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Diego Hidalgo Schnur : bienfaiteur de l’ombre - Good Interview
Diego Hidalgo Schnur : bienfaiteur de l’ombre - Good Interview
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The Good Business

Diego Hidalgo Schnur : bienfaiteur de l’ombre

The Good Business

Fils d’un ministre majeur de la Seconde République espagnole et d’une exilée juive allemande amie de Colette et de Simone de Beauvoir, Diego Hidalgo Schnur, 75 ans, a passé sa vie à la dédier aux autres. Ami intime du roi Juan Carlos, le cofondateur d’El País oeuvre depuis toujours à la lutte contre la pauvreté dans le monde, et à la promotion d’un idéal démocratique.

The Good Life : On vous présente souvent comme le plus grand philanthrope d’Espagne. Il semble que vous préfériez qu’on dise entrepreneur social ?
Diego Hidalgo Schnur : Quand on parle de philanthrope, on s’imagine tout de suite que je suis multimillionnaire. J’ai été très riche à deux moments dans ma vie. Mais chaque fois, j’ai investi 95 % de cet argent dans des causes que je considérais comme justes et j’ai eu un train de vie très modeste. En revanche, j’ai vécu dans le monde entier, étudié à Harvard, travaillé à la Banque mondiale… J’ai toujours pensé que je pourrais concilier mon éducation, mes contacts, mon enthousiasme, ce que j’ai appris de mes parents, et utiliser l’argent – le mien et celui d’autres – pour créer des institutions et améliorer la situation du monde. Entrepreneur social est un terme qui me convient mieux.

TGL : Quel a été le déclic de votre vocation à aider les plus démunis ?
D. H. S. : Au décès de ma mère, en 1969, j’ai appris que mon grand-père avait laissé un héritage important. Alors que je gagnais vingt mille dollars par an à la Banque mondiale, je me suis retrouvé avec plusieurs millions de dollars. Mais je ne voulais pas devenir esclave de cet argent. J’ai continué à travailler, tout en me demandant que faire d’une somme pareille. Tout flamber en avions et en yachts, avec des actrices hollywoodiennes ? En réalité, mes parents m’avaient caché cet héritage, parce qu’ils ne souhaitaient pas que je devienne l’un de ces play-boys. A l’époque, j’étais toujours le plus mal habillé, je roulais en 2 CV… Je voulais que cet argent bénéficie au plus grand nombre. Dans les années 70, la pauvreté était déjà le problème majeur dans le monde. La Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Kenya, le Nigeria, avec leurs ressources, avaient de bonnes perspectives, mais menaient des politiques économiques désastreuses. Tandis que ceux qu’on appelait les « tigres » montaient en puissance – Hong Kong, Singapour et la Corée du Sud affichaient plus de 10 % de croissance par an, grâce à une économie tournée vers l’exportation –, les pays africains, eux, encouragés par la Banque mondiale, menaient une politique d’industrialisation très peu compétitive. Or, le grand atout de ces pays était leur main-d’oeuvre peu chère. J’ai donc décidé de créer une fondation, Frida [pour Fund for Research and Investment for the Development of Africa, NDLR], une banque de développement permettant de monter des projets d’artisanat dans des secteurs où le rôle de la main-d’oeuvre était central. Et j’ai consacré 95 % de mon capital à cette organisation. Cela a été mon premier grand acte philanthropique. Je suis alors presque redevenu pauvre. Toutefois, j’avais aussi placé une partie de mon argent dans des projets qui se sont révélés très rentables…

