Voyage
Occupant une péninsule à l’extrémité du golfe des Poètes, Portovenere est une bourgade de fin du monde. Un finisterre de rêve, tantôt joyeusement bariolé, tantôt sombrement hiératique, sur lequel planent les fantômes de Vénus, Pétrarque ou Byron. Une villégiature pour VIP aussi, même si elle n’en montre presque rien. Où chaque mur semble vouer un culte aux beautés âpres.
Tout, à Portovenere, est si charmant, si croquignolet, si plein de superbe que ce qui vous frappera d’abord, comme une claque qu’on n’a pas vue venir sur un visage béat, comme un caillou (rugueux) dans la chaussette (en fil d’Écosse), ce sont ses rarissimes mochetés. Portovenere, c’est un village pour adorateurs de la beauté – le suffixe « venere », étymologiquement, vient de « Vénus », déesse du beau s’il en est.
Un village adoré des poètes – de Pétrarque à Byron – et de la jet-set – Patti Smith s’y relaxe, Steven Spielberg y promène son chien. Oui, bien sûr. Mais ce qui vous cogne au coin de l’œil, en premier lieu, quand vous atteignez, après moult virages le long de la mer, cette petite péninsule, c’est un immeuble administratif en béton de la plus sévère des espèces, 60’s-70’s en diable, mastoc, grisâtre et anguleux, où se loge la Biblioteca civica, le commissariat de police, quelques appartements de fonction façon cages à lapin – même si, de là-haut, quand même, on voit la grande bleue en panoramique – et une supérette tristounette.
Une sorte de verrue, en somme, qui n’a rien de vénusien (ni de vénérien, rassurons-nous) et qui dénoterait moins, du coup, dans les faubourgs industrieux de La Spezia, la grosse ville à 10 km de là, que sur ce petit port en forme de rêve pastel. Mais en Italie, même le moche sait être riant. Ou plutôt, les mochetés à l’italienne ont le climat, la lumière, la géographie pour elles, et savent en tirer bon parti. Alors, cet immeuble campé au no 9 de la via Giuseppe Garibaldi de Portovenere épouse le relief pentu du village par l’entremise de piliers aériens, lesquels ménagent des dalles, passages et escaliers empreints de mystères qui, aux esprits imaginatifs, évoqueront une toile de Giorgio De Chirico, tandis que, depuis ses balcons, des gerbes de plantes grasses cascadent, comme arrivées là au gré des vents.
Moche, vraiment ? Les Portovénériens, si vous partagiez avec eux ce jugement-là, l’accueilleraient d’un haussement d’épaules, l’air de dire que l’aura séculaire de leur bourgade s’accommode de tout. Que rien ne la ternit. Que les errances architecturales la renforcent même. Leur lieu de rassemblement favori, d’ailleurs, n’a rien de pittoresque.
Le cœur de Portovenere
Les quais mignonnets du port ? Les piazzette du centrebourg ? Juste bons pour les touristes. Le point névralgique de Portovenere, c’est cette grosse piazza Bastreri, aux portes du centre historique, qu’un urbaniste un peu pataud a affublée d’un rond-point sur lequel plastronne le blason du village. Il y a des pins parasols qui prodiguent une ombre généreuse, mais, en ce dimanche radieux de février, lors de notre visite, les riverains ont préféré s’asseoir sur ledit rond-point et tout autour.
Les bambins courent partout. Les aïeux cramoisissent consciencieusement, dardant leur visage vers le ciel en fonction de la course du soleil comme le font les tournesols. Entre les deux âges, les adultes conversent, de plus en plus fort et de moins en moins masqués, à mesure que la journée avance, peut-être parce qu’au fil des heures les allers-retours au bar- cremeria Cicciotti – le seul ouvert, saison basse et Covid obligent – se font plus fréquents : spritz pour les uns, bières pression pour les autres, cicchetti pour tout le monde et pour éponger.
