Voyage
Postée à l’embouchure de la Vistule, sur la mer Baltique, Gdansk a brillé au firmament du commerce depuis le Moyen Âge et s’est habillée de somptueuses façades. Aujourd’hui, la cité portuaire joue les hédonistes, sans éluder ce XXe siècle qui l’a sérieusement amochée.
Deux moustachus bonhommes, en cravate et complet veston, se donnant gaillardement une poignée de main. C’est la seule image qu’on a trouvée, dans les méandres de Google, montrant, côte à côte, les deux célébrités de Gdansk : Günter Grass et Lech Walesa. Le premier, écrivain allemand, décédé en 2015 à l’âge de 87 ans, le second, syndicaliste et homme d’État à la retraite, tous deux Prix Nobel – de littérature pour l’un, en 1999, de la paix pour l’autre, en 1983.
C’est pour ces deux hommes qu’on a voulu voir Gdansk, comme si en humer l’air, en tâter la topographie, complexement déployée sur le delta de la Vistule, quand bien même tout a changé depuis la jeunesse de ces deux-là, allait nous édifier sur ce que le mot « Europe » veut dire. Si Walesa, électricien aux chantiers navals de Gdansk, n’avait pas, en 1980, cofondé Solidarnosc – avec Anna Walentynowicz, opératrice de grue sur ces mêmes chantiers, à qui Volker Schlöndorff consacra un film intitulé L’Héroïne de Gdansk –, lequel galvanisa, depuis Gdansk, les grèves massives qui ont secoué la Pologne en 1988, déclenchant dans leur sillage la chute du gouvernement communiste et inspirant ensuite les Berlinois, puis tout le bloc de l’Est, à quoi ressemblerait la carte du continent ?
Si Grass, germanophone comme 95 % des habitants de la ville avant 1945, n’avait pas écrit ces romans si fantaisistes et savants, dont « Dantzig », comme on disait en allemand, est le décor – avec un poisson de la Vistule doué de parole comparaissant devant un tribunal féministe (Le Turbot, 1977), avec un garçonnet tambourinant et criant d’une manière si stridente qu’il casse les vitres (Le Tambour, 1959, dont Schlöndorff, encore lui, a fait un film, Palme d’or à Cannes en 1979) – et raconté si richement notre XXe siècle, à quoi ressembleraient les lettres européennes ?
Alors, avant d’y mettre un pied, on a le fantasme d’une Gdansk rebelle, héroïque, peut-être même un peu rigolarde, eu égard à la photo précitée, prise ici même en 2007, sur laquelle nos compères Grass et Walesa ont l’air d’être d’une très belle humeur.
Gdansk, une ville florissante martyrisée
Ce qu’on découvre d’abord, c’est qu’elle est très coquette en son centre-ville (Glowne Miasto), avec ses ribambelles de maisons ocre, moutarde, pistache, hautes et étroites comme si Amsterdam ou Bruges s’étaient téléportées sur les îlots, bras, canaux, chenaux de la Vistule, et pour cause, puisque c’est à des architectes flamands de la Renaissance qu’on doit la physionomie de la vielle ville. Depuis le Moyen Âge, la ville-état de Dantzig, port florissant bourré de greniers, aimante toute une communauté de négociants nord-européens autour d’un noyau d’autochtones allemands, polonais, juifs et kachoubes – peuple des bords de la Baltique.
Les franges bourgeoises de ce petit monde cosmopolite en pinçaient pour le médiéval rococo. Mais ces architectures qui nous régalent aujourd’hui sont presque neuves. Elles datent des années 50-60, quand la Pologne communiste reconstruisit à l’identique, au pignon près, ce centre-bourg que les nazis avaient occupé et que l’armée Rouge avait réduit à néant. Si bien que, par endroit, un peu trop pimpante, cette « vieille » Gdansk a parfois des airs de carton-pâte, surtout quand elle arbore des devantures de Starbucks et autres Costa Coffee, comme dans la si touristique rue Longue (ulica Dluga).
D’ailleurs, le soir, ce qui vous semblait être un petit centre-ville propret s’encanaille crescendo. Comme si toute la Pologne venait fêter là ses enterrements de vie de jeunes filles et de garçons. Les unes, très court vêtues, éclusent des girafes de bière, les autres, tombant la chemise, passent vite aux pintes de mojito et beuglent des chansons paillardes. Passé minuit, ça titube et vocifère de plus belle, la rue Longue se transformant alors en longue « rue de la soif », tandis que les rabatteurs des strip-clubs promettent monts et merveilles à la gent masculine.
Et quand vous vous écartez du centre, suivant les hordes noctambules jusqu’aux anciens chantiers navals, vous réalisez que même là, au beau milieu de ces hangars majestueux de brique presque en ruine, ça bamboche sacrément : la très symbolique rue des Électriciens (ulica Elektrykow) regorge désormais de food-trucks et abrite une salle de concert nommée B90, qui crache les décibels. Tout près, brisant peut-être bientôt ces joyeuses nuits, les promoteurs rodent : un conglomérat flamand promet, affiches à l’appui, de transformer ces vieilles halles en condos rutilants, gardant ici et là quand même un peu de brique pour donner au futurs résidents le frisson de la friche.
