Voyage
Une spectaculaire déferlante de nouveaux gratte-ciel témoigne de la grande forme de l’économie. De nombreux habitants de Manhattan sont plus riches que jamais, mais tous les New-Yorkais ne profitent pas de l’embellie. Un sur deux a du mal à payer son loyer, un sur six a fréquenté la soupe populaire en 2018.
Lorsqu’on arrive à New York en taxi depuis l’aéroport JFK, qu’on passe devant l’Unisphere – un globe terrestre haut de 42 m construit en 1964 dans le Flushing Meadows Park –, s’offre alors aussi au regard la skyline de Manhattan. De 1972 à 2001, cette ligne d’horizon était définie par les deux tours du World Trade Center, à gauche, et l’Empire State Building et le Chrysler Building, à droite. Puis l’absence du World Trade Center a créé un vide. Mais depuis 2007, la skyline se transforme sans cesse. Parmi les dix gratte-ciel qui dépassent 1 000 pieds (soit 305 m), huit ont été construits au cours des douze dernières années.
Le nouveau quartier de Hudson Yards, dominé par une tour nord de 386 m de haut, a changé le visage de l’ouest de Manhattan. Le One World Trade Center – qui culmine à 541 m – et les gratte-ciel voisins ont redessiné le Financial District. Les fines silhouettes des tours de Billionaires’ Row, l’allée des milliardaires (dont trois atteignent entre 428 et 470 m de hauteur), ont métamorphosé le nord de Midtown.
Et ce n’est qu’un début, puisque quinze structures de plus de 305 m de hauteur sont en cours de réalisation ou approuvées, selon le Council on Tall Buildings and Urban Habitat. L’est de Midtown va accueillir plusieurs tours à peine moins élevées que la Bank of America Tower (366 m) de la 42e Rue. Cette déferlante immobilière, qui remodèle souvent des quartiers entiers, comprend aussi le projet de Manhattan West, juste à côté de Hudson Yards, celui d’Essex Crossing dans le Lower East Side, celui du South Street Seaport dans le Financial District, sans compter les cinq immeubles du Riverside Center dans l’Upper East Side.
Et elle n’est pas limitée à Manhattan. Le Queens aussi découvre le concept de verticalité. Au nord du nouveau quartier d’immeubles de Long Island City, en face de Midtown, les énormes programmes d’Astoria Cove et Hallets Point vont transformer Astoria. A l’est, le maire Bill de Blasio parle de construire 11 250 appartements à Sunny side. Enfin, Brooklyn monte également en hauteur. Dans le quartier de Williamsburg (en face de Lower Manhattan), qui se hérisse de tours, le projet Domino Sugar Factory va modifier le bord de l’East River.
Et plus au sud, le groupe chinois Greenland Holding construit un complexe de 17 immeubles à Prospect Heights. Alors qu’historiquement les mégaprojets immobiliers concernaient plutôt l’érection d’immeubles de bureaux (à l’image du Rockefeller Center achevé à la fin des années 30), les deux tiers des gratte-ciel sortis de terre depuis 2010 sont à usage résidentiel, et le plus souvent très luxueux. Secteur hypertrophié, le real estate, en plein boom, représente 10 % du PIB de la ville.
Il témoigne de la bonne santé de l’économie : depuis une décennie, New York surfe sur le plus long cycle d’expansion jamais enregistré. « Des années 70 aux années 90, la ville a souffert d’une croissance faible, d’une crise fiscale qui l’a quasiment mise en faillite, d’un exode d’habitants et d’une forte criminalité. Mais depuis, son économie croît en moyenne à un rythme supérieur à celui du pays », explique Jason Bram, économiste à la Federal Reserve Bank de New York. De plus, la ville a bien encaissé la crise de 2008. Si Wall Street a alors vu disparaître Merrill Lynch, Bear Stearns et Lehman Brothers, la faible proportion de propriétaires (32 %) et le coût élevé de l’immobilier ont protégé la ville des faillites dramatiques provoquées par la crise des subprimes.
Chiffres clés
• Population : première ville des Etats-Unis, New York, qui couvre 784 km2, héberge 8,4 M d’habitants, soit 95 000 de moins qu’en 2016. L’aire métropolitaine (qui comporte des parties du New Jersey et du Connecticut) est peuplée par près de 20 M d’habitants. Quant à la population de l’Etat de New York (qui s’étend jusqu’au Canada), elle atteint 19,5 M d’habitants. La ville, première porte d’entrée du pays pour les immigrants légaux, abrite 3,2 M de résidents nés à l’étranger, un record mondial. Elle est divisée en cinq arrondissements : Manhattan, Brooklyn, Queens, le Bronx et Staten Island.