Pas l’ombre d’un touriste, évidemment. Portovenere, à l’heure qu’il est, est un village catastrophé comme tant d’autres, mais ses habitants, ce jour-là, semblent nous dire « au diable le spleen ». Seuls « étrangers » – étranger, ici, peut désigner l’habitant du village voisin –, quelques ouvriers qui redallent les quais du port avant la belle saison.
L’auberge de jeunesse est privée de jeunesse. Le Grand Hotel a remisé tout son mobilier, lequel, sous son linceul de plastique, attend des jours meilleurs. Quelques fastueuses villas, sur les hauteurs, ne manquent pas de vie toutefois. L’une d’elles est même, semble-t-il, le cadre d’une garden-party, d’après les sons qui nous parviennent – des tubes de Raffaella Carrà, des verres qui s’entrechoquent pour trinquer, des voix avinées, des corps qui se jettent sans cérémonie dans une piscine –, sans que les hautes clôtures en dévoilent quoi que ce soit.
Coupé sport et carte postale
On a quand même vu passer, garant plus bas leur coupé sport, trois jeunes gens B.C.B.G. au possible, méchés, très classiquement, mais très chiquement vêtus, réussissant la prouesse de porter leur FFP2 noir effet cuir sans qu’aucune buée ne voile leurs verres fumés griffés. On les imaginerait volontiers sortis d’une pub pour mocassins Tod’s, grimper dans une embarcation bien lustrée pour quelque régate dominicale, mais non, ils se dirigent vers ladite villa, les bras chargés de spiritueux.
Qu’est-ce qui fait donc courir la frange huppée de l’Italie vers ce microvillage coincé entre mer et monts ? Presque trois fois rien. Un restaurant pour VIP qui ne paie pas de mine. Un front de mer de carte postale : il s’agit d’une longue suite de bâtisses hautes et fines au coude-à-coude, collées-serrées et un peu collet monté aussi, qui toutes arborent des déclinaisons rouille et ocre, certaines jouant les originales en se maquillant de bleu pâle.
Elles forment une muraille délicatement bariolée qui, depuis des siècles, fait consensus chez les esthètes, au premier rang desquels Pétrarque qui, paraît-il, aurait dit que même Minerve en oubliait sa patrie, en arrivant à Portovenere par la mer – on sait pourtant que Minerve avait toute sa tête, elle la déesse de l’intelligence.
Plus prosaïquement, ce front de mer compact avait au Moyen Âge une fonction défensive, eu égard aux armées génoises et pisanes qui, par ici, se canardaient à tout-va. Alors, derrière ces charmants immeubles, on se retranchait. Des fortifications diverses prenaient ensuite le relais, lesquelles ceignent encore aujourd’hui le village de tous côtés, jusqu’à mourir dans la mer à son extrémité sud, là où, dans l’Antiquité, s’élevait un temple dédié au culte de Vénus Érycine.
La mythologie de Portovenere
La déesse, née de l’écume selon la mythologie, devait s’y plaire, car les vagues, ici, frappent fort. Ces roches et ces eaux, le poète génois Eugenio Montale, nobélisé en 1975, en a traduit toute la portée fantasmagorique, toute la troublante éternité, dans ce poème intitulé tout bonnement Portovenere – les plus observateurs d’entre vous le repéreront peut-être en passant, gravé sur un mur du village –, qui nous dit : « Là fuoresce il Tritone/ dai flutti che lambiscono/ le soglie d’un cristiano/ tempio, ed ogni ora prossima/ è antica. […] » (là surgit le Triton/ des flots qui lèchent/ les marches d’un temple/ chrétien, et chaque heure à venir/ est ancienne. […])
Ce Triton dont le cœur balancerait entre poly- et monothéisme a peut-être reçu, allez savoir, la bénédiction du patron des marins, saint Pierre. Car en lieu et place du temple de Vénus, on a érigé au XIIe siècle l’église San Pietro, petit édifice d’une dignité implacable qui fait corps, avec ses rayures de marbre noires et blanches, avec la minéralité du cap pierreux et des remparts.
