The Good Business
Née en 1973, la jolie marque italienne de souliers a su résister aux crises comme aux modes. Un savoir‑faire artisanal prenant sa source dans l’est de l’Italie, dans la région d’Ancône, comme son nom ne l’indique pas. A l’époque, faire British c’était chic. Et le paradoxe n’enlève aujourd’hui plus rien à la légitimité d’une telle maison.
C’est une tradition en Italie. A deux heures de Bologne, dans la région des Marches, sur les collines donnant sur la mer Adriatique, se concentre, depuis près d’un siècle, l’industrie de la chaussure italienne. Dans le village perché de Montegranaro, la maison Doucal’s tient ses ateliers depuis près d’un demi-siècle. A l’origine, un homme, Mario Giannini, chausseur-né, épaulé par une épouse maîtrisant l’art de la couture, lance ses premières collections.
Leurs modèles de derbys, de richelieus et de bottines, fabriqués dans de beaux cuirs, se font connaître dans toute l’Italie. Résistant aux crises des années 70-80, en faisant notamment l’acquisition de petites entreprises artisanales voisines avec lesquelles la maison sous-traite une partie de sa production, Doucal’s trouve avec l’arrivée des deux fils, Jerry et Gianni, une nouvelle respiration.
« Je suis né ici, raconte Gianni Giannini. Et dès l’âge de 14 ans, j’ai passé ici tous mes étés, appris tous les métiers, commencé à dessiner mes premiers modèles et à expérimenter les matières. A 20 ans, après une formation à la Polymodel Fashion School, en Toscane, j’ai rejoint naturellement l’aventure familiale, avec l’envie d’exprimer ma sensibilité, ma vision de la chaussure. »
Inséparable – les frères vivent dans deux maisons voisines l’une de l’autre –, le duo reprend les rênes de la maison, Jerry au marketing et à la distribution, Gianni au design. Fidèle depuis ses débuts à son village de Montegranaro, Doucal’s dévoile sa fabrique dans un immeuble de trois étages, l’entreprise occupant aussi cinq autres bâtiments voisins. Soixante-quinze employés y travaillent tous les jours, rejoignant leur poste à pied ou à vélo, la plupart étant originaires des communes environnantes.
Dates clés
1973 : création de la marque Doucal’s par Mario Giannini.
1996 : arrivée de Jerry Giannini dans l’entreprise familiale ; Gianni, son frère, suivra le même chemin deux ans plus tard.
1998 : lancement du modèle de richelieus Gianni (aussi appelé 1385). Devenu emblématique de la maison, il est réédité en 2012.
2004 : la griffe Doucal’s s’exporte pour la première fois en France.
2008 : ouverture du premier magasin à Paris.
2014 : sortie de la première sneaker Doucal’s.
Tablier noué à la taille, un polo affichant fièrement au dos « Passion for quality since 1973 », Loris joue les gardiens des trésors. Dans son entrepôt réservé au stockage des peaux et au repérage des imperfections sont conservés des cuirs en provenance des meilleures tanneries du monde, celles du Puy, en France, de Picusa, en Espagne, de la Conceria Zonta, dans le sud de l’Italie… Quelques peaux exotiques aussi, crocodile et alligator exclusivement, utilisées pour les commandes spéciales et les mocassins. Toute proche, la fabrique principale, là où les frères Giannini ont leur bureau, réunit une salle des archives compilant les prototypes et les modèles commercialisés par la marque depuis ses origines, et trois étages consacrés aux ateliers de production.
Fabrication artistique
A l’intérieur de la fabrique, œuvrent des femmes et des hommes, la plupart formés par la maison aux techniques de montage des cousus Blake ou Goodyear. Le geste est toujours précis, le même qu’aux origines. Et entre leurs mains passent des collections de souliers « s’inspirant à la fois des lignes contemporaines et de l’amour du vintage », résume Gianni Giannini. Si la découpe des cuirs se fait aujourd’hui au laser à l’aide d’immenses machines robotisées, toutes les étapes de fabrication d’une chaussure sont réalisées à la main. Travail de l’empeigne, de la doublure, moulage, formes, semelle, couture, colorisation, patine, cirage, polissage… le processus est artisanal, même artistique, et nécessite plus de deux heures pour faire naître une paire de souliers.
