virent le jour (ils seront détruits en 1980). Ils accueillaient plus de 800 prisonniers en semi-liberté. Enfermés la nuit, ces derniers pouvaient circuler le jour. Ils avaient, à l’intérieur du village, leur bibliothèque et leur cantine. Peut-être effectuèrent-ils leur baignade sous l’œil des carabinieri, comme le firent des éléments des Brigades rouges quelques décennies plus tard…
Cette île, qui ne fait rien comme tout le monde, fut libérée par les Américains en 1945, à la suite d’un bluff faisant passer les 46 soldats pour une armée en surnombre. Parmi ceux-ci : John Steinbeck, Prix Nobel 1962, l’acteur Douglas Fairbanks, Henry Ringling, directeur du cirque Barnum… Le pénitencier fut définitivement fermé le 2 février 1965. Aujourd’hui, l’Alcatraz italienne souffre d’un entretien distant. Elle est fermée. Pire, l’île abritait une sous-espèce de lézard, le lézard de Santo Stefano. Il a disparu sous l’action conjuguée des chats harets, des serpents et d’un agent pathogène inconnu. L’Europe a tout de même lâché 80 millions pour construire des pontons d’accès et, bientôt, une école d’études politiques ainsi qu’un musée.
Le charme des lieux blessés
Ventotene n’est pas Cayenne pour autant. Un peu plus Belle-Ile-en-Mer et sa colonie pénitentiaire. Mais la comparaison s’arrêtera là. Pour avoir donné dans les enfers, Ventotene garde sa part prévisible de paradis. Fini le temps où, lorsqu’on annonçait son voyage pour l’île, on vous regardait un peu interloqué : « T’as des amis en prison ? » Maintenant, Ventotene a le chant discret. Non point qu’elle se fasse toute petite, mais il y a de cela. Elle souhaite un peu respirer, vaquer. Les habitants y sont plus agriculteurs que pêcheurs. Ils y cultivent notamment une lentille remarquable.
Ventotene ne traîne pas pour autant sa légende comme un boulet. Elle semble s’être échappée de son histoire. Elle s’est laissé brosser par les vents et le temps. L’île a le charme fatal des lieux blessés. C’est ici qu’elle trouve sa beauté : rayonnante et poignante. Ventotene n’est pas grande. Elle fait trois kilomètres de long et ne parvient même pas au kilomètre dans sa largeur. Pour laisser passer un Piaggio, on se colle au mur d’une maisonnette, d’un muret. Parfois, une camionnette plonge dans le port. Elle voulait éviter une dame qui traversait la tête dans les nuages. « Je m’en souviens, dit Simone Piciucchi, le patron du Porto Vecchio, c’est même moi qui suis allé la repêcher, car je suis plongeur professionnel. »
C’est aussi là le charme de l’île. Tout fonctionne en résonance. On peut se retrouver seul au monde en cinq minutes de marche en compagnie des arômes d’orangers en fleur, de romarin, de citronniers, de figuiers et de garrigues. Il y fait beau avec beaucoup de grâce. Se promener sur les quais étroits du port vous plonge dans un univers cinématographique. Ces fameux films italiens aussi tourmentés que les chansons d’été avec leur tristesse joyeuse : tomber dans des abîmes crémés, comme pour mieux se redécouvrir. Un film parle de cela. Il s’appelle Sul Mare (2010). Il fut tourné ici par Alessando D’Alatri, d’après un roman d’Anna Pavignano. On montrerait presque du doigt sur l’écran les ruelles colorées, les criques, les plages, le farniente effilé. C’était ici, Ventotene !
Les lois de la transhumance
Si les vents filent ici leur train, les oiseaux y tiennent gare de triage. Lorsqu’ils migrent vers l’Afrique ou en reviennent, c’est leur machine à café, leur coin repos. Ils y sont donc protégés. Ils nous apprennent les lois de la transhumance, la renaissance par le déplacement. Mais lorsqu’il s’agit de trancher sur le fait de savoir s’il faut intégrer les migrants, l’île se masse le menton. Un habitant se confie : « on ne fait plus de bébés ici, si ça continue on va regarder s’ils ne sortent pas des choux. » L’île se dépeuple lentement (754 habitants, pour passer à 5 000 l’été). « Nous sommes en danger d’extinction, constate Anna Curcio, l’enseignante de la seule école de l’île. Nous n’avons pas de nouveaux inscrits au collège pour l’année prochaine ; si nous continuons ainsi, nous risquons la fermeture de l’établissement. » Aussi, le maire Gerardo Santomauro a proposé d’offrir l’hospitalité à des familles migrantes pour repeupler l’île.
Idée qui divise les habitants de Ventotene, qui accueille pourtant, à la fin de l’été, le Festival de la solidarité en Europe et Méditerranée, imaginé par Abdullahi Ahmed, citoyen italien, dans le but d’inciter les jeunes européens, les migrants et les réfugiés à rappeler et diffuser l’importance historique du Manifeste de Ventotene… « Je ne suis pas inquiet, témoigne Pier Filippo Trento, constructeur de son propre hôtel, l’Agave Ginestra, on devrait faire venir les élèves ici plutôt que de les renvoyer sur le continent. Cela perturbe les familles, les casse en deux. Ici, nous avons beaucoup à donner, à observer : la nature, les oiseaux, les fonds marins, une philosophie humaniste et écologique. »
Filippo connaît l’île comme la paume de sa main. Enfant, il venait en vacances avec sa famille dans une petite grotte sur la mer, sans eau ni électricité. Ils vivaient des légumes des agriculteurs, se lavaient à l’eau de mer. Depuis, avec son père, il a construit cet hôtel et se consacre pleinement à la nature.
Après l’étude des fonds marins, il se passionne maintenant pour la richesse de la terre, avec laquelle il nourrit un rapport fécond. En témoigne un accord récent avec la fondation Yves Rocher pour la plantation de différentes espèces.
La rédemption
C’est sans doute dans ce maillage familial que Ventotene tient sa survie. Lorsque vous parlez avec le pêcheur Cristoforo Corragio, sur le port, tout en évoquant la fragilité de sa profession, les règles non respectées, il soupèse un poulpe monstrueux, le pose dans une cagette et s’en retourne au village. Pendant ce temps-là, son fils, Luigi, file sur son scooter au restaurant la Terrazza di Mimi. Il y livre la bestiole que vous retrouverez, le soir même, cuisinée avec des petites courgettes sautées. Au Mare di Sapori, le long des quais, le fils est en salle, la maman, en cuisine, pendant que le père cultive les légumes à l’azienda agricola. L’île vit en ricochet dans son format de poche. On se croise, on se reconnaît, on se salue, avec cette aménité propre au caractère des Napolitains.
Avec les marins pêcheurs d’Ischia, ils repeuplèrent l’île au xviiie siècle. Depuis, ils y déploient cette atmosphère amicale, disponible, radieuse, couvée par la tranquillité maternante de la mer. L’île opère alors en vous ce qu’elle en attend : l’espoir constant d’une vie nouvelle, autre. En cela, Ventotene vit sa rédemption en tentant une utopie du xxie siècle : rendre meilleur. Mais le bateau est déjà là, à quai, barrissant comme un éléphant, tirant sur ses chaînes. Sa bouche arrière est grande ouverte et vous n’avez qu’une seule envie : ne pas lui laisser le dernier mot. Alors, ce sera le vôtre : Ventotene.