Voyage
Elle était empêtrée dans une identité hybride, garrottée entre mer et montagne, coincée entre Nice et Marseille, partagée entre la Marine et les civils. Toulon ose enfin assumer ces contrastes, se révèle et se réveille. Longtemps tellement discrète qu’elle était difficile à dessiner, cette fausse moche fait son coming out.
Prendre un téléphérique dans une ville de bord de mer, ça ne viendrait pas immédiatement à l’esprit. C’est pourtant la meilleure façon de faire connaissance avec Toulon. Vous sautez dans la jolie petite cabine rouge au look sixties conçue par le designer Patrick Jouffret, et vous voilà téléporté à Rio. En quelques minutes de grimpée à vous filer le vertige, tandis que les parfums de garrigue vous assaillent, la grande bleue explose sous vos yeux. À vos pieds, la ville s’étire en longueur entre mer et montagne, un peu comme une vallée.
À droite, le port militaire qui phagocyte tout l’ouest de la rade. Principale base navale française, il abrite la majeure partie de la force d’action et quelques pépites de technologie, porte-avions Charles de Gaulle et sous-marins nucléaires d’attaque compris. À gauche, la ville des civils, un tiers provençale, un tiers haussmannienne, un tiers moderniste – mélange étrange, on vous l’accorde –, prolongée par un long cordon de plages et de criques.
Cette topographie en couloir n’a pas servi la préfecture du Var et l’a longtemps cantonnée dans les recoins sombres des métropoles mal aimées. Elle fut celle que l’on traverse en venant de Nice pour aller à Marseille… ou l’inverse, étouffantes grandes sœurs. Dans l’intime proximité du port et de la cité, Toulon a surtout longtemps porté une identité hybride.
La Marine nationale, squattant les deux tiers du littoral, scinde la population entre civils et militaires, le paysage hésite entre bleu et vert, le style architectural, bien qu’émaillé de trésors, est un patchwork… Et l’on ne peut pas dire que l’histoire ait beaucoup aidé : la ville vit encore dans l’ombre du bagne, de la reddition aux Anglais, du sabordage de la flotte – 100 navires de guerre coulés sous le nez d’Hitler en 1942. Elle peine aussi à oublier les années de banditisme, et cet urbanisme anarchique laissé en héritage par l’incurie politicienne des décennies 60 et 70.
Cerise sur le gâteau : la capitale du Var fut la plus grande ville conquise par le Front national en 1995, ce qui a achevé pour beaucoup de la mettre au ban des cités fréquentables. Sans compter cette identité méditerranéenne qui pèse dans les mentalités. Le Havre ou Nantes, ça fait sérieux. Toulon, ça fait pétanque et pastis.
Pépites architecturales
Les habitants furent longtemps les premiers à s’autoflageller. Que de cadeaux, pourtant, dans ce berceau de naissance. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir ce site naturel exceptionnel, la chance de pouvoir partir naviguer et crapahuter en randonnée dans la même journée, cette incroyable rade où Cousteau a découvert pour la première fois les fonds marins, sans parler de ce soleil de qualité XXL brillant trois cents jours par an.
Les pépites architecturales elles-mêmes se sont enfouies sous un manteau d’oubli. Les rez-de-chaussée des hôtels particuliers qui abritaient les officiers de Louis XIV se cachent derrière les vitrines de boutiques franchisées, la Frontale du port, dont l’appartement témoin est signé Charlotte Perriand – excusez du peu –, fut longtemps reniée pour la brutalité héroïque de son architecture. On vient seulement de se souvenir que cet ensemble moderniste signé Jean de Mailly avait reçu, en 1951, le Grand Prix d’honneur de la Triennale de Milan, érigeant Toulon en laboratoire, au même titre que Le Havre, avec Auguste Perret, ou Royan, avec Claude Ferret.
Vaste Monopoly
Les villes qui se sont oubliées deviennent, à l’heure de leur réveil, un grand terrain de jeux pour les urbanistes et les architectes. Toulon en est à ce stade du Monopoly où elle déplace ses pions et redessine les perspectives. Entre l’arsenal et le stade Mayol, temple du rugby, le centre ancien a fait l’objet d’un plan de rénovation globale lancé en 2006 par Hubert Falco, maire et président de l’agglomération.
Ce cœur canaille, ex-terrain de jeux, dans les années 1920, des Parisiens en mal d’ivresse et d’opium – Jean Cocteau et Christian Bérard en tête –, voit maintenant rouvrir ses passages voûtés, dégager ses cours intérieures au profit de bars branchés et fleurir galeries, ateliers de création, boutiques vintage et coffee-shops. Continuant à s’ébrouer, la partie haussmannienne de la ville vient de faire jaillir de terre un impressionnant « quartier de la créativité et de la connaissance », confié à l’architecte Corinne Vezzoni. Quatre hectares de jardins, de bassins et de lignes futuristes, point d’orgue pour cette ville labellisée French Tech dotée d’un technopôle de la mer et d’une université.
