Voyage
Les rivages les plus glamour d’Italie ne sont pas les moins fréquentés. Mais même en haute saison, la magie d’antan perdure. Dans les ruelles que sillonnent encore les mules, sur les sentiers de montagne déserts aux heures matinales, le voyageur éclairé peut toujours suivre les traces de John Steinbeck, de Richard Wagner ou de Jackie Kennedy, et succomber comme eux à la douceur de vivre qui règne entre Sorrento et Amalfi.
De Naples, une heure de route suffit pour se plonger dans le roman amalfitain. Son premier chapitre fut sans doute écrit à Sorrento, et plus précisément dans l’aile ouest de l’Imperial Hotel Tramontano, un palace rétro dont le curriculum vitae impressionnant trône dans le lobby. On y apprend que le poète Le Tasse y naquit en 1544, puis que la demeure devint un hôtel qui attira beaucoup d’intellectuels romantiques, Lord Byron et Alfred de Musset en tête, ainsi que de nombreux souverains, dont Edouard VII d’Angleterre.
En 2019, le lieu est toujours aussi séduisant. Le coucher de soleil invite à profiter de la terrasse avec vue sur le Vésuve. Une famille du Michigan fait honneur au prosecco, d’autres Américains occupent les tables, ainsi qu’un couple d’Anglais désuets qui viennent ici en villégiature depuis plus de vingt ans. Ce tropisme anglo-saxon n’étonne pas le concierge de l’hôtel : « C’est ainsi depuis l’époque du Grand Tour. Après Rome, Florence et Venise, toute l’aristocratie européenne venait se reposer ici, au XVIIIe siècle. » Le « Grand Tour » (prononcer à l’anglaise) était un périple initiatique de plusieurs années destiné à nourrir de culture gréco-latine la jeunesse huppée du nord de l’Europe. La version originale des gap years modernes, en quelque sorte.
Suspendu entre ciel et mer
De Sorrento, une cinquantaine de kilomètres longent la côte amalfitaine, joyau classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1997. La route vers l’est se fait à l’ancienne. Positano est à une petite heure de ferry moyennant une traversée enchanteresse. Il y a aussi la route ; on n’y croise plus le bétail et la basse-cour que décrivait Steinbeck en 1953, mais le cordon d’asphalte taillé pour une seule voiture doit toujours s’accommoder d’une circulation à double sens, ce qui met les nerfs à rude épreuve. Positano peut également se conquérir à pied, par la montagne, à l’instar des paysans, des contrebandiers ou des rêveurs comme Richard Wagner ou Alphonse de Lamartine. Direction Il Sentiero degli Dei, dans les monts Lattari, que les puristes attaquent à la fraîche, quand les noctambules dorment encore. A 8 heures, le sentier quittant Algérola est désert, pavé de pierres qui mènent le marcheur à travers une garrigue botanique, parsemée d’origan et d’immortelle, de volubilis et de rosiers sauvages. Des fleurs partout, en ce printemps, et la sensation grisante de marcher vers le ciel.
Enfin, 7,8 kilomètres et trois heures plus tard surgit le seul village : Nocelle. Vous y croiserez sûrement Gino et son âne Candillo, qui collecte les poubelles dans les ruelles. Vu d’ici, au détour du chemin, Positano paraît tout petit, et tout blanc, tel un hameau grec. On reprend des forces au Chiosco del Sentiero degli Dei, la cabane perchée sur la falaise, où le patron presse les citrons cueillis sur les coteaux. De Nocelle, un escalier mène à Positano. Mille cinq cents marches et une heure plus tard, le retour à la civilisation s’accompagne du ballet des voitures et du brouhaha des restaurants. D’instinct, on rejoint d’autres escaliers qui tracent à travers des ruelles verticales où le soleil ne pénètre pas. La campagne est partout, dans ces jardins potagers où brillent tomates et aubergines, vignes et orangers. Remontant de la plage, des filles en robe courte de dentelle blanche rappellent qu’on est ici dans un autre Ibiza.