Diego Hidalgo Schnur.
Diego Hidalgo Schnur. Loïc H. Rechi

TGL : Vous avez notamment été l’un des actionnaires et cofondateurs principaux d’El País…
D. H. S. : Un ami, le fils du philosophe José Ortega y Gasset, souhaitait créer un journal pour préparer la transition démocratique après la dictature de Franco. Il le voulait libéral, indépendant, ni de gauche, ni de droite. J’ai investi l’équivalent de 5 % du capital d’El País. Mais entre 1972, date de fondation de la société Prisa, et le 4 mai 1976, date du premier exemplaire, nous n’avons pas pu publier le moindre numéro. Il a fallu attendre la mort de Franco (20 novembre 1975). Lorsque le journal a été introduit en Bourse, en 2000, j’ai vendu 22 % de mes parts et j’ai pu devenir philanthrope pour la seconde fois de ma vie. Mais j’ai complètement changé d’approche. Frida n’avait pas été un échec, mais pas un franc succès non plus. Nous avions mené notre plus grand projet au Lesotho. Le Lesotho est l’un des deux principaux producteurs mondiaux de mohair. Mais il le vendait comme matière première. Avec une artiste locale, qui dessinait des tapis, nous avons monté une usine de fabrication de tapis. Elle a appris aux autres ouvrières à réaliser leurs propres esquisses. Elles confectionnaient de véritables oeuvres d’art qui racontaient la vie des villages. Avec mon épouse d’alors, nous avons exposé ces tapis en Europe, nous les avons vendus très cher et réinjecté tous les bénéfices dans le projet. Les travailleuses percevaient un salaire six fois supérieur à la moyenne du pays. Nous avons pu bâtir une crèche, une école, un centre médical et sanitaire… A la fin, l’entreprise comptait 1 600 employées. En parallèle, nous avons créé un réseau de boutiques à Toronto, à Londres et à Paris qui distribuait également des produits artisanaux qui venaient du Rwanda, du Niger ou du Burkina Faso. Mais ça a fini par s’émousser. D’autant qu’à partir de 1983, j’ai contracté le paludisme. La maladie a attaqué les hanches, j’ai dû être opéré, je ne pouvais plus me déplacer aussi facilement en Afrique…

TGL : Vous êtes un ami intime du roi Juan Carlos, mais également de personnalités majeures comme Kofi Annan, Bill Clinton, Mikhaïl Gorbatchev… Comment joue-t-on de ces amitiés lorsqu’on élabore des programmes de développement ou des think-tanks ?
D. H. S. : En 1999, j’ai créé un think-tank baptisé Fride [pour Fondation pour les relations internationales et le dialogue extérieur, NDLR]. L’idée était de se consacrer à la lutte contre la pauvreté, à l’engagement pour la démocratie et au dialogue pour résoudre les conflits. Mais un thinktank reste un groupe de réflexion, et comme très peu de gens lisent les rapports, j’ai aussi créé un action-tank, justement pour utiliser ces relations. En 2000, j’ai eu l’idée d’organiser une conférence mondiale ayant pour thème « Comment passer d’une dictature à une démocratie : transition et consolidation ». Je suis allé voir Gorbatchev, que je connaissais très bien. « Mikhaïl, tu as la possibilité d’accomplir l’acte le plus important de ta vie en tant qu’ancien chef de l’URSS », lui ai-je dit. Mon idée était de convoquer, à Madrid, cinquante chefs d’Etat et les cent meilleurs experts sur la question. Ces derniers, je pouvais les faire venir en sortant le chéquier. En revanche, les dirigeants politiques… Convaincre Gorbatchev de cosigner les lettres qui leur étaient destinées pouvait tout changer. Le roi Juan Carlos – qui m’avait présenté Bill Clinton quelque temps plus tôt – m’a aussi aidé en cosignant une vingtaine de lettres. Tant et si bien qu’un an après tout était prêt pour une semaine de rencontres avec des experts, à partir du 18 octobre 2001, tandis que les chefs d’Etat devaient arriver le 25 octobre. Puis il y eut le 11 septembre… On m’a dit que personne ne viendrait, que la démocratie était un idéal du XXe siècle, que le XXIie siècle serait celui de la lutte contre le terrorisme… Dans les jours qui ont suivi, j’ai envoyé des e-mails, j’ai contacté tout le monde, pour les convaincre que, face à la tentation autoritaire, la démocratie devenait plus importante que jamais. Le 13 septembre, Bill Clinton m’a appelé : « Diego, je n’étais pas sûr de venir à ta conférence, mais là, c’est primordial. » Fernando Henrique Cardoso, le président du Brésil à l’époque, qui avait décliné, a aussi changé d’avis. En fin de compte, trente-six chefs d’Etat ont fait le déplacement. Ils ont travaillé par groupes avec les experts et ont rédigé des recommandations. Lors de la session de clôture, l’ancienne Première ministre du Canada, Kim Campbell, a proposé qu’on crée une institution constituée d’anciens présidents et dirigée par Gorbatchev et moi-même. C’est ainsi qu’est né le Club de Madrid. Aujourd’hui, nous travaillons à l’ouverture d’une antenne aux Etats-Unis qui va s’appeler Work Leadership Alliance. Elle sera amenée à devenir une organisation très influente, car, à Clinton et à Bush, se joindront des dirigeants du secteur privé, notamment les milliardaires de la technologie.