• Economie : le PIB de l’aire métropolitaine de New York a atteint 1 717 Mds $ en 2017, soit 71 100 $ par habitant. Il équivaut à celui du Canada, dixième économie mondiale. Pour sa part, le PIB de l’Etat de New York a dépassé 1 500 Mds $ en 2017 (8 % de celui des Etats-Unis). Le taux de chômage dans la ville est de 4,3 %. New York héberge le siège de 65 entreprises classées par le Fortune 500, et Wall Street est la première place financière mondiale.
• Education : l’université Columbia (classée à la 18e place mondiale) et celle de New York (39e), qui forment à elles deux 80 000 étudiants, font partie des 15 universités de l’aire métropolitaine. L’Etat de New York compte aussi Cornell University (14e place mondiale) à Ithaca. 30 % des étudiants sont des étrangers (dont plus de la moitié d’Asie).
• Administration : la ville est dirigée par un maire, élu pour quatre ans, qui a la main sur les services municipaux. Côté législatif, le conseil de la ville (51 membres élus pour quatre ans) vote les lois et règlements. Si le maire oppose son veto à une loi, le conseil peut la faire promulguer à la majorité des deux tiers. Au niveau de L’Etat, le gouverneur, chef de l’exécutif, et l’attorney général (branche judiciaire) sont élus, et l’Assemblée (150 membres) et le Sénat (62) votent les lois. Si le gouverneur met son veto à une loi, les législateurs peuvent passer outre avec les deux tiers des voix.
• Tourisme : en 2018, New York a accueilli 65,2 M de visiteurs, dont 13,5 M d’étrangers. Les Britanniques arrivent en tête (1,24 M), suivis par les Chinois (1,1 M, baisse attendue de 30 % en 2019 du fait des tensions politiques), les Canadiens (1 M), les Brésiliens (920 000) et les Français (807 000). Un visiteur sur dix séjourne pour assister à une convention, un congrès ou un séminaire.
New York, le centre de la finance mondiale
Aujourd’hui, New York trône au sommet des mégapoles les plus riches de la planète. Le PIB de l’aire métropolitaine, qui compte 20 millions d’habitants, atteint 1 717 milliards de dollars. Il équivaut à celui du Canada, la dixième économie mondiale, et n’est que de 10 % inférieur à celui du Grand Tokyo, qui compte 37 millions d’habitants. Pour sa part, Manhattan, le cœur du réacteur, affiche un PIB de 630 milliards de dollars pour 1,6 million d’habitants, soit un montant record de 386 000 $ par tête. C’est là que vivent les 105 milliardaires de la ville (un autre record). Cette richesse découle en premier lieu du fait que New York est le centre névralgique de la finance mondiale.
Certes, la banque et l’assurance, qui salarient 339 000 personnes, n’ont regagné que la moitié des 40 000 postes perdus durant la crise de 2008, et leur croissance est deux fois moins rapide que celle du secteur privé. Les emplois supprimés par l’irruption des technologies de l’information, la fuite de hedge funds vers Greenwich, dans le Connecticut (taxe d’Etat moins élevée, décor champêtre), la création de filiales à Miami (un marché financier en pleine expansion, avec peu d’impôts) et la fin des profits énormes engrangés au moyen d’OPA hostiles suivies d’un dépeçage de la société acquise expliquent cette relative perte de tonus.
Mais sept des dix premiers groupes installés à New York – dont JP Morgan, MetLife, Goldman Sachs et Citigroup – font partie de la finance. Le secteur génère 20 % du PIB de la ville, et ses salaires restent hors normes : 328 000 $ par tête en moyenne en 2017. Chaque emploi dans la finance en génère deux autres dans la restauration, l’industrie du spectacle, l’immobilier et les services à la personne : nurses, cuisiniers, chauffeurs, femmes de ménage, profs de yoga…
La puissance de New York est aussi due aux 65 entreprises classées par Fortune 500 qui y ont leur siège social, soit deux fois plus qu’à Chicago et trois fois plus qu’à Dallas. Verizon Wireless, Pfizer, Philip Morris, WarnerMedia, Colgate- Palmolive, 21st Century Fox, American Express et Viacom sont quelques-uns des colosses locaux. Enfin, la ville fait une percée dans la high-tech. Le mauvais accueil réservé début 2019 à Amazon – qui a renoncé à implanter un second siège social employant 25 000 salariés à Long Island City (Queens) face aux protestations d’élus locaux dénonçant les 3 milliards de dollars de subvention offerts à la firme et le risque de voir les loyers exploser dans ce quartier – n’a pas enrayé la croissance du secteur.
