Voyage
Résumé de l’épisode précédent. Comment un cadre au chômage se retrouve escort‑boy d’une jeune journaliste chinoise, avec, comme recommandations : copie clean sur toute la ligne, profil bas, pas touche et retour à Paris dix jours plus tard – cette jeune femme est la fille chérie d’un riche client chinois d’un ami charitable. Tout a été organisé depuis Chongqing, en Chine. Leur Chrysler les attend, cette fois-ci à l’aéroport de Catane, pour un food trip en Sicile.
(Retrouvez la première partie, en Bretagne, avant de vous lancer dans la dégustation de ce second tome de notre food trip, en Sicile)
Déjà, pendant tout le voyage, Liu avait été muette. Cet autisme coutumier ne m’atteignait plus. Lorsqu’on conduit des voitures singulières (la même Chrysler qu’en Bretagne), il y a intérêt à tout surveiller : le volant, les ailes loin derrière, le devant de la route en contrebas des 3 mètres de capot. Taormine n’était pas loin, tout était en place. De Chongqing, la plus grande ville du monde – 82 000 km2, 35 millions d’habitants ! –, un assistant localisait probablement les méandres de notre auto dans les lacets de la route grimpant vers la station balnéaire.
Nous avions chacun notre chambre au Belmond Grand Hotel Timeo, un vrai beau palace où les fortunes viennent exposer leur spleen. « Adossé au théâtre antique, il est né en d’autres temps », racontais-je à Liu. Comme à son habitude, elle était assise sur la banquette arrière, larges lunettes de soleil et visage impassible. Je lui racontais que Truman Capote était venu dans le coin. En 1950, il avait 26 ans, n’avait pas un rond, mais loua quand même une villa pour 50 dollars par mois. Il portait toujours un short, et se rapprocha d’André Gide qui traînait dans le coin : « La fille de Gide est venue lui tenir compagnie, écrit-il. Elle m’a ébahi : 1) parce qu’elle est aussi laide qu’un poêle à bois, 2) parce qu’elle est beaucoup plus jeune que je l’imaginais, à peine 23 ou 24 ans. Comment croire que cette vieille chèvre y soit pour quelque chose ? »
Drôle, non ? Liu restait impassible. Jean Cocteau était aussi dans les parages. Il le décrit : « Sa gaieté rivalisait avec les grelots d’une charrette à âne qui traversait la place. Il éparpillait les mille flèches de son esprit, se répandait, s’exaltait, tour à tour pressant et câlin, lui entourant les épaules, lui caressant les genoux et les mains, le baisant même sur ses joues parcheminées de Mongol. » Gide resta impavide, pour finalement lâcher : « Mais restez donc tranquille, vous dérangez le paysage. »
« C’est d’une beauté à couper le souffle, raconte encore Capote, un incroyable printemps. Nous avons trouvé la plus adorable maison qui soit, à une vingtaine de minutes à pied de la ville, avec un jardin, deux chambres, deux terrasses, un immense salon, une salle de bains et une vue imprenable sur les montagnes, la neige et la mer. » Taormine est alors l’adresse que l’on se refile sous le manteau. Jusqu’alors, c’était un petit paradis insolemment étiré entre les neiges de l’Etna, les amandiers en fleur et l’azur d’une mer offerte. Et puis la mode s’en est allée ailleurs : Saint-Tropez, Ibiza, les îles grecques…
– Vous savez, Liu, c’est un peu ici que la jet-set est née, mélangeant les noblesses romaines, siciliennes et euro… Vous m’écoutez ?!
D’un geste noble, Liu ôta de ses oreilles deux minuscules écouteurs : « Sorry ? » N’étant pas à une vexation près, je décidai de lui présenter le Corso Umberto, sa mollesse commerciale rythmée par le lancinant mouvement des sorbetières. La terrasse du Caffè Wunderbar était vide en ces premières heures de la journée. En contre-champ, près de la porte d’entrée, la meilleure table (la 42) nous attendait. Bon chien, j’allais commander au bar la brioche et le granité de café.
