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Au premier abord plus marquée par la crise que par ses 2 300 ans d’histoire, l’importante ville portuaire dégage des effluves de chaos dans le sillon desquels on perçoit la grandeur de son patrimoine, la profondeur de ses blessures, mais aussi son énergie débordante. Bienvenue dans la deuxième ville de Grèce, entre rebond économique et bouillonnement culturel.
Entre le front de mer à perte de vue et la circulation chahutée ; les fiers édifices de style éclectique et les immeubles sans âme 1970 ; les cafés pleins en milieu de semaine et les dizaines de rideaux baissés, Thessalonique s’envisage par petites touches. Avec l’acharnement d’un impressionniste, on reviendra plusieurs fois au même endroit avant de l’aimer et d’apprécier sa beauté sans jamais pouvoir se l’expliquer. Fascinante, électrique, Thessalonique garde cette énergie des années 1980-1990 pendant lesquelles, au son des groupes rock comme Trypes ou Xylina Spathia, cette scène underground faisait danser les quinquagénaires d’aujourd’hui, cultivant anticonformisme, rage de vivre et envie d’un monde plus juste.
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Thessalonique : aux carrefours de l’histoire
Thessalonique est une vieille punk aristocratique. Née du roi Cassandre de Macédoine en 315 avant J.-C., elle a accueilli deux empereurs romains, Galère et Théodose. Joyau de l’Empire byzantin, qui lui a laissé comme autant de bijoux des dizaines d’églises aux coupoles rouges, elle fut également la troisième ville de l’Empire ottoman, qui la rendit riche et prospère.

Grâce à sa communauté juive, venue d’Espagne dès le XVIe siècle, elle connut deux âges d’or : l’un grâce à la confection de draps de laine qui habillaient les janissaires de l’empire, l’autre au tournant du XXe siècle, lorsque son industrie, portée par de grandes familles comme les Allatini, les Misrahi, les Fernandez ou les Torrès, en fit le carrefour des Balkans.
Dans ses rues bondées, on parlait le judéo-espagnol, le turc, le grec, le bulgare, l’albanais ou encore l’italien et le français. Alors qu’Athènes n’était qu’un village, Salonique la cosmopolite imprimait des dizaines de journaux et commerçait avec toute l’Europe. En 1912, la Jérusalem des Balkans rejoint l’État grec.
Peu à peu, les nationalismes émergents la coupent des Balkans et de la Turquie, tandis que, dans sa folie, la Shoah l’ampute de 98 % de sa communauté juive. Devenue périphérique, au nord-est d’un pays en quête d’hellénisme, elle est trop balkanique, trop orientale, pas assez grecque.

En 1917, la ville est dévastée par un gigantesque incendie. La réhabilitation, sur commande des autorités grecques, modernise l’espace urbain, fait disparaître le quartier juif, dont la population est repoussée aux abords de la ville, et gomme en partie son passé ottoman. La vieille Thessalonique surinvestit alors son héritage byzantin, tournant le dos à toutes les autres facettes de son beau visage pour devenir un bastion du conservatisme. En 2009, lorsque la crise frappe la ville encore plus durement que le reste du pays, elle a déjà un genou à terre.
En ce samedi matin, les joggeurs sont nombreux sur la longue promenade qui longe le golfe Thermaïque. Réalisée entre 2006 et 2014 par les architectes Bernard Cuomo et Prodromos Nikiforidis, elle est devenue essentielle aux Thessaloniciens, tant pour y faire du sport que pour s’évader loin du tumulte de la ville.
Aux terrasses des cafés, réchauffées par la lumière rasante du soleil, on entend parler grec, mais aussi hébreu, turc et bulgare. Inspirée par un bon génie, Thessalonique semble avoir retrouvé la voie de l’ouverture. « L’ancien maire, Yiannis Boutaris, a fait énormément pour la ville », affirme Tolis Koumparos, entrepreneur à succès à la tête de la boutique 2nd Floor, du café Tom Dixon et du tout nouveau Hipsters, un hôtel-boutique ultradesign.

