Voyage
Souvent présentée, à raison, comme la capitale européenne de la voiture électrique, Oslo est surtout la métropole qui entretient le rapport le plus conflictuel avec l’automobile, qu’elle soit thermique, hybride ou même désormais électrique…
Sur la place Fridtjof Nansen, qui dessert l’entrée de l’hôtel de ville d’Oslo, il règne désormais une ambiance « prix Nobel » tous les jours de l’année. Dans cet espace semicirculaire et pavé, plus une seule voiture n’est garée le nez face au trottoir. Comme chaque 10 décembre, date anniversaire de la mort du fondateur de la prestigieuse récompense, Alfred Nobel. Ce jour-là, ladite place est évacuée le temps de la cérémonie de remise du prix Nobel de la paix dans le bâtiment public en brique rouge qui la domine. Cependant, depuis 2019, les voitures particulières n’y ont plus droit de cité à longueur d’année.
Et des centaines d’autres places de parking ont été supprimées ici et là au coeur de la capitale norvégienne. Les automobilistes ne sont pas à la fête. Ainsi en a voulu la majorité rose-vert à la tête du conseil municipal. C’est une histoire très politique, qui teinte la relation qu’entretiennent les habitants du grand Oslo (1,1 million de personnes) avec les quatre-roues. Qu’ils les adorent ou qu’ils les abhorrent.
En octobre 2015, les travaillistes reconquièrent la municipalité après avoir passé dix-huit ans dans l’opposition. Cette fois-ci, ils forment une coalition avec les socialistes et les Verts. Rassemblant 8 % des voix, les écolos sont alors la petite force montante du moment. Leur vision d’un centre-ville débarrassé de tout véhicule superflu séduit au sein d’un certain électorat citadin gâté par un réseau dense de transports en commun (métro, tram et bus) et la multiplication des pistes cyclables.
Mais dès qu’on s’éloigne du coeur d’Oslo (près de 700 000 habitants), c’est une autre paire de manches. Dans bien des banlieues résidentielles, sur les hauteurs ou le long du fjord baignant la région, la voiture reste souvent perçue comme l’outil le plus pratique pour accompagner les enfants à l’école et dans leurs activités, pour aller travailler, faire des courses dans les grandes surfaces, etc.
D’autant plus que la voiture électrique, boostée à un niveau record par un traitement ultrapréférentiel accordé par les autorités nationales et locales, permet à leurs propriétaires de continuer à conduire tout en se donnant meilleure conscience. Les choses risquent de se compliquer lorsque certains des avantages offerts seront supprimés…
Oslo souhaite devenir « la ville sans voitures »
Mais revenons à l’hôtel de ville en brique rouge et à la nouvelle majorité qui l’occupe. Ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères passionné par les questions de développement et de paix dans le monde, le travailliste Raymond Johansen devient, en 2015, le nouveau maire d’Oslo, à l’âge de 54 ans. D’emblée, il endosse la vision d’une ville « libre de voitures » (« bilfri », en norvégien) que promeuvent ses alliés verts. Après tout, c’est dans l’air du temps dans une Scandinavie qui se préoccupe d’environnement de longue date, bien avant que le reste de l’Europe ne s’y mette vraiment.
Et voilà une occasion toute trouvée pour Oslo de se démarquer davantage de ses cousines nordiques – Stockholm la suédoise, Copenhague la danoise et Helsinki la finlandaise. A chacune sa spécificité. Pour la capitale norvégienne, ce sera donc « la ville sans voitures ». Ou la capitale européenne de la voiture électrique. Peu importe s’il y a une contradiction.
L’essentiel, en cette fin 2015, est d’avancer. A peine élue, la nouvelle équipe annonce son objectif : réduire de moitié les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2020 et de 95 % d’ici à 2030 (par rapport au niveau de 1990). Pour y parvenir, une batterie de mesures sont prévues. Dont l’interdiction pour les voitures particulières, dès la première mandature de quatre ans, de circuler au coeur du centre-ville, à l’intérieur du Ring 1, le premier des boulevards circulaires. Voitures électriques comprises !
De plus, toutes les places de parking gratuites seront supprimées, ainsi que les places payantes gênant la circulation à vélo. La route européenne E-18 – qui relie en pointillé l’Irlande à Saint- Pétersbourg, en Russie –, qui passe par Oslo, ne sera pas prolongée vers l’ouest de la capitale, contrairement à ce qui était prévu. Le métro, lui, sera étendu et au moins 60 kilomètres de pistes cyclables construites d’ici à 2020, date à laquelle la circulation automobile devra avoir diminué de 20 % sur l’ensemble du territoire de la commune.
Pour la tête de liste écolo, Lan Marie Ngyen Berg, désormais responsable de l’environnement et des transports à la municipalité, il s’agit d’une « initiative climatique historique ». « Dans quelques années, une utilisation inutile de la voiture semblera aussi étrange que de fumer à l’intérieur des lieux publics aujourd’hui », lance cette fille d’un réfugié vietnamien devant les caméras.