Plus rien n’est croquignolet, ni joyeusement polychrome ici. Tout respire la solennité. Alors, quand les cloches de San Pietro sonnent l’angélus sur ce petit finisterre, dans la solitude d’un mois de février, on en tremblerait presque. On s’est laissé dire que San Pietro était l’un des lieux favoris d’Andrea Bocelli, le crooner lyrique aveugle qui trône sur les charts italiens depuis des décennies.
Est-ce à dire que l’âpreté, ici, est palpable ? Que, même sans images, il y a du grandiose dans l’air ? Le chanteur a tourné ici un clip dans lequel il reprend l’Hallelujah de Leonard Cohen, façon ténor. On y voit ses paumes saisir les pierres sombres, son corps épouser le relief accidenté, pendant que des danseurs et danseuses à peine vêtus de sous-vêtements couleur chair surgissent des eaux – des Triton et Vénus façon « dieux et déesses du stade », dont notre Montale aurait peut-être ri.
Il faut voir encore cette vidéo de 2018 dans laquelle Bocelli et son fils Matteo, tout de blanc vêtus, entonnent, aux abords de San Pietro, en duo et en anglais, Fall On Me, pendant que volettent tout autour des milliers de flammèches, comme si toute la presqu’île de Portovenere n’était plus qu’une énorme retraite aux flambeaux.
C’est un peu kitsch, avouons-le. Mais si le moche, ici, n’est jamais très loin du beau, le kitsch, lui non plus, n’est jamais sans panache : personne ne contredira Byron qui écrivait, lyrique, « Italie, ô Italie, tu as le don fatal de la beauté » dans Le Pèlerinage de Childe Harrold. Une beauté qui, visiblement, maintenait le poète en bonne forme, lui qui, depuis Portovenere où il séjourna un temps, nageait comme qui rigole les quelque 7,5 km qui le séparaient de Lerici, de l’autre côté de la baie, où ses amis Percy et Mary Shelley – le premier, auteur d’Alastor ou l’Esprit de la solitude, la seconde, autrice de Frankenstein ou le Prométhée moderne – résidaient parfois.
« Il golfo dei Poeti »
On surnomme ladite baie, personne ne s’en étonnera, « il golfo dei Poeti ». En temps normal, sur ces eaux, les mégapaquebots de croisières se tirent la bourre – à proximité immédiate, les villages mythiques des Cinque Terre sont d’autant plus photogéniques, paraît-il, qu’on les shoote depuis la mer.
Mais aujourd’hui, les mastodontes estampillés Costa ou MSC stationnent au large du golfe : ils sont une demi-dizaine, immobiles, au sein desquels on imagine de longs couloirs éteints et un équipage réduit à la portion congrue qui ne sait plus s’il espère ou redoute la remise à flot. Les seules embarcations qui aujourd’hui, sur le golfe, s’en donnent à cœur joie, ce sont les tipo palio, sorte de barques de pêcheurs pourvues de quatre paires de rames.
Tous les villages de la baie compétitionnent une fois l’an, à l’occasion du Palio del Golfo, le premier dimanche d’août, mais, à Portovenere, on s’entraîne déjà d’arrache- pied. Dès potron-minet, ce dimanche matin-là, voilà les jeunes rameuses et rameurs qui bataillent avec l’eau glacée pendant que leur entraîneur, vieux loup de mer qui aurait pris de l’embonpoint depuis qu’il s’est retiré des pêcheries, leur crie dessus comme un possédé depuis son Zodiac à moteur.
Il faut dire que ces dernières années, Portovenere n’a pas brillé au firmament du Palio. Le Grazie, village voisin, ou Muggiano, plus loin, dominent les palmarès, alors il serait temps pour les Portovénériens de redorer leur blason.
Car on est fier, ici. Dites aux habitants que vous trouvez Lerici, la bourgade chérie des Shelley, mignonne, ils vous jetteront un regard noir et ne prendront même pas la peine de relever vos propos blessants. Ils bichonnent, il faut dire, les quatre ou cinq ruelles (à tout casser) qui composent leur centre médiéval.