En présentant ses excuses pour la reconnaissance tardive de l’éradication de la communauté juive et de son héritage, en lançant le projet d’un mémorial et d’un musée de l’Holocauste, en invitant les Turcs à visiter la maison d’Atatürk, né dans la ville en 1881, ou encore en faisant venir la compagnie aérienne low cost Ryanair, qui relie en quelques heures Thessalonique aux principales capitales d’Europe, l’édile a bousculé sa ville. « Il a remis Thessalonique sur la carte, l’a projetée vers l’avenir en misant sur son caractère multiculturel et son potentiel de développement. Il a fait énormément pour le tourisme », continue l’entrepreneur grec.
Équipée depuis quelques mois d’un métro dernier cri, la ville respire mieux. Grâce à ses rames ultramodernes qui la traversent sur 9,6 kilomètres sans conducteur, avec la même technologie qu’à Milan ou à Copenhague, le métro de Thessalonique évite la circulation d’environ 57 000 voitures.

Il est vrai que ces vingt dernières années, le centre-ville était devenu difficilement vivable avec ce chantier dantesque de 1,5 milliard d’euros qui n’en finissait pas. Jusqu’à la dernière minute, beaucoup étaient persuadés que le métro ne serait pas prêt pour son inauguration, le 30 novembre 2024.
Créations et expansions
Aujourd’hui, on prend autant le métro pour s’éviter quelques kilomètres de marche que pour visiter les sites archéologiques mis au jour dans les entrailles de la ville. Quelque 300 000 artefacts ont été excavés et trouveront bientôt place dans deux nouveaux musées. D’autres grands projets, pour un total de 9,35 milliards d’euros, ont été réalisés ou le seront d’ici à 2030.

Ainsi, côté transport, l’aéroport s’est enrichi d’un nouveau terminal et ambitionne de devenir un hub pour le sud-est des Balkans. Le métro, pour sa part, continuera de s’étendre vers l’est avant de se prolonger jusqu’à l’aéroport et un pont routier est-ouest facilitera bientôt les déplacements dans cette agglomération de plus de un million d’habitants.
Côté business, Pfizer, sous l’impulsion de son CEO Albert Bourla – un natif de Thessalonique –, a inauguré son premier centre pour l’innovation digitale en 2021, qui emploie aujourd’hui près de 1 200 personnes. En septembre dernier, près du port de commerce en pleine expansion, Hub 26 a vu le jour. Premier parc d’affaires bioclimatique d’envergure dans le nord de la Grèce, il s’est installé juste en face de l’ancienne brasserie de bière FIX.
Cette dernière, actuellement en réhabilitation, devrait accueillir à l’horizon 2027 un vaste complexe mixte. Au programme : logements, bureaux, hôtels, restaurants, ainsi que des espaces culturels et sportifs, insufflant une nouvelle dynamique à l’ouest de la ville. C’est également dans ce même quartier que la construction du musée de l’Holocauste, confiée à trois cabinets d’architectes – l’israélien Efrat-Kowalsky Architects, l’allemand Heide & von Beckerath et le grec Makridis Associates –, commencera cette année.

En ville, cette politique de grands travaux se traduira par la piétonnisation de certaines rues, la rénovation de places emblématiques, comme la place Aristote, qui s’ouvre majestueusement sur le golfe Thermaïque, ainsi que par l’élargissement des trottoirs le long du front de mer. « Avec ces nouvelles infrastructures essentielles à son développement, Thessalonique aura tout pour elle, en plus d’une situation géographique incroyable entre le mont Olympe, les plages de la Chalcidique et les îles des Sporades », confie Evgenia Chasapidou, directrice du Teight, un hôtel à l’atmosphère moderne et raffinée à deux pas de la mer.
Le sens de la fête…
Dynamique, en plein développement, Thessalonique se caractérise par son art de vivre… dehors. Même en semaine, les gens sortent beaucoup. Chez Super Ioulios, tout juste ouvert, Nikolas Manos propose une sélection pointue de 66 vins naturels grecs, dont un tiers est servi au verre. Pelosof, installé dans l’ancien centre de tri postal restauré, offre une pause trendy.