La transformation numérique bat son plein dans les banques, les chaînes commerciales, les agences de publicité et les cabinets de consulting. Goldman Sachs, Citigroup et JP Morgan ont engagé 7 000 analystes de données, spécialistes de la blockchain et développeurs d’applications. Google (7 000 salariés, un nombre qui va doubler), Amazon (5 000) et Netflix, qui va s’implanter, piocheront eux aussi parmi les milliers de diplômés de Cornell Tech, du Data Science Institute de l’université Columbia et de la Tandon School of Engineering de l’université de New York. La ville a également pour but de devenir le champion de la lutte contre la cybercriminalité. De 2010 à 2017, l’emploi dans la high-tech a bondi de 65 % pour atteindre 134 700 salariés, qui touchent en moyenne 150 000 $ par an.
Des écarts de classe grandissants
Parmi les autres New-Yorkais qui gagnent bien leur vie, il faut citer les 593 000 employés du service public. Certains travaillent pour le gouvernement fédéral. La plupart pour l’Etat et la ville : ils sont fortement syndicalisés, et cela leur a procuré des émoluments sans commune mesure avec ceux en vigueur ailleurs. Les doyens de facs publiques empochent jusqu’à 700 000 $ par an, les inspecteurs de police émargent à 170 000 $… En moyenne, les fonctionnaires opérant dans le sud de l’Etat de New York (qui comprend la ville) gagnaient 110 400 $ en 2016, contre 71 100 $ pour les salariés du privé.
John Littlefield, un économiste dont le blog Saying the Unsaid in New York est une référence, affirme même : « Ici, il y a trois classes sociales, dont deux s’enrichissent. Les cadres des grands groupes et les membres de la finance voient la part de leurs salaires au sein du secteur privé croître sans cesse. Et les fonctionnaires de l’Etat et de la ville négocient chaque année avec les politiciens des hausses de leurs traitements et de leurs pensions. La troisième classe, que j’appelle “les serfs”, voit au contraire son niveau de vie baisser : le revenu moyen dans le secteur privé (y compris les cadres et dirigeants) du sud de l’Etat de New York a ainsi diminué de 6 % entre 2002 et 2016. »
Les « serfs » travaillent essentiellement dans la santé et l’assistance sociale (784 000 postes), le commerce de détail et de gros (494 000) et l’hôtellerie-restauration (367 000). Ils représentent la quasi-totalité des chauffeurs de taxis et d’Uber. Cet écart grandissant entre la paye empochée au sommet et celle au bas de l’échelle explique pourquoi le revenu d’un ménage new-yorkais sur deux est inférieur à 57 800 $ par an, alors que le revenu moyen des ménages atteint 96 200 $ par an : il y a ceux qui gagnent très peu, et ceux qui gagnent énormément.
Au sortir de dix ans de croissance, et alors que la ville est dirigée par un démocrate, le taux de pauvreté (19 %) n’a pas baissé d’un iota depuis 2008. Il dépasse 30 % dans plusieurs districts du Bronx. La limite pour entrer dans la statistique est d’ailleurs si basse – moins de 15 000 $ par an pour une personne seule, moins de 32 000 $ pour une famille avec deux enfants – que la ville calcule un taux plus réaliste recensant ceux qui sont « pauvres » et « proches de la pauvreté » : ils représentent 43,6 % de la population new-yorkaise, alors que le taux de chômage (4,3 %) est au plus bas !
Combattre la pauvreté
C’est dans l’aire métropolitaine de New York que les inégalités sont les plus fortes, devant celle de San Francisco. Les Afro-Américains et les trois millions de citoyens nés à l’étranger, souvent abonnés aux « petits boulots », forment la majorité de la cohorte qui peine à joindre les deux bouts. « La fourniture de repas gratuits que nous organisons dans les écoles et dans les soupes populaires rend service à 1,4 million de New-Yorkais qui ne peuvent pas se payer tous les jours à manger : des enfants, des retraités, des mères de famille, des salariés pauvres… Et nous ne pouvons pas satisfaire toutes les demandes avec un budget de 68 millions de dollars », explique Margarette Purvis, présidente de la Food Bank for New York.
Pour combattre la pauvreté, la ville a hissé l’an dernier le salaire minimum à 15 $ de l’heure, au grand dam des patrons, qui ont réussi à faire déduire de cette somme un « forfait pourboires » dans les métiers de services ! Mais selon l’ONG United Way of New York City, le salaire horaire permettant à un parent célibataire avec un enfant de survivre sans aide est de 24 $ dans le Bronx, et de 40 $ dans le sud de Manhattan. La principale raison en est la cherté des loyers, qui ont augmenté en moyenne de 4 % par an depuis 2009.