Coups de sang et réconciliation
Les électriciens tombés ici pour la Pologne – et pour l’Europe – se retournent- ils dans leur tombe ? On n’a pas posé la question au plus fameux d’entre eux, qui coule désormais des jours paisibles dans sa demeure arborée du faubourg d’Oliwa. On sait cependant que Walesa, le premier président élu démocratiquement de Pologne, a été coutumier des coups de sang. Il a quitté à grand fracas son bébé Solidarnosc en 2006, estimant que le syndicat flirtait de trop près avec les thèses d’extrême droite du parti Droit et Justice, actuellement au pouvoir.
L’année d’après, quelques jours avant que sa main n’empoigne celle du compère Günter, c’est justement contre ce dernier qu’il s’est emporté : dans son autobiographie parue cette année-là, Grass révélait, lui l’homme de gauche, qu’il avait été enrôlé à 17 ans dans les Wafen‑SS. « Qu’on lui retire son titre de citoyen d’honneur de la ville de Gdansk ! » tonna, en substance, Walesa, avant de se raviser, estimant peut-être qu’« on n’est pas sérieux quand on a 17 ans », comme disait Rimbaud, et surtout, peut-être, que Grass n’avait pas eu trop le choix.
Alors cette poignée de main, c’est celle d’une réconciliation : si on enterre ici les vies de garçons et de jeunes filles, on sait enterrer aussi les haches de guerre. Enterrer, mais aussi déterrer, mettre au jour, recouvrir, voilà d’ailleurs des mots qui résonnent fort dans cette ville palimpseste où les tragédies se sont empilées. Pour les commémorer, on a érigé des monuments d’une grandiloquence presque comique, comme le bloc de l’Est en avait le secret.
Pour célébrer les postiers de Gdansk, dont Grass raconte la résistance aux nazis dans Le Tambour, une statue en acier chromé montre un homme blessé tendant son arme vers Niké, déesse de la victoire. Pour honorer les ouvriers navals assassinés, on a dressé trois croix de béton de 42 m de haut avec, sur chacune, une ancre accrochée. Le pape Jean-Paul II, lui-même polonais, les a bénies en 1987 lors d’une mégamesse à la scénographie plutôt kitsch, au milieu d’un terrain vague sur fond d’HLM, avec un autel XXL en forme de proue de navire, quelque part entre un décor d’opéra à la Franco Zeffirelli et une sculpture inflammable à la Burning Man, face à la foule en délire.
Gdansk a le sens du spectacle, c’est certain
Celui de la dignité, aussi. Près de la Gare centrale, il y a un parterre herbeux sur lequel se dressent quelques colonnes et une stèle : on y a gravé des vers de Mascha Kaléko, poétesse judéo-germano- polonaise, dont les œuvres ont subi l’autodafé des nazis. Ce mémorial, modeste à vous serrer le cœur et si puissant, se nomme le Cimetière des cimetières disparus et commémore toutes ces nécropoles, juives notamment, qui ont été rayées de la carte de Gdansk, et tous ceux qui n’ont pas eu droit à une sépulture.
Inscrire dans sa mémoire des lieux disparus, les recartographier pour soi, superposer des photos à des faits et des faits à des toponymes, se livrer à des pèlerinages intimes sur les traces d’un écrivain mort et d’un électricien retraité, n’est-ce pas dresser, dans les recoins de l’esprit, de petits monuments, du moins des collections de pensées, devant lesquelles se recueillir, comme pour tenter de solidifier en soi des tragédies qui nous sont aussi lointaines que familières ?
C’est à ces réflexions divagantes, de celles qui vous viennent quand défile un paysage derrière une vitre, qu’on s’est livré dans le tram reliant la Gare centrale aux faubourgs de Zaspa, où vivait l’électricien Walesa, domicile qui fit aussi office de bureau syndical, et de Wrzeszcz – Langfuhr, en allemand –, où Grass a passé son enfance. Passons vite sur Zaspa : l’immeuble en question n’est qu’une triste barre à la soviétique, n’étaient beaux que les peupliers et cerisiers qui la bordent et le nom de la rue qui la longe (ulica Pilotow, rue des Pilotes, ce qui, pour un leader politique, fait plutôt sens).
Wrzeszcz, en revanche, est fait de charmants immeubles où vit désormais une jeunesse créative qui s’attable devant des macha latte et des avocado toasts dans des cafés à la mode. L’un de ces troquets s’appelle Langfuhr, pile sur un rond-point justement nommé Günter Grass. Vendait-on du thé macha et des avocats dans l’épicerie que tenaient les parents Grass au 13, rue Lelewela (ex‑Labesweg), juste à côté ? Plus d’échoppe aujourd’hui, mais une maison toute simple, repeinte de frais en rose saumoné.
Derrière court le joli ruisseau Strzyza. Les Grass, comme tous les Allemands de Gdansk et comme ceux de Pologne, ont été expulsés après 1945. Des Polonais, parfois eux-mêmes expulsés de Lituanie ou d’Ukraine, les ont remplacés. Musarder dans les artères de Gdansk, en laisser affleurer les histoires, revient à se demander sans cesse « et comment ? et qui ? et où ? », autant d’interrogations qui, lorsque vous les sentez monter et se disperser sans réponses, vous filent des vertiges.
Au 37 de la rue Szeroka, il y a un turbot sculpté par Grass lui-même. Il est muet, à l’inverse du poisson du roman. On n’a pas osé franchir les balustrades qui le protègent, mais la tentation était grande de coller notre oreille à sa bouche, comme on l’a tous fait avec les coquillages. Peut-être nous aurait-il susurré des fables édifiantes pour apaiser les vertiges.