Paillettes et légendes
L’autre Positano, celui des paillettes, commence au bout du sentier côtier, avec sa foule d’instagrammeurs qui immortalisent leur citron givré, ses voyageurs débarquant en tongs Chanel devant la plage Marina Grande. Le campanile multicolore de l’église Santa Maria Assunta se reflète dans tous les regards. La vraie star des lieux, c’est ce dôme aux allures arabisantes et énigmatiques. Le grand jeu consiste à dénicher la terrasse qui offre la plus belle vue sur ce totem local. On médite sur le soir qui tombe en douceur sur le dôme de Santa Maria Assunta et les îles Galli, où la légende raconte qu’Ulysse fut envoûté par les sirènes. Cette vue est la vôtre le temps d’un dîner à La Sponda, le restaurant étoilé du Sirenuse. Steinbeck avait non seulement immortalisé l’hôtel, mais aussi son célèbre propriétaire, le marquis de Sersale, qui était également le truculent maire du village. C’est Antonio Sersale, l’un de ses descendants, qui dirige l’établissement depuis 1992.
L’histoire amalfitaine suit la côte jusqu’à son prologue : Amalfi. Difficile d’imaginer que ce décor d’opérette, endormi autour de sa marina de poche, abrita naguère une grande puissance maritime et l’un des premiers ports d’Europe du IXe au XIIe siècle. Là où accostent aujourd’hui les ferries qui font la navette avec Sorrento, débarquaient jadis les céréales, le sel et les soieries de l’Empire byzantin. Les marins d’Amalfi furent les premiers d’Occident à naviguer à l’aide d’une boussole, et les marchands de la ville utilisaient une monnaie en or, alors que le reste de l’Italie pratiquait toujours le troc. Cette grandeur demeure visible sur la porte de la cité, où une gigantesque mosaïque trace la route d’Amalfi à Jérusalem et Constantinople.
Devant le Duomo, on s’arrête pour admirer la plus grande et la plus belle église de la région. Sur l’escalier majestueux qui relie les deux basiliques néogothiques, un couple de mariés en pleine séance photo se fait applaudir par des écoliers qui leur lancent de joyeux « Auguri ! » Sur la place, les tables de Pansa, la pâtisserie la plus ancienne d’Amalfi, invitent à se remettre de ses émotions en dégustant un millefoglie ou une coda d’aragosta, spécialités locales fourrées à l’amande ou au citron.
C’est ici aussi qu’on fait ses emplettes de papier, tradition amalfitaine depuis l’Antiquité et qui résiste courageusement à l’hégémonie du smartphone. Avant de se charger de bouteilles de limoncello, mieux vaut visiter la ville et ses innombrables escaliers. Un ascenseur relie ville basse et ville haute, mais à l’heure où nous nous y rendons, il ne fonctionne pas. C’est donc à pied que nous nous lançons à l’assaut des sommets, traversant les coteaux sculptés en terrasses. Les citronniers occupent presque tout l’espace, recouverts de voiles noirs destinés à protéger les fleurs et les jeunes fruits de la pluie et de la grêle. Tout en haut, le cimetière campe symboliquement entre terre et ciel. De là, on aperçoit en contrebas le toit du Luna Convento, l’hôtel où séjournèrent Henrik Ibsen et Richard Wagner. C’est d’ici qu’un beau jour de 1880 le compositeur allemand s’élança, à dos de mulet, vers Ravello.
Mariages et amours secrètes
Une route en lacet relie aujourd’hui Amalfi et Ravello, mais le village intra-muros n’a guère changé. On y débarque sur la place de l’église où tout invite à la douceur de vivre : les cafés, le Duomo blanchi à la chaux, le peintre coiffé d’un vieux canotier avec ses aquarelles face à la montagne couverte de forêt et, surtout, l’absence totale de voitures. C’est l’un des secrets de jouvence de Ravello, où les demeures patriciennes ne sont pas ternies par les véhicules en stationnement ou les gaz d’échappement.