De part et d’autre des portes, sur les rambardes, cactus et crassulas s’épanouissent. Quelques rares dames à la permanente impeccable devisent à même la rue, assises sur des chaises en osier. Des chats de race paressent, un peu hautains.
Crêuze et scalinate
Et on entend au loin, pour parfaire le tableau, un piano un rien désaccordé qui s’essaie courageusement aux Polonaises de Chopin. Il y a aussi cette Osteria del Carugio, le restaurant d’Antonella Cheli, cheffe à lunettes aux airs d’intellectuelle milanaise, où tout n’est que charmes : des voûtes de brique, des carreaux de ciment d’antan et des plats ligures comme on en fait plus, à l’image de la mesciua, cette soupe de pois chiches et haricots blancs faite pour tenir au corps des marins et qu’Antonella arrose d’une huile d’olive exquise, forte, flamboyante.
Elle nous vient tout droit des jardins du Timone, cette oliveraie qui s’ébroue sur les pentes nord du village. Pour arriver là-haut, il faudra grimper quelques scalinate (ruelles escaliers) qui se transforment peu à peu, à mesure que l’altitude augmente et que les villas s’espacent, en crêuze (mot génois désignant les chemins pour mulets), puis en superbes chemins creux, bordés de hauts murs de pierres sèches soutenant les cultures en terrasses.
Le long de l’ascension, vous aurez croisé, quand c’est la saison, des mimosas aux senteurs de miel, des jasmins aux senteurs de l’Orient, des romarins dont les fleurs ne sentent pas grand-chose, mais on les excuse, et puis, enfin, ces majestueux oliviers, dont les feuillages argentés titillent les bleus-verts du golfe. Gageons que si nous étions l’un de ces oliviers, nous aussi, face à un tel panorama, nous ferions tout pour donner la meilleure huile.
C’est de là-haut, aussi, que Portovenere vous apparaîtra peut-être de la plus étonnante des façons. Le seul édifice entrant dans le cadre de vos yeux, écrasant tout le reste, c’est le château fort flanqué de tours génoises et de murailles crénelées, contre lequel Portovenere s’est blotti. Il confère au village le charme des cités-bastions, celles qui s’enserrent dans d’inextricables réseaux de hauts murs, tunnels, douves, ajoutés par couches au fil des siècles.
Leur complexité est d’autant plus grande, ici, que les pentes sont aiguës. Faute de terrains plats, on a installé le cimetière municipal dans un renflement de muraille, comme en équilibre entre falaise et mer, un lieu qu’on n’aborde pas sans crainte. Non que nous redoutions les esprits et autres feux follets, ça non, mais depuis trois jours, toute la Ligurie ne parle que du cimetière de Camogli, à quelques kilomètres de là, en équilibre sur une falaise lui aussi, qui s’est effondré dans la mer, emporté dans un glissement de terrain.
Et la presse locale de montrer en pleine page des cercueils à la dérive, d’autres attachés en file indienne et tirés par les gardes-côtes. Images tragicomiques, pile entre délire fellinien et commedia dell’arte. Alors, d’un pas le plus léger possible, on s’est aventuré le long des casiers funéraires de Portovenere, tous fleuris de faux chrysanthèmes, pimpants sept jours sur sept, tandis que sur les tombes on a planté des plantes grasses à larges feuilles.
Celle d’une certaine Pierina Trieste (1883-1956) est carrément un mausolée, digne des architectures de Carlo Scarpa, rayé de marbres noirs et blancs comme l’église San Pietro qu’on aperçoit plus bas Tout cela, bien sûr, s’étage vertigineusement au-dessus de la mer et il y a même une petite table pourvue d’une chaise unique, avec vue plongeante sur le ravin, comme pour converser avec soi-même ou avec les siens disparus.
« Quelle chance ont les morts d’être enterrés face à un tel paysage ! » dit la cantatrice romaine Cecilia Bartoli à propos du cimetière de Bonifacio, en Corse, près duquel elle séjourne souvent. Connaît-elle Portovenere, cette villégiature où le moche, le spleen, le kitsch et même le deuil confinent au sublime ?
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