Voyage
Avant, pendant, et après l’érection de son iconique musée Guggenheim, la capitale du Pays basque espagnol a toujours eu mille fers au feu. Quitte à faire table rase de son passé minier, naval et manufacturier. Après la parenthèse noire de la désindustrialisation, c’est une santé d’acier que Bilbao affiche aujourd’hui avec, sur son sol, des myriades d’édifices contemporains spectaculaires.
« Il ne faudrait pas que la cerise sur le gâteau éclipse le gâteau tout entier », métaphorise Susana Ruiz, l’architecte en chef du bureau de planification urbaine de Bilbao. La cerise, c’est évidemment le Guggenheim, le musée-monument de 1997 signé Frank Gehry, par l’entremise duquel la capitale du Pays basque espagnol a redoré son blason, voire s’est fait un nom, comme nouvelle destination touristico-culturelle sur laquelle personne n’aurait parié une peseta.
Le gâteau, c’est tout le reste : une municipalité qui remue ciel et terre – enfin, surtout terre – depuis les années 80 pour se débarrasser de ses oripeaux de cité sidérurgique, déboursant des millions pour se reconvertir et se refaire une beauté ; une ville-bulldozer qui dézingue, qui fore, qui rebétonne à tout-va, mais qui végétalise et qui aère aussi, si bien qu’on y déambule aujourd’hui de la plus riante des façons ; une métropole aussi basque que mondialisée sur laquelle, dans la foulée de Gehry, une flopée de lauréats du prix Pritzker, le Nobel de l’architecture, ont posé leur empreinte : Norman Foster, Zaha Hadid, Arata Isozaki, Rafael Moneo, Alvaro Siza.
Bilbao, c’est un catalogue de l’architecture des années 2000-2010
Avec son lot de grands gestes et de gesticulations, de traits de génie et d’errances stylistiques, mais qui, tous, traduisent la façon dont la ville est entrée dans le XXIe siècle : la tête haute. Reste quand même cette idée reçue, qui agace les Bilbayens, selon laquelle le Guggenheim les aurait tirés du ruisseau. En guise de ruisseau, il y a un fleuve, le Nervión, le long duquel le musée de titane s’est lové, mais qui, avant cela, brunâtre, charriait des monceaux de déchets chimico-manufacturiers.
On l’a dragué, dépollué et réaménagé dans les années 90, une époque où le Pays basque, déjà, remontait gaillardement la pente de la désindustrialisation – cette parenthèse noire des années 70-80 où le chômage culminait à 25 % de la population – jusqu’à caracoler, dans les années 2000, en pole position des régions les plus riches d’Europe. Mais ce n’est pas le Guggenheim qui a provoqué cette remontada. Il en est seulement partie prenante.
On est d’ailleurs frappé, à rebours des clichés qui font d’elle une ville grisâtre, par le visage bien portant que Bilbao et ses bâtisses, quelle qu’en soit l’époque, nous offrent. Même Santutxu, son énorme quartier sur dalle sixties en diable, n’est pas sans charmes, lui qui s’ouvre en escaliers sur les contreforts des monts Cantabriques. Sans égaler, bien sûr, les beautés de Zazpi Kaleak, la vieille ville aux murs pastel, de Zabalgunea, le centreville Belle Epoque aux élégantes artères, ni de Matiko, sorte d’adorable cité-jardin à colombages basques, ambiance « week-end à Guéthary », conçue dans les années 1920 par l’architecte Pedro Ispizua.
Une île revisitée par Zaha Hadid
Bilbao semble peut-être d’autant plus pimpante qu’elle a fait table rase de tous ses vestiges industriels – n’étaient ces quelques hauts fourneaux esseulés, encerclés désormais de pelouses au cordeau. Même l’île de Zorrozaurre, jadis cœur battant du Bilbao ouvrier, jadis couverte à 100 % de hangars et d’usines à machines-outils, n’est plus qu’une langue de terre en friche où s’activent les pelleteuses, « car on ne peut plus construire autre part que là, plaide Susana Ruiz. Toutes les collines alentours sont désormais protégées. » Le plan directeur de l’île, conçu en 2003 par une Zaha Hadid pas encore starchitecte, penche davantage vers le tout neuf que vers la réhabilitation : des résidences universitaires, des logements de standing, des bureaux, des jardins ondoyants et des ponts futuristes, fidèles au style Hadid, devraient bientôt surgir.
Palais des congrès XXL
La tabula rasa, c’est encore ce qui a prévalu à Abandoibarra, la zone des anciens chantiers navals, où plastronnent aujourd’hui, autour du Guggenheim, les mégaédifices que la nouvelle Bilbao porte en étendards. En amont du musée, il y a les tours jumelles du Japonais Arata Isozaki qui se sont fichées, en 2004, dans les ruines – laissées apparentes, comme un trophée de guerre – d’un entrepôt de stockage de 1918, tandis qu’à leur pied une passerelle piétonne au look nautique, oeuvre de l’Espagnol Santiago Calatrava, traverse crânement le fleuve.