À mon retour, une surprise de taille m’attendait. Liu avait disparu. J’ai pensé un instant qu’elle était aux toilettes. Je m’y rendis. Constatai la présence d’un excellent papier (Scott), d’une orchidée artificielle rose, alors que celle des hommes était blanche. Mais même en vérifiant au fond de la cuvette, Liu n’était toujours pas là. Dans ces cas-là, il faut juste avoir des nerfs d’acier, faire comme le karatéka devant son muret de briques. Juste laisser la vapeur s’échapper des oreilles. Une fois le granité boulotté, le calme revint. Pas Liu. « Il n’y a pas de problème qu’une absence de solution ne finisse par résoudre », disait Henri Queuille.
Je partis donc comme si de rien n’était, allai me promener dans la station, mis un pied dans l’iconique monastère San Domenico, retapé du sol au plafond, flambant neuf. Truman Capote y allait souvent, une suite portait même son prénom (Truman), mais il s’agissait du président américain Truman, qui jamais ne vint.
Dans ma tête, cela commençait tout de même à se tendre. Un verre de vin blanc de l’Etna glacé à l’exquise Villa Sant’Andrea fut parfait pour remettre tout cela d’équerre, et au moment où je reposais le verre sur la table, un SMS fit vibrer tout mon corps. C’était Liu : « Rendez-vous pour le dîner à Syracuse ! » Que faire dans ces cas-là ? Ne pas s’inquiéter, filer à Syracuse. Après tout, la route était allégorique, d’autant que le GPS de la voiture était totalement barré. Il énonçait les directions en albanais ; celles-ci étant au bord de l’aberration mentale.
Passant par des décharges municipales, comme des venelles au bord d’un ravin dans des paysages bibliques, au-dessus d’une mer d’éthylène. La Sicile, pour cela, est unique.
Elle seule sait autant enthousiasmer par une sorte de stoïcisme naturel. Le monde entier lui est passé dessus – Normands, Arabes, Wisigoths, Vandales, Espagnols, Bourbons, autocaristes… – tant elle était désirée. Le trajet prit trois fois plus de temps, juste pour apprécier les délices de ce genre de voyage en automobile. On est alors versé dans la notion de fuite, celle qui nous rapproche de nous-même.
Syracuse nous attendait (la banquette vide et moi) avec une lumière divine, une cité digne de sa légende, des décrochements de ruelles d’Ortigia (Ortygie) et des irruptions d’églises, de temples à rendre dingo. Dans nos deux chambres réservées dans un boutique- hôtel (en fait un Airbnb), le réseau téléphonique chutait délicieusement, la pomme verte chimique enrobait le tout. Mais toujours pas de Liu. Régulièrement, je lui adressais nos points de chute soignant l’ambiguïté, feignant la normalité, pour nos matons planqués au fin fond de la Chine.
Pour toute réponse, un « OK » et un soleil jaune bouton d’or. Le temps de s’agenouiller devant la chapelle de Sainte-Lucie (elle est née à Syracuse) dans le Duomo (la plus belle place baroque de Sicile), de se perdre dans les venelles d’Ortigia d’acheter des amandes d’Avola, de baver devant les offres immobilières, il ne restait plus qu’à chantonner la chanson d’Henri Salvador : « J’aimerais tant voir Syracuse […] Avant que ma jeunesse ne s’use […] Pour m’en souvenir à Paris. » Nos lèvres murmurent souvent la musique d’un voyage.
L’heure du dîner approchait. Table fut réservée à la Nuova Luna Rossa sur les recommandations de Chongqing. Les spaghetti alle vongole étaient joliment frais, mais le temps fut fort long et l’adresse un peu trop touristique. Le serveur, sans doute roué par une clientèle sans ressort, proposa un vin sans nom, alors que, partout en Sicile, l’accueil est délicieux. En témoigne le lendemain, au bar Cristana, près du marché, piazza Emanuele Pancali. La chaleur commençait à tomber lascivement. La terrasse était pleine de petits vieux irrésistibles, et le serveur, passablement occupé. Mais il prit tout son temps pour m’expliquer les pâtisseries du jour. Un vrai bonheur. Il chantonnait. Je l’interrogeai sur le sens de cette ritournelle. Cela donnait ceci : « Je te fais confiance / mais si tu me trompes, je te pardonne / mais si tu me le fais deux fois / je peux perdre la tête. »
Toujours pas de Liu.