Le renouveau artistique de Toulon
La double casquette villégiature/business et le potentiel exceptionnel de cet écosystème en plein essor, au bord de la Méditerranée, n’a pas échappé à Charles Berling, qui tient désormais les rênes de la scène nationale Châteauvallon-Liberté, où se croisent artistes, scientifiques et intellectuels. De son côté, René-Jacques Mayer, directeur de l’école Camondo, cherchait l’endroit parfait pour offrir une petite sœur au site parisien, devenu un peu trop étroit, du boulevard Raspail.
C’est à Toulon, entre l’École supérieure d’art et de design et la médiathèque, au sommet de l’impressionnant bâtiment en porte-à-faux dominant le nouveau quartier, que Camondo Méditerranée a choisi de se poser. L’arrivée de cette école formant des architectes d’intérieur-designers n’est pas étrangère à celle d’un festival international d’architecture d’intérieur.
Descendue des hauteurs de Hyères dans les malles de Jean-Pierre Blanc, directeur de la villa Noailles, cette manifestation s’est amusée depuis cinq ans à se poser dans des « friches » de la ville et à changer d’adresse chaque année. En 2016, les regards se braquaient ainsi sur un hôtel particulier du XVIIe siècle en attente de restauration auquel personne ne prêtait plus attention. Il vient de devenir un hôtel 4 étoiles.
Les Toulonnais ont ensuite redécouvert avec stupéfaction un sublime mess des officiers années 30 endormi depuis des lustres, puis un ancien évêché, cadenassé sur sa cour intérieure et tout à coup réveillé par la fantaisie des créateurs. Toulon s’installe ainsi au cœur de la carte des villes de design en France, voyant se balader dans ses rues, chaque printemps, India Mahdavi, Pierre Yovanovitch, Vincent Darré ou François Champsaur.
L’avenir du Mourillon
Pour l’heure, tout le monde a les yeux braqués sur le dernier projet en date : le rachat du plus bel atout de la ville, longtemps confisqué par la Marine royale : une bande littorale reliant le centre au quartier des plages, le très chic Mourillon. Quarante-quatre hectares pour donner une nouvelle cohérence à la ville, sublime friche les pieds dans l’eau qui a reçu « des mètres cubes » de candidatures de la part du gratin de l’architecture internationale.
La ville joue là l’une de ses cartes maîtresses et chacun y va de son fantasme. René-Jacques Mayer rêve « d’un très long ponton qui déboucherait sur une barge au milieu de la rade pour s’y baigner, lire, danser… » Jean-Pierre Blanc verrait bien un hôtel s’immiscer dans l’ancien blockhaus lance-torpilles posé à l’entrée de la rade… D’autres louchent vers les waterfronts qui font rêver : les Docklands, à Londres, HafenCity, à Hambourg, Union Wharf, à Boston… Les édiles auront-ils le souffle de viser haut ? Réponse dans quelques années.
En attendant, retour au présent et à une autre manière d’aborder Toulon. Emprunter l’un de ces bateaux-bus qui sillonnent la rade pour prendre du recul sur sa silhouette, par exemple, ou encore plonger ses doigts dans un cornet de cade (galette de pois chiche cuite au feu de bois, cousine de la socca niçoise) sur le célèbre cours Lafayette, où se tient chaque matin un exubérant marché.
C’est l’heure des parfums de fleurs, de fruits et d’épices, des revendeurs qui s’interpellent, l’air pétille comme du soda. Vous croiserez peut-être à une terrasse Charles Berling, « amoureux de ce monde en mouvement », ou la chorégraphe Régine Chopinot, adoptée par « cette ville singulière au caractère bien trempé ».
Tous les millennials créatifs qui ont choisi Toulon pour mettre en place des projets d’avant-garde se rejoignent sur un point : ce qu’ils aiment surtout, c’est cette authenticité, ce petit côté populaire qui voit les familles continuer à se retrouver le dimanche dans les cabanons des anses du cap Brun ou partir pêcher sur leur « pointu ».
Ce mélange de simplicité et de sophistication n’est-il pas finalement le secret bien caché de Toulon ? Il manque peut-être encore un chouïa de visibilité à la ville, mais peut-être n’est-ce pas plus mal. « Et si le silence était le modèle de développement choisi par cette ville discrète ? » questionne le sociologue Jean Viard. La discrétion comme essence de sa qualité de vie ? Pourquoi pas : pour vivre heureux, vivons cachés.