Inquiétudes et oppositions
Le programme affiché fait grand bruit, y compris à l’étranger, d’où sont bientôt dépêchés des journalistes pour raconter l’histoire. Car si bon nombre de métropoles européennes ont déjà banni les voitures de certaines zones, telles Munich, Hambourg ou Copenhague, Oslo, sur le papier, semble vouloir aller plus loin. De quoi aussi inquiéter toute une frange de la population locale, dont des usagers et des amoureux de l’automobile.
Même si les quartiers à « dévoituriser » à l’intérieur du Ring 1 sont très peu peuplés (un bon millier de résidents), les bureaux, administrations et commerces qu’ils hébergent attirent chaque jour quelque 90 000 travailleurs. Parmi eux, toutefois, seulement 7 % indiquent s’y rendre en voiture, contre 64 % en transports en commun, 22 % à pied et 7 % à vélo, selon une étude de l’Institut de l’économie des transports (TOI).
Il n’empêche. Dans les partis de l’opposition municipale, on dénonce ce programme. Un « mur de Berlin » érigé autour du centre-ville, hasarde une élue conservatrice. D’autres prédisent la faillite des petits commerces dans les quartiers concernés par l’interdiction de se garer.
L’association locale des commerçants et des professionnels des services (OHF), représentant quelque 47 000 employés, se plaint déjà d’une baisse progressive des achats effectués dans le centre-ville. En 2015, ils ne représentent plus que 16 % du total réalisé dans le grand Oslo, contre 30 % quinze ans plus tôt. Les causes, selon elle : une réduction du nombre de places de parking dans le centre, déjà, et la prolifération des centres commerciaux et autres supermarchés en périphérie.
Changement de cap en 2016
Les grands projets de la nouvelle majorité tardent néanmoins à devenir réalité. La mise en pratique se révèle plus délicate que prévu. Il faut s’assurer que les camionnettes de livraison puissent encore circuler, idem pour les taxis et les navettes pour personnes handicapées, pour les ambulances, la police et les camions de pompier. Et, surtout, il faut imaginer ce que l’on mettra en lieu et place des rangées de véhicules garés.
Réduire la pollution, c’est bien. Tout comme reconquérir un espace précieux. Mais pour en faire quoi ? L’opposition a beau jeu de railler un manque de projets concrets, incarnés, vivants. Résultat, un an après son arrivée à la mairie, la majorité corrige le tir. Désormais, le centre-ville, au lieu d’être « libéré » des quatre-roues indésirables, accueillera « le moins de voitures possible ». Nuance de taille.
« Rien de tel n’avait été entrepris à cette échelle à Oslo, se justifie alors Lan Marie Ngyen Berg. L’objectif est que la ville puisse fonctionner et devenir plus vivante. » Pour ne pas perdre la face, les Verts obtiennent que les voitures ne puissent plus passer directement d’une zone du centre-ville à l’autre : pour ce faire, il faut obligatoirement emprunter le Ring 1 (sauf pour les véhicules « utiles »).
Quant au réseau piétonnier, il est densifié ici et là, y compris au-delà de ce boulevard circulaire. Mais des places de parking qui devaient être sacrifiées obtiennent un sursis, jusqu’à nouvel ordre. « Finalement, beaucoup de cris pour pas beaucoup de bière », résumera d’une façon bien nordique le quotidien national Aftenposten, en juin 2020.
Les commerçants, eux, peuvent retrouver un peu de leur sourire. D’après le journal en ligne Nettavisen, ce pas en arrière est le résultat de pressions discrètes exercées par le maire travailliste, le pragmatique Raymond Johansen. Cela n’empêche pas les Verts d’Oslo de quasiment doubler leur score aux municipales de septembre 2019, à 15,3 % des voix, synonyme d’une troisième place.
Les travaillistes, de leur côté, prennent une claque en chutant à 20 %. L’équipe sortante parvient tout de même à se maintenir à la mairie. Malgré les tiraillements internes, l’expérience visant à se défaire des voitures au centre-ville peut continuer. Certes passablement édulcorée par rapport aux proclamations initiales, mais tout de même. Depuis juin, par exemple, la ville subventionne les entreprises prêtes à renoncer à leurs places de parking ou à construire des emplacements pour charger des vélos électriques.
Tant pis si, par ailleurs, la route européenne E-18 sera finalement prolongée vers l’ouest d’Oslo. Il est vrai qu’elle sera en partie enterrée dans un tunnel et que deux des six voies prévues seront réservées aux bus et aux cyclistes.
Place Fridtjof Nansen, du nom de l’explorateur polaire et diplomate norvégien ayant reçu le Nobel de la paix il y a un siècle, la rumeur de la ville paraît lointaine, en cet été 2020, comparé à l’époque où la voiture était reine. Les emplacements naguère utilisés pour se garer sont désormais occupés par des terrasses de café, des bancs, un espace de jeux, des installations en bois, etc.
De temps en temps, une voiture particulière se faufile. Les élus et le personnel municipal bénéficient encore du parking construit sous la mairie, dont les deux tours massives veillent sur le fjord. C’est aussi là que stationnent à l’année les deux véhicules de fonction au service des édiles. Fin 2018, la mairie a fini par troquer ses Audi A8 V6 contre des Jaguar I-Pace HSE. Des véhicules électriques, plus conformes aux principes défendus et à l’image affichée…