Pour siroter un cocktail, direction Gorilla, où le mixologue Achilleas Plakidas innove en proposant des assemblages improbables, comme son negroni où le vermouth prend des parfums de bleu et de fraises distillées. Le week-end, les décibels augmentent et les bars rivalisent de DJ pour attirer à eux les fêtards de tous âges. Les looks se font plus affûtés et certains quartiers, comme Frangomahala, deviennent noirs de monde.
La Doze profite du vernissage de la galerie voisine pour faire le plein. À l’intérieur, entre le billard et les deux étages, on ne sait plus où donner de la tête. Juste en face, chez Arcade, l’ambiance électro berlinoise est à son comble. Pour notre part, la nuit se passera chez Niki où, sous le néon d’une Victoire de Samothrace suspendue, on dansera jusqu’au clap de fin.
… et de l’initiative
Au-delà de sa culture bar, Thessalonique possède une gastronomie exceptionnelle. Aux portes de l’Asie Mineure et des Balkans, avec ses influences turques, arméniennes, juives séfarades, slaves et grecques, sa cuisine est l’une de plus réputées de Grèce. Reconnue par Time Magazine, elle a été consacrée par l’Unesco en 2021. « C’est à Thessalonique, sur l’un des terroirs les plus riches de Grèce, entre le golfe Thermaïque et les vignes de Naoussa, qu’est né le mouvement des gastrotavernas », s’enthousiasme Symeon Kamsizoglou.

Avec Delphine Pique et le chef Fragiskos Dandoulakis, il vient d’ouvrir, à Paris, Ypseli, tout à la fois gastrotaverna et épicerie. « Portée par Giannis Loukakis et son légendaire restaurant Mourga, une nouvelle génération de chefs, vignerons et producteurs ont travaillé main dans la main pour redorer le blason de la cuisine grecque.
Dans cette bistronomie à la grecque, les produits s’affirment sans artifices. Ici, la simplicité est la seule sophistication », sourit Symeon Kamsizoglou. À Thessalonique, la relève est assurée avec de jeunes chefs, comme Theodoris Koutsiadis, chez Phoenix, qui sublime les mezze, ou Vasilis Chamam, chez Estet, qui nous régale avec ses sandwichs uniques où l’on reconnaît ses racines grecques et palestiniennes. « Thessalonique conserve son calme et une certaine douceur de vivre », confie Melina Georgouda, une artiste peintre qui a ouvert la galerie French Fries + French Kisses à l’étage d’un immeuble de la rue Pavlou Mela.

Si elle reste prudente sur le grand boom que vivrait la ville, elle reconnaît que plusieurs initiatives se développent et soudent la communauté artistique : expositions dans des galeries comme Nitra ou Zeiva Athanasidou, ouverture de résidences d’artistes ou organisation de dîners où créatifs de tous horizons font connaissance, les exemples ne manquent pas. « Il y a une énergie à Thessalonique, on est dans cette phase où l’on montre notre travail, et ça marche ! Mais ici, les galeries n’ont pas pignon sur rue, alors il faut chercher », ajoute-t-elle en emballant ses grands portraits de femmes, qui partent à Athènes pour une exposition.
Même son de cloche chez les designers Viktor et Iraklis Goundaras, à la tête du Studio Hervik : « Thessalonique ne se dévoile pas facilement. La ville se développe par microquartiers, çà et là des projets voient le jour grâce à des initiatives citoyennes. » Avec leurs voisines céramistes (Kota The Studio), bijoutière (ma.design) et joaillière (Exercitatio Fenae), ils ont créé un porte-bonheur qui matérialise cet engagement collectif et l’ont signé « Acheiropoïète », le nom de leur quartier et de la belle église byzantine autour de laquelle il s’organise.

Plus à l’ouest, Agii Apostoli, un quartier où, avant la crise, les garages succédaient aux magasins de pièces détachées, est aussi en train de renaître. Parmi les premiers à s’y être installés, l’architecte Konstantinos Theodoridis (FORMrelated) et le céramiste Simos Antoniadis (Uluru) ont fondé avec d’autres créatifs et entrepreneurs le West Wall Collective, un cluster qui dynamise le quartier en organisant des événements, ouvertures d’ateliers au public, performances, concerts en plein air…
Porté par cette vague, Agii Apostoli voit éclore de nouveaux cafés, boutiques branchées et restaurants, ramenant la vie là où elle s’était éclipsée. Un parfum de movida flotte sur Thessalonique, une énergie créatrice qui bouillonne et la promesse d’un renouveau.
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