En aval, un palais des congrès XXL de béton et d’acier, érigé en 1999 par le duo d’architectes espagnols Dolores Palacios et Federico Soriano, et un gratte-ciel sans âme de 165 mètres de haut imaginé par l’Argentin César Pelli – les tours Petronas de Kuala Lumpur, c’est lui aussi –, où siège depuis 2011 la société Iberdrola, géant mondial (mais basque avant tout) de l’énergie. Mais ne boudons pas notre plaisir : sur ces terres gagnées sur le port, Bilbao a aussi construit de délicats bijoux.
Ainsi de ces deux bâtiments universitaires, la bibliothèque Deusto et l’auditorium Bizkaia, dont la pureté des lignes et la justesse des proportions semblent tacler en filigrane leurs imposants voisins. La première, par l’Espagnol Rafael Moneo, est un grand bloc composé de pavés de verre qui hésite entre la courbe et l’angle. Le second, par le Portugais Alvaro Siza, un grand bloc aussi, mais de marbre, qu’on a percé de larges ouvertures rectilignes. A l’intérieur, l’architecte a dessiné le moindre détail, de ces panneaux de bois de cerisier qui habillent les ascenseurs jusqu’à ces corbeilles à papier aux allures de petites sculptures minimalistes, tout en dépouillant quasi monacalement l’ensemble, « si bien que les étudiants qui travaillent ici vous feront part d’un sentiment d’élévation de l’esprit, s’enthousiasme, lyrique, Hector Hernando, le directeur des lieux. C’est exactement à cela que Siza voulait parvenir. »
Mais Bilbao n’est pas sectaire.
Si Siza et Moneo les cérébraux y ont toute leur place, les blagueurs, voire les déconneurs, ne sont pas en reste. Prenons l’immeuble Artklass, un ensemble résidentiel de 2011. Tourelles dorées, colonnades, statues gréco-romaines, balcons-serres typiquement basques, touches d’architecture alsacienne… n’en jetez plus, le Luxembourgeois Rob Krier a pastiché à qui mieux mieux – too much, sans doute, mais le résultat est sacrément marrant.
Même sens de la rigolade chez notre Philippe Starck national qui, plus élégamment quand même, a transformé la Alhóndiga, entrepôt à vin de 1909, en centre culturel foufou. Derrière les façades d’époque, il a conçu de grands volumes qui semblent tenir en équilibre sur 43 colonnes facétieuses, dont l’une s’habille d’une patte de dragon comme si le nouvel an chinois allait démarrer d’un instant à l’autre, une autre se la joue temple grec, tandis qu’une autre encore fait des clins d’œil à Ettore Sottsass, et tout le monde, bambins comme troisième âge, slalome entre elles, folâtre ou s’assoit un instant sur un banc. Ne tiendrait-on pas là la plus sémillante des places publiques ?
Idom, principal acteur local à Bilbao
Face au gratin planétaire de l’architecture qui remodèle depuis vingt-cinq ans la ville, on peut se demander si les agences locales ont eu elles aussi leur part du gâteau. Renversons la question : et si l’expertise locale en matière d’édifices n’y était justement pas pour rien dans ce prestigieux remodelage ? Idom, une multinationale basque spécialisée dans l’ingénierie et l’architecture, édifie aussi bien des usines d’ammoniac en Algérie que des gares TGV en Pologne.
Ce sont les ingénieurs d’Idom qui ont supervisé tout le chantier du Guggenheim dans les années 90, tandis que les architectes ont semé pléthore de bâtisses dans toute la ville. A commencer par le propre siège mondial de l’entreprise, strict parallélépipède noir qui trône sur le quai Zarandoa, juste en face de l’île de Zorrozaure, et qu’on a coiffé d’une sorte de vigie. L’image en dit long : c’est comme si Idom surveillait la bonne marche de la ville et les métamorphoses de l’île.
« La catedral del futbol »
C’est d’ailleurs à la multinationale qu’on a confié en 2006 la conception du nouveau stade San Mamés (en lieu et place de l’ancien stade de 1913, qu’on a mis à terre), la maison mère de l’Athletic Club, si cher au cœur des locaux. « Il y a deux religions à Bilbao, théorise Susana Ruiz. Le catholicisme et le foot ». Et il y a d’ailleurs de fortes connexions entre les deux : les joueurs de l’Athletic sont appelés « los Leones » (« les Lions »), car, selon la légende, le martyr chrétien saint Mammès savait parler aux grands félins ; le stade San Mamés, anneau de métal graphique et rutilant, est surnommé « la catedral del futbol ».
