Voyage
Dans l’ouest de l’Angleterre, la galerie suisse Hauser & Wirth a créé un centre d’art ultrapointu et bucolique. Entre sculptures contemporaines et friches bio, la ferme de Durslade est une parenthèse enchantée.
A quelques minutes de l’aéroport de Bristol, la campagne surgit avec ses routes envahies de haies touffues. Une ferme ici et là, quelques villages de pierre grise et des collines façon pays d’Auge… C’est pour ces paysages ruraux et modestes du Somerset que Manuela Hauser et Iwan Wirth, les galeristes les plus hype du moment, ont eu un coup de coeur.
En 2009, ils achètent, près de Bruton, un domaine où ils s’installent avec chiens, chats et enfants, avant d’acquérir une ferme abandonnée qui deviendra, en 2014, Durslade, un centre d’art rural et ambitieux. Nous voici sur un parking XXL qui accueille les visiteurs, venus nombreux de Londres et des environs en cette journée ensoleillée.
Les potagers qui cernent l’entrée donnent le ton. Herbes aromatiques, fleurs comestibles et légumes de saison alimentent les cuisines du Roth Bar & Grill, après avoir poussé sur un mélange de compost à base de champignons et de fumier décomposé, comme l’indique un écriteau, qui pose en préambule le mantra des lieux : « Ici, à Hauser & Wirth, la célébration de la nature et d’une nourriture bonne et honnête sont indissociables de notre amour pour l’art et la culture. »
Un tracteur conduit par un grand paysan aux allures de hipster croise une élégante en chapeau de paille, tandis que la cour de la ferme résonne de voix d’écoliers venus assister à un atelier de collage et découvrir Alexander Calder, l’artiste exposé jusqu’à la fin de l’été. Sans aucun doute, l’endroit bourdonne de good vibes.
Hauser & Wirth
Fondée en 1992, à Zurich, par Manuela Hauser et Iwan Wirth, la galerie a essaimé à Londres, New York, Gstaad, Hong Kong, Los Angeles… et, en 2014, dans la campagne du Somerset.
Iwan Wirth avait 22 ans et collectionnait déjà de l’art contemporain quand il rencontra la milliardaire et collectionneuse suisse Ursula Hauser, dont il épousa la fille.
Riche et audacieux, le duo a misé à la fois sur des valeurs sûres et sur des talents émergents, en faisant une place importante aux femmes artistes (Louise Bourgeois, Pipilotti Rist, Phyllida Barlow…). En quelques années, le couple rivalise avec les ténors mondiaux – depuis 2014, Art Review les place en tête des personnalités les plus influentes du monde de l’art.
Au‑delà du gigantisme et de l’internationalisation des galeries surpuissantes, le couple a développé une vision ultramoderne du métier. Qui n’est plus de vendre des œuvres ou de fidéliser des artistes, mais d’intégrer cette activité dans un concept total de lieux d’art et de vie.
Avec le centre du Somerset et l’immense espace ouvert en 2016 à Los Angeles, Hauser & Wirth affirme aussi une position muséale. Et l’expansion continue, avec l’ouverture, en 2019, d’un nouvel espace à Minorque.
Séjourner à Bruton : à partir de 600 £ la nuit pour la maison et ses 6 chambres, avec high tea servi à l’arrivée. www.dursladefarmhouse.co.uk
Retraite champêtre
Pour l’heure, nous allons poser nos valises dans la maison d’hôtes, au fond du jardin. Déguisée en église avec ses fenêtres en ogive, elle abritait autrefois la maison des fermiers. « Nous pensions d’abord la transformer en cottage chic, explique l’architecte argentin Luis Laplace, qui a piloté les travaux de rénovation, mais pendant la démolition, nous avons découvert combien de vies avaient été vécues entre ces murs. C’était bouleversant. Alors nous avons tout arrêté, pour nous attacher à restituer l’intimité de la maison. »
S’est ensuivi un travail minutieux pour remonter le temps, révéler les différentes couches de peinture comme autant d’existences. L’esprit commémoratif a dicté le choix du mobilier – les salles de bains abritent des trésors chinés sur les chantiers de démolition, tels que ces baignoires émaillées usées, ces lavabos aux surprenants coloris vert ou orange brique, ces robinets tachés de rouille, ces patères d’anciennes écoles…
Sur les planchers bruts, où par endroits s’accroche un vieux fragment de linoléum, on a posé de simples tapis de laine unis. Literie haut de gamme, draps en coton d’Egypte immaculés et œuvres d’art provenant des collections de Hauser & Wirth donnent à la chambre un luxe décalé. Au rez-de- chaussée, la cuisine de campagne à l’ancienne, avec cheminée et bouquet de fleurs des champs, accueille sa fournée de scones que l’on déguste avec de la crème caillée issue d’une ferme du voisinage. Une collection de bottes Wellington rangées dans l’entrée invite à jouer les gentlemen farmers.
Luis Laplace
Architecte décorateur argentin basé à Paris, Luis Laplace pilote, depuis six ans, avec son compagnon et coéquipier Christophe Comoy, la renaissance de la ferme de Durslade. Ses compétences d’architecte alliées à une sensibilité artistique l’ont amené à embrasser le projet dans les moindres détails. Il a dirigé la rénovation du bâti ancien et la construction des nouveaux espaces, tout en orchestrant la décoration intérieure. Les meubles chinés et ceux construits dans ses ateliers créent un univers unique, taillé sur mesure pour le lieu. Après Durslade : Minorque, où Luis Laplace planche à présent sur le prochain lieu d’exposition de Hauser & Wirth, qui ouvrira dans le courant de l’été 2019, sur la Isla del Rey, face à Mahon. www.luislaplace.com
Repaire d’artistes
Il est temps d’explorer la galerie, dont les cinq salles d’exposition se déploient derrière un ancien corps de ferme en brique. Difficile d’imaginer rétrospective plus complète de l’oeuvre d’Alexander Calder – ceux qui connaissent les expositions que lui ont consacrées certains grands musées en restent le souffle coupé. Le petit-fils de l’artiste étant de passage, il a prêté à la galerie une multitude d’objets fabriqués par l’artiste et jamais exposés auparavant.