Particularité de la maison : une partie des couturières travaillant pour Doucal’s le font depuis chez elles. Les habitantes de Montegranaro possèdent toutes une machine à coudre. De leurs mains expertes sont produites, chaque année, plus de 350 références de chaussures et près de 150 000 paires destinées, en majorité, à l’export.
Parmi elles, quelques best-sellers portés à Paris, Milan, Moscou ou Tokyo, dont un derby Gianni, du nom du patron, à la silhouette twistant la forme classique, le cuir glacé et élégant, la patine légère, et proposée dans des coloris toujours bien choisis – kaki, bordeaux ou encore marine.
Chiffres clés
- 15 M € : chiffre d’affaires de la société italienne en 2019.
- 150 000 : nombre de paires de chaussures fabriquées en 2019.
- 800 : nombre de points de vente dans le monde, dont 45 en France.
- 380 € : prix moyen d’une paire de chaussures Doucal’s.
- 350 : nombre de références au catalogue chaque saison.
- de 75 à 96 : nombre moyen d’étapes nécessaires à la fabrication d’une paire de chaussures Doucal’s.
- 75 : nombre d’employés et collaborateurs de la maison.
- 2 : nombre de boutiques en propre, à Paris et Milan.
Des modèles souples et techniques, à l’image des mocassins au cousu Sachetto, devenu une marque de fabrique de la maison – une construction consistant à joindre la tige et la semelle et permettant de plier la chaussure entre le pouce et l’index sans effort –, eux aussi déclinés dans les plus belles patines, ou la fameuse semelle à mémoire de forme, « une innovation qui garantit un véritable confort », selon Gianni Giannini.
La tradition à l’international
S’adressant d’abord « aux hommes qui aiment la mode, à ceux qui cultivent cette idée du beau soulier », les frères Giannini font grandir leur maison au fil des saisons. Début 2020, près de 800 points de vente dans le monde distribuaient leurs produits, et la collection consacrée aux femmes, lancée en 2018 avec une sélection resserrée de modèles, ouvre de nouvelles voies de développement.
« Notre stratégie n’a jamais été de cibler tel ou tel marché en particulier, explique Gianni. Nous essayons seulement d’être là où la demande de nos clients se manifeste. Quand il existe une culture de la chaussure dans un pays, cela veut dire qu’il y a une place pour nous, à l’image du marché français et des Parisiens qui, traditionnellement, aiment les souliers de qualité et les lignes classiques [la marque a inauguré sa première adresse parisienne rue du Marché-Saint-Honoré, en 2004, et tient des corners aux Galeries Lafayette et au Printemps, NDLR]. La Chine fait partie des endroits où nous affirmons aussi notre présence, un pays où émerge une nouvelle génération – les millennials –, curieuse des belles chaussures, voyageant dans le monde entier et attentive à la qualité. »
Le 4.0 selon Doucal’s
Préoccupés par la transmission de leur savoir‑faire, les frères Giannini collaborent aujourd’hui avec l’Université polytechnique des Marches. « Notre objectif était de pouvoir numériser tous les gestes et techniques de nos artisans, afin de faciliter à la fois la transmission des savoirs et optimiser notre production. »
En réponse, les étudiants ont mis au point une paire de lunettes équipée d’une microcaméra qui enregistre les actions des artisans qui la portent, impliqués dans chaque étape du processus de réalisation d’une paire de chaussures. Analysées, les vidéos du « geste parfait » intègrent le programme de formation des nouveaux venus au sein de la maison Doucal’s et mettent en lumière les erreurs à éviter.
« Savoir transmettre est une clé, la seule pour continuer à fabriquer de belles choses », résument les deux frères.
Dans les prochains mois, Doucal’s devrait multiplier ses « trunk-shows », des événements organisés au sein de ses boutiques – Paris et Milan, fraîchement restaurées – et de certains magasins multimarques. Des rendez-vous au cours desquels les meilleurs artisans de la maison sont conviés à présenter leurs spécialités sous les yeux des clients. « Ceux qui le souhaitent peuvent faire customiser leurs paires de derbys ou de bottines, faire graver des initiales, patiner leurs chaussures de la couleur de leur choix ou commander un modèle sur mesure », précise Jerry Giannini. Doucal’s s’est récemment invité chez Harrods, à Londres, osant faire concurrence aux pontes du soulier classique anglais. L’Allemagne, la France et la Russie devraient également faire partie des marchés sur lesquels la marque entend s’implanter durablement.