TGL : Le réchauffement climatique et la transition énergétique sont des préoccupations majeures. Un homme comme l’entrepreneur Elon Musk (PayPal, Tesla, SpaceX…) semble suffisamment inquiet pour le futur de l’humanité – au moins dans le discours – pour imaginer coloniser la planète Mars. Vous pensez que vous allez pouvoir attirer des gens de cet acabit au sein de la version américaine du Club de Madrid ?
D. H. S. : Moi non, mais certains de mes amis connaissent bien Elon Musk et d’autres milliardaires de la tech… « Nous, les anciens chefs d’Etat, sommes comme des porte-avions enfermés dans une baignoire. Dans nos pays, on ne nous laisse pas manœuvrer, et si on pouvait, on nous retirait même l’eau du bain pour être bien sûr qu’on ne revienne pas à la politique. Le Club de Madrid nous unit pour qu’on puisse sortir de la baignoire et avancer groupés », m’a dit un jour l’un des membres. L’idée avec Work Leadership Alliance est la même : embarquer ces capitaines d’industrie et leur donner la sensation qu’avec nous, avec Clinton, avec Bush et, on l’espère, avec Obama bientôt, ils intègrent une armada. Le réchauffement climatique me préoccupe énormément. Plusieurs personnalités du club, comme Gro Brundtland, ancienne Première ministre norvégienne, et Ricardo Lagos, ancien président du Chili, ont été les ambassadeurs des Nations unies sur cette question.

TGL : Alors que les Américains sont très à l’aise avec la philanthropie, vous avez pour habitude de dire que l’Espagne n’a pas une grande tradition en la matière.
D. H. S. : L’alibi des Espagnols très riches est de dire qu’aux Etats-Unis il y a des abattements fiscaux plus importants. C’est faux… Vous pensez que Warren Buffett, qui a donné 25 milliards de dollars à la fondation de Bill Gates, les a déduits de quoi que ce soit ? Il n’y a pas de philanthropes ici, parce qu’il nous manque cette composante morale, et que les gens ont la mauvaise habitude d’attendre de l’Etat qu’il s’occupe de tout. C’est à nous, activistes, entrepreneurs sociaux, qu’incombe ce rôle. Quand on voit que lorsque Amancio Ortega [l’ancien patron d’Inditex, NDLR] donne 320 millions d’euros aux hôpitaux publics, le parti Podemos lui tombe dessus, ça en dit long… Il y a des années, j’ai écrit mon décalogue. L’une des règles est : « N’occupe pas d’espace sur la photo », car tu vas prendre la place que d’autres veulent. Je me suis toujours arrangé pour que personne ne sache que j’existais. C’est pour cela qu’aucune fondation ne porte mon nom.


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