A l’heure où nous bouclons ces pages, une autre rétrospective d’ampleur comparable l’a remplacée. Dédiée au travail de Takesada Matsutani, figure clé de l’art japonais d’après-guerre, elle présente une installation et des collages inédits de l’artiste. Et, cerise sur le pudding, on peut aussi admirer deux nouvelles œuvres de la plasticienne Berlinde De Bruyckere, dont les corps de cire hantent les expositions internationales depuis une dizaine d’années.
La galerie accueille aussi des artistes en résidence, dans un studio situé dans le village. Depuis Pipilotti Rist, qui a ouvert le bal en 2012 avec une année complète de créations fantaisistes inspirées par les lieux et la campagne environnante, une dizaine d’heureux élus y ont séjourné. Certains passent quelques semaines, d’autres s’installent avec leurs enfants, construisant ainsi activement un cercle vertueux cher aux galeristes, qui consiste à mêler intimement l’art à la vie locale, tout en créant des œuvres d’art qui enrichissent les collections et font grimper la cote des protégés.
Balades à travers champs
L’art vibrionne aussi dans la nature, grâce au très beau jardin de Piet Oudolf. Le célèbre paysagiste néerlandais a eu carte blanche pour convertir une ancienne prairie humide en espace où les couleurs se succèdent au fil des saisons. Les 26 000 plantes vivaces ont surtout été choisies pour leur aspect graphique : à la fin de l’été, les hampes florales se dessèchent en silhouettes austères, qui composent avec le gel et la neige des paysages épurés et mélancoliques.
Chaque printemps, tout est coupé, et tout repousse. Un sentier sinue entre les plantations jusqu’aux clôtures, où bêlent des moutons. Posé tout au fond, le pavillon Radic, structure de toiles blanches assemblées comme un tipi futuriste, accueille des ateliers ou des symposiums pointus sur l’architecture ou l’art muséal.
Derrière les haies commence la balade à travers champs, guidée par Paul, le fermier en chef de Durslade. Son domaine de 1 600 hectares comprend une petite forêt et des champs écologiques. « Une partie des terres est laissée en jachère pour attirer les insectes, une autre est plantée d’un mélange de trèfle rouge et de lin, qui enrichit le sol en azote, et dont les graines nourrissent les oiseaux pendant l’hiver », explique- t-il.
Dans une prairie paissent des vaches, tandis que des moutons se promènent au loin. Ce bétail fournit des viandes de qualité au restaurant de la galerie. Du haut de la colline, on aperçoit le vignoble, dont les premières cuvées de blanc et de rosé viennent de sortir des tonneaux, une extravagance permise par le réchauffement climatique qui, chaque décennie, fait gagner 1 °C à la région.
Avant de dévaler les herbes hautes pour une séance de dégustation, le fermier balaie l’horizon du regard. « A gauche, on devine la tour et l’abbaye de la ville de Glastonbury, qui accueille, depuis la mort de Jimi Hendrix, le fameux festival de musique, indique Paul. Et sur votre droite, la route mène en quelques minutes à Cheddar, mère patrie de notre délicieux fromage. » Durlsade n’aurait pu rêver emplacement plus stratégique.
Dîner dans une chapelle
Après la dégustation, pour regagner la ferme, les amateurs de vin montent dans la remorque d’un tracteur spécialement affrété, version rurale chic de la navette. En attendant le dîner, il reste à explorer Bruton. Gris et terne vu de loin, le village abrite pourtant deux collèges privés, une rivière capricieuse aux crues mémorables, une église majestueuse comme une cathédrale et At The Chapel, un épicentre de la hype qui, en 2004, a placé Bruton sur la carte du monde des bobos de Notting Hill.
Dans cette ancienne chapelle, un duo d’architectes a créé un restaurant locavore ultraréputé, où l’on dîne face à une statue stylisée du Christ signée de la sculptrice Lucy Glendinning, avant d’aller dormir dans l’une des huit chambres à l’étage. La boulangerie alimente tout le voisinage en croissants chauds et en pizzas.
C’est en face qu’Hauser & Wirth a niché son QG local et Stockwell House, une maison d’hôtes confidentielle réservée aux amis de la maison. Longeant High Street, le visiteur fait halte dans le petit musée historique de Bruton, dans quelques jolis magasins d’antiquités et, surtout, au Hugh Sexey’s Hospital. Ce magnifique bâtiment du XVIIe siècle abrite une maison de retraite idyllique, sorte de Downton Abbey en miniature, où l’intarissable aumônier raconte l’histoire du village depuis la conception de l’édifice.
Le soleil couchant rappelle qu’à la ferme de Durslade la Fire Feast va bientôt commencer. D’immenses barbecues font rôtir viandes et homards du Dorset, suivis d’un délicieux Eton mess, savant mélange de meringue, de fraises et de crème fouettée. Plaids et bottes Wellington font oublier la fraîcheur qui tombe, pour laisser à tous le luxe d’admirer le ciel étoilé. De l’art, encore et toujours, mais au firmament.
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