Tout ce petit monde sourit, flâne, vient de se marier ou le fera le lendemain. Au Belvedere Principessa di Piemonte, justement, la noce va bon train. Le gazon est recouvert de pétales de roses blanches, et le maire de Ravello officie en plein soleil. Postée à l’ombre, l’équipe de fleuristes en uniforme confie : « On fait un mariage par jour, presque toute l’année. Et nous ne sommes pas les seuls… Les gens qui viennent se marier ici dépensent des fortunes en fleurs, en location de palais ou de villa Liberty pour leurs amis. »
Pas d’Italiens ni de Français, pour lesquels le mythe matrimonial prend davantage ses quartiers du côté de Paris ou de Venise : Ravello est un idéal anglo-saxon. La fleuriste citée plus haut ignore d’où vient cette mode, mais une courte lecture de la fiche Wikipédia de Ravello permet quelques suppositions. Ce nid constellé de belles demeures et de jardins parfumés a abrité, au XXe siècle, les amours secrètes de Greta Garbo et du chef d’orchestre Leopold Stokowski, des Américains Gore Vidal et Tennessee Williams ou encore celles, tumultueuses et mondaines, des femmes de lettres anglaises Vita Sackville-West et Violet Trefusis. Autant de personnalités tapageuses et médiatiques, qui ont placé Ravello au centre de la carte du romantisme pour leurs compatriotes, et construit la légende. La réputation de l’Italie a fait le reste.
Le joyau de Ravello
Le vrai joyau de Ravello, c’est la villa Cimbrone. La promenade qui y mène – ruelles fleuries et jardins de villas entrevus depuis des porches ajourés – ne prépare en rien au choc esthétique qui vous attend. Derrière un portail majestueux s’ouvre une allée ombragée de glycines qui paraît sans fin jusqu’à l’horizon. Les 6 hectares comprennent une roseraie sur laquelle veillent des statues de déesses grecques et romaines, une luxuriance végétale mêlant les inspirations romaines et anglaises. « L’écrivaine Vita Sackville-West a participé à l’élaboration de ces jardins, auxquels on ne touche que très peu, juste pour remplacer quelques plantes annuelles. Nous sommes les gardiens du temple », explique Paolo, le jardinier très hipster, chargé d’une caisse d’iris. Vita Sackville-West, créatrice de l’un des jardins les plus beaux d’Angleterre, à Sissinghurst, était aussi membre du Bloomsbury Group, cercle d’intellectuels audacieux dont faisait partie Virginia Woolf.
Ces amateurs d’amour libre et de poésie se réunissaient régulièrement à la villa Cimbrone, chez leur ami et mécène Lord Grimthorpe. Depuis, la maison n’est pas devenue un musée, mais un hôtel spécialisé dans l’organisation des mariages. On se console sans peine en suivant l’allée principale jusqu’au fameux Terrazzo dell’Infinito (la « terrasse de l’infini »). Stop obligatoire sur ce balcon sublime qui fit écrire à André Gide qu’à Ravello on se sent « suspendu entre le ciel et la terre, mais bien plus près du ciel ».
Stars incognito
Tant de beauté et de culture a de quoi donner le vertige. Avant de succomber au syndrome de Stendhal, il est vivement conseillé de redescendre pour prendre un peu le large. L’hôtel Belmond Caruso propose justement l’escapade salvatrice. On embarque à Amalfi pour deux heures de cabotage le long de la côte. Flavio, à la barre, est un marin et un conteur hors pair. En traçant vers l’ouest, il donne vie aux villas blanches qui s’accrochent aux falaises – la première a vu passer Sophia Loren en Bikini, l’autre accueillait les fêtes les plus folles de la côte, organisées par Gore Vidal. Des repaires jouent aussi les stars incognito, comme ceux de Conqua dei Marini, quelques bâtisses robustes sur le petit port : l’une appartient à la famille Agnelli, l’autre au président de Moët & Chandon.
« Jackie Kennedy est venue ici passer des vacances durant l’été 1961, assure Flavio. Aujourd’hui, sur la côte amalfitaine, il y a moins de stars, et plus de gros comptes en banque », conclut-il avec un brin de nostalgie. De crique en crique, le paysage alterne ses mouillages secrets, de microterrasses privées en hameaux assoupis au bas de falaises si abruptes qu’aucun débordement urbanistique n’a pu les envahir.
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