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Michael Sandel
Michael Sandel.
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The Good Business

Michael Sandel, le prof de philo, star des campus

The Good Business

Au fil de ses tournées, il remplit un stade de 14 000  places à Séoul, la cathédrale Saint-Paul de Londres, l’opéra de Sydney… Mais qui est cette rock-star ? C’est Michael Sandel, prof de philo à Harvard, idole mondiale des campus.

Le succès n’est jamais acquis dans les universités américaines, où un cours sans auditeurs peut ruiner une carrière. Dans cet univers concurrentiel, Michael Sandel, 63 ans, est un monstre sacré. Ses cours de morale sont parmi les plus populaires jamais délivrés à Harvard, si l’on considère le nombre d’étudiants inscrits – 15 000 auditeurs en trente ans pour son cours « Justice ». Ses essais sur la démocratie et les marchés, tirés de ses cours, sont traduits en une trentaine de langues (cette année, Albin Michel a publié Justice, et Le Seuil, en 2014, Ce que l’argent ne saurait acheter). Pour pénétrer le monde des idolâtres de Michael Sandel, Justice est une porte d’entrée logique. Harvard diffuse ce cours gratuitement par podcast et sur YouTube. Le professeur y enseigne la difficulté de rendre une justice morale. Aristote, Emmanuel Kant, John Stuart Mill et John Locke sont succinctement parcourus ; Sandel met davantage l’accent sur des cas concrets, du plus trivial au plus tragique. Le golfeur professionnel Casey Martin, handicapé, avait-il le droit d’utiliser une voiturette pour se déplacer sur le green du PGA Tour de 2001, au risque de désavantager ses concurrents ? Disqualifié, Casey Martin a poursuivi le PGA pour discrimination ; l’affaire a fait son chemin jusqu’à la Cour suprême. Manger un homme qui en fait la demande fait-il de vous un meurtrier, comme la justice allemande l’a jugé à propos de l’affaire de Rotenburg ?

Les cours de Michael Sandel sont rodés comme une conférence TEDx. Les mots sont pesés, simples, intelligibles. Ils interpellent au bon moment. L’accent est mis sur la vulgarisation et sur la participation des étudiants. Un cours de Michael Sandel, c’est comme une partie de go : les règles sont enfantines, mais le jeu infiniment compliqué, et les questions existentielles s’évasent en débats infinis. Le philosophe provoque la discussion puis laisse les étudiants argumenter par micro interposé. L’influence de ce partisan d’un capitalisme régulé dépasse le monde occidental. En Asie, elle est vertigineuse, après qu’une armée de traducteurs bénévoles chinois a traduit sur le web les vidéos de Michael Sandel. En 2011, l’hebdomadaire China Newsweek l’élit « personnalité étrangère la plus influente de l’année », devant Barack Obama. Idem au Japon où, selon le Japan Times, « aucun philosophe n’a le statut de rock-star ou de vedette de la télé, sauf Michael Sandel ». La télévision publique japonaise NHK, en diffusant une série de documentaires sur Michael Sandel, produite par les Américains de PBS, a déclenché une passion virale pour la philosophie dans l’Archipel. Lors d’un cours donné à Tokyo, les tickets d’entrée, distribués gratuitement et par tirage au sort, se sont revendus plus de 500 €. Une mise en abîme concrète des dilemmes économiques distillés par le philosophe. Il a démarré ce cours sur la morale des marchés en demandant aux étudiants : « Pensez-vous que la revente de billets au noir soit une pratique juste ? »

D’une économie de marché à une société de marché

Pour le New York Times, qui a consacré un édito à Michael Sandel, son succès en Asie surfe sur trois points. Le développement rapide des cours en ligne ; l’aspiration des étudiants asiatiques à un apprentissage basé davantage sur le dialogue que sur le cours magistral ; et une recherche de sens, dans un système universitaire où l’économie et les sciences dures se taillent la part du lion. Michael Sandel a grandi dans le Midwest, puis à Los Angeles. Produit de la classe moyenne, il illustre ses cours d’expériences personnelles qui racontent le glissement géné­rationnel de la société américaine « d’une économie de marché à une société de marché », où tout s’achète désormais. Au stade de base-ball des Minneapolis Twins, où Michael Sandel, enfant, se rendait, l’écart de prix entre tickets était minime, et l’expérience, à peu près la même pour tous. « Patrons et employés faisaient la queue pour manger les mêmes hot dogs (…). Quand il pleuvait, tout le monde était trempé. Tout ça, c’est terminé. Dans les stades d’aujourd’hui, il y a des espaces VIP vitrés où les privilégiés s’isolent du reste du monde. Ce n’est plus le même mélange des classes. (…) Quand il pleut, certains ne sont pas mouillés. »

De plus en plus, développe Michael Sandel, les influents et les modestes « vivent des vies séparées, vont à l’école et font leurs courses sans se croiser ». Il parle d’une « ­VIPisation » de la société américaine, qui ne profite ni aux plus riches ni aux autres. « Ce n’est pas bon pour la démocratie. (…) La démocratie ne demande pas une égalité parfaite, mais elle requiert que les citoyens partagent une vie commune, que les gens de divers niveaux sociaux se rencontrent dans le cours ordinaire d’une vie. » Dans son livre Ce que l’argent ne peut acheter, Sandel évoque de nombreux cas limites du capitalisme contemporain, comme le mercenariat dans la guerre et la privatisation de la sécurité en Grande-Bretagne et aux États-Unis, « où les employés de sécurité privée sont désormais deux fois plus nombreux que les forces de l’ordre ». Il questionne un programme destiné à des élèves de primaire à Chicago, payés en dollars pour chaque livre lu, qui les incite à la lecture, mais pervertit leur désir d’apprendre. Encore plus inquiétant, selon lui, ce commerce développé sur les marches du Congrès de Washington, où des lobbyistes paient des sans-abris pour faire la queue à leur place avant d’importantes auditions publiques. « Tout le monde devrait pourtant avoir un accès légal aux institutions. Cette situation grippe notre idéal démocratique. Nous n’avons pas vraiment eu de débat sur la question : jusqu’où peut-on laisser faire le marché ? Jusqu’où sert-il le bien public, et à partir de quand l’érode-t-il ? » Reste à s’assurer qu’il ne prêche pas dans le désert, malgré les foules qui se pressent pour l’écouter.

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