Avant de s’attaquer à « la cathédrale », Idom s’est fait la main sur la Bilbao Arena, l’immense – et un peu m’as-tu- vu, disons-le – palais des sports indoor où se tiennent les compétitions de handball et de basket. Là aussi, c’est un savant anneau de métal qui ceint l’édifice, sorte de manteau d’écailles en dégradés de verts fluo – pourquoi diable cette couleur-là a-t-elle trusté l’architecture des années 2000/2010 ? – soutenu par de fins pilotis en V.
Une manière pour la bâtisse de jouer avec le paysage, flottant tantôt dans les airs ou prolongeant tantôt les étranges mamelons verdoyants qui l’entourent : l’Arena occupe l’ancien site minier de Miribila, d’où l’on extrayait le fer jusqu’aux années 70. Quant à l’intérieur, il a également été pensé pour accrocher l’œil, voire les caméras, tant les gradins vert, jaune et orange, composent un tableau pointilliste qui pétarade et éblouit, « si bien que lorsque l’Arena n’est qu’à demi occupée par le public, on a quand même l’impression, à la télévision, qu’elle est pleine à craquer », se marre Iñaki Mintegi, le chef des opérations du lieu.
Bilbao chouchoutant ses sportifs
Il faudrait encore parler du fronton Bizkaia, mastodonte d’ardoises noires de 24 000 m² tout à la gloire de la pelote basque que Javier Gastón, architecte bilbayen, a également construit sur l’ancienne mine. Car, chacun à leur façon, tous ces équipements nous racontent par la bande un peu de l’identité de la cité : ils fédèrent les foules tout en passant par-dessus le passé, au sens propre ; ils marquent, par leur style et par leur gigantisme, tous les esprits.
Est-ce un hasard d’ailleurs si, à Miribila toujours, se dresse une toute nouvelle église livrée par l’agence locale IMB en 2009, ajoutant à ce nouveau quartier ce qu’il faut de spiritualité ? Quand on entre à Santa María Josefa, c’est son nom, on est frappé d’illumination – au moins au premier degré. Des vitres teintées en jaune, orange, mauve, rose et bleu jettent à l’intérieur d’une nef sobrissime des aplats de lumières et des rais chromatiques.
Un métro signé Norman Foster
La Bilbao contemporaine a décidément le sens du spectacle : il y a « une cerise sur le gâteau », et puis, pour filer la métaphore pâtissière, tout autour, plein de fruits confits hauts en couleur. Mais le glaçage, les couches et les sous-couches du gâteau ont aussi toute leur importance. La Bilbao du ras du sol et des sous-sols a, elle aussi, beaucoup à nous dire.
Dès 1995, la ville s’est dotée d’un réseau métropolitain pour lequel Norman Foster, comme Guimard avant lui à Paris, a conçu un modèle unique de rampe d’accès. C’est une véranda tubulaire qui plonge en tunnel dans le sol et qui évoque un peu, selon certains Bilbayens à l’imagination fertile, les verrières Art nouveau et Art déco qu’affectionnait l’architecte Pedro Ispizua – il faut voir son charmant petit kiosque à musique de 1927 paré d’éventails de verre qui se dresse sur la plaza de l’Arenal.
Est-ce pour cela que les habitants se sont si bien approprié les tubulures de Foster ? Affectueusement, ils les surnomment « los fosteritos ». Et puis il y a tout l’invisible : ces voies ferrées commerciales qu’on a enterrées, ces rails pour wagons de marchandises qu’on a démantelés, ces parkings qu’on a rayés de la surface, laissant le champ libre aux paysagistes qui ont planché sur des mesures aussi cosmétiques qu’essentielles.
Rambla du bon-vivre
L’Hispano-Américaine Diana Balmori, par exemple, a œuvré dans les années 2000 à l’aménagement d’Abandoibarra : les petits chemins sinueux, les doux monticules et les îlots de verdure qu’elle a dessinés donnent fluidité et cohérence à cette zone où Isozaki, Gehry, Moneo, Siza, Pelli (l’époux de Balmori) et Krier se tirent la bourre.
Quant aux abords du fleuve Nervión, tellement nauséabonds jadis que personne n’aurait eu l’idée saugrenue d’y faire son footing, ils ont subi le plus réussi des liftings. En amont, vers le quartier presque montagnard d’Abusu, au centre-ville ou en aval, vers les berges de San Ignazio qui sentent déjà l’océan, on a multiplié les petits riens qui changent tout : ici de longs bancs sculpturaux, là une belle rambarde d’acier qui marque la frontière terre-eau, ici des jardinières de graminées sauvages, là une piste cyclable harmonieuse. Sur des kilomètres, ces rives-là forment une rambla du bon-vivre et c’est peut-être l’essentiel : Bilbao ne fait plus grise mine.
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