La Citizens Budget Commission constate que 21 % des locataires dépensent de 30 % à 50 % de leurs revenus pour se loger, et 23 %, plus de la moitié de leurs revenus. Cette charge financière excessive explique l’explosion du nombre de sans-logis depuis dix ans (+ 70 %), à un niveau jamais vu depuis les années 30 : 133 000 personnes (dont 45 600 enfants) ont dormi en 2018 dans les abris municipaux pour SDF. Et plus de 25 000 autres sans-logis sont pris en charge par des organismes ou dorment dans la rue.
« La crise du logement a des composantes multiples : d’abord, la part disproportionnée de la construction consacrée à l’habitat de luxe ; ensuite, les manœuvres des propriétaires pour augmenter les prix dans les 960 000 appartements soumis en théorie à une “stabilisation des loyers”, voire – dans 150 000 cas depuis 2000 – pour échapper à toute régulation en rejoignant le marché libre ; enfin, le manque de financement et la mauvaise gestion par la Housing Authority des 175 000 logements sociaux, qui tombent en ruine », explique Matthew Murphy, directeur du Furman Center à l’université de New York.
Devant la gravité de la situation, l’Etat de New York a voté, en juin 2019, une loi réformant les locations à prix stabilisés. Les propriétaires ne pourront plus augmenter le loyer de 20 % lorsque le locataire change, ni répercuter dans le loyer plus de 15 000 $ de travaux tous les quinze ans, ni rejoindre le marché non régulé lorsque le loyer dépasse 2 774 $. Une mesure qui n’empêche pas les New-Yorkais d’éprouver un profond sentiment d’injustice en apprenant que les plus riches d’entre eux achètent des penthouses à 20 ou 50 millions de dollars dans les gratte-ciel d’Hudson Yards et de Billionaires’ Row. Le record mondial a été pulvérisé, en février dernier, lorsque le gestionnaire de hedge funds Kenneth Griffin a dépensé 240 millions de dollars pour un quadruplex de 2 300 m2 au 220 Central Park South.
Des urgences, mais pas de priorités
Ces énormes inégalités sont aggravées par l’incapacité de la ville à réparer ses infrastructures vieillissantes. La remise en état des 150 000 logements sociaux de la Housing Authority, dans lesquels vivent 400 000 personnes (fissures, chauffages cassés, fuites, présence de plomb…), est estimée à 45 milliards de dollars, dont 25 de « besoins immédiats ». Celle du métro, en « état d’urgence » depuis 2017, à 37 milliards de dollars. Celle des ponts (dont 75 % sont « obsolètes » et ne respectent pas les normes), à 20,4 milliards de dollars. Celle des parcs publics (où chaque jardinier gère 50 ha), à 5,8 milliards de dollars. Celle du Brooklyn-Queens Expressway (qui ne pourra bientôt plus supporter les camions), à 4 milliards de dollars. Celle de l’aqueduc du Delaware (dont les fuites atteignent 75 millions de litres par jour), à 2,1 milliards de dollars. Pour sa part, le projet Gateway, qui consiste à créer deux nouvelles voies pour les trains Amtrack sous l’Hudson River (de façon à éviter la paralysie de la ligne Boston-Washington en cas de pépin sur le vieux pont actuel) et à agrandir Penn Station, coûtera 30 milliards de dollars.
Face à ces urgences, le maire Bill de Blasio et le gouverneur Andrew Cuomo n’ont pas établi de priorités, ni étalé de façon cohérente les financements, ni fixé un calendrier précis. En politiciens roués, ils préfèrent accuser Donald Trump de retarder les financements fédéraux et claironner des annonces de nouveaux chantiers : tramway de 18 kilomètres de Brooklyn au Queens, prolongation de lignes de métro, logements sociaux flambant neufs… D’une certaine façon, New York est donc aujourd’hui à la fois plus riche et plus pauvre que jamais.
En se cantonnant à Manhattan, la plupart des 65 millions de touristes ont de la ville une vision tronquée. Bien sûr, cette vitrine particulière, qui compte 59 % de Blancs, où le loyer moyen mensuel des résidents atteint 4 188 $ et dans laquelle les enfants n’ont pas droit de cité (15 % des ménages seulement en ont un) offre à voir les sites incontournables, parmi lesquels Hudson Yards, l’une des destinations Instagram les plus prisées de la planète.
Mais déguster une marmite mongole à Flushing (Queens), devenue les vraies Chinatown et Koreatown de New York, boire un verre de blanc en choisissant un livre au très chic Lit. Bar, la seule librairie du Bronx (pour 1,5 million d’habitants) ou passer le dimanche sur la plage populeuse de Brighton Beach, le quartier des Ouzbeks et des Tadjiks, a aussi son charme. Même si dans les trois cas, les trottoirs situés le long d’échoppes et HLM décrépits ressemblent plus à ceux du tiers monde qu’à ceux de Manhattan.