Juste un message rassurant avec ce petit soleil imbécile : « Retrouvons-nous ce midi. » Est-il nécessaire, dans ces cas-là, de rappeler que mille scénarios passent par la tête. À commencer par un enlèvement avec rançon, et une castration chimique pour ma pomme. Ensuite, un rapt amoureux, mais connaissant la demoiselle, il fallait qu’il fût bien intrépide, celui qui s’en approchât. Pendant que ces idées torves tournaient dans ma tête, j’ai pu constater que la cuillère faisait de même dans le granité avec panna montata du Caffè Sicilia, l’adresse culte de Noto. Pour tout dire, je ne voulais pas céder à sa stratégie oblique : me la rendre obsessionnelle. Ce qui fut le cas. La ville de Noto est tout simplement magnifique, elle aussi. Du reste, les adjectifs commencent à s’épuiser à force de complimenter. C’est trop bien, quoi ! Alors, on ne dit plus rien. On ouvre le bec comme un crétin. Ce doit être cela finalement le bonheur…
La grosse voiture reprit la route – la SS 115 – et nous conduisit à un boui-boui sans conséquence. Ce qui me fit m’arrêter ? Il y avait là deux Vespa vert lézard, une Lexus toute neuve et de quoi garer mon transbordeur américain. Le bar-tabac était vide en ce début de service. Lentement, il se laissa remplir de familles en sortie. Nous étions un dimanche. La salade de tomates à la ricotta était fabuleusement bonne, le prix, dérisoire (4,50 euros), et mon vocabulaire, encore plus pauvre. Il y eut comme un froid silencieux dans la salle à manger. Pour une fois, j’étais dos à la porte, et les tablées se tournèrent comme un seul homme vers une apparition en tunique de tulle semi-ajourée, sur talons hauts et demi-sourire d’adolescente innocente : Liu.
Elle dévora un pane condito au jambon sorti du four comme si elle n’avait pas becqueté depuis des mois. Elle se contenta de me questionner. Demanda le programme à venir : un bain de mer au bord d’une ancienne conserverie de thon à la réserve naturelle de Vendicari. Et surtout Ispica, où nous retrouvâmes, par une après-midi torve et chaude comme un velours noir, l’atmosphère torride du film Divorce à l’italienne de Pietro Germi (1961), avec Marcello Mastroianni, alias le baron Féfé.
– Andiamo ! lança-t-elle avec un accent irréprochable, signe indéniable d’une plongée linguistique encore fraîche.
La route fut un enchantement, avec toujours ce GPS de martien. Une fois même, à Marina di Ragusa, il nous porta vers une fête foraine en train de s’installer sur une placette face à la mer
– Fermiamoci qui, disgraziato ! fit-elle avec une belle assurance. Ce que je compris comme « arrêtons- nous, “gentilhomme” ! »
On se serait cru dans un film de Fellini. Ou de Pasolini. Un soleil de marteau, l’azur fumant presque, des supercostauds au travail qui faillirent tourner de l’œil en voyant l’apparition d’une sainte Vierge juchée sur ses mules en osier tressé. Elle leur parla en italien longuement et nous repartîmes pour la fin du voyage. L’Art Hotel de Modica était gentiment fatigué dans sa modernité essoufflée, mais incroyablement situé au pied du duomo, et l’ouverture d’une gorge blondissante de roches et de façades. Puis vint Raguse. Des chambres proprettes y étaient dédiées à des écrivains. Elle choisit celle de Sciascia. Au jardin municipal, Liu décida de choisir un banc singulier.
– Vous savez pourquoi il est rouge ?
– Euh, non…
– Dans chaque ville de Sicile, il y en a toujours un pour rappeler les violences faites aux femmes et le comportement respectueux qu’on doit leur porter.
Ainsi recadré, nous retrouvâmes la ville et son étonnant Duomo di San Giorgio, une église baroque de 1775. Construite de façon extravagante, légèrement convexe, elle se positionnait presque en diagonale, alors que les escaliers rectifiaient l’alignement pour rejoindre la rue principale, celle de la passeggiata, la promenade vespérale où l’on montre ses nouvelles dents, ses enfants et sa bonne humeur.
– Vous savez pourquoi ? fit-elle en se mettant dans un profil avantageux.
– Euh, non…
– Parce qu’ainsi on peut tout admirer en un seul coup d’œil, sa façade et son joli dôme derrière.
Il ne me restait plus qu’à m’hydrater abondamment.