Gastronomie
The Good Culture
« Punk », « libertaire », « sauvage »... Le Chateaubriand, à son ouverture dans les années 2000, a fait trembler la scène culinaire de la capitale en cassant les codes du bistrot traditionnel, si bien qu’il a enfanté, sans le vouloir, une myriade de restaurant qui s’en sont inspirés. Dans un ouvrage choral, « Le Château », paru aux éditions Entorse, François Chevalier et Stéphane Peaucelle-Laurens ont retracé la saga du restaurant à travers les anecdotes de 100 personnalités qui s’y sont attablées.
Paris, à l’aube d’un nouveau millénaire, une adresse détonne dans le paysage culinaire quasi désertique du 11ème : Le Chateaubriand.
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Le Paris branché en fait sa cantine
Son nom grandiloquent laisse entendre une adresse bistrotière dans son jus, œufs durs sur le zinc et croissants à piocher dans un panier en osier. Il n’en est plus rien, mais rien du tout. Depuis qu’Iñaki Aizpitarte et Fred Peneau ont repris les rênes du troquet en 2006, les clients ressortent éberlués : « Je me suis pris une claque comme jamais », « des coups de poings dans la gueule ». C’était comment à l’intérieur ? « Chaotique », « sauvage », « déjanté ».
Ceux qui l’affirment viennent entre autres de la sphère arty de la capitale : le monde de la musique s’y invite tels que DJ Mehdi et les membres du groupe Cassius, les journalistes de Radio Nova s’y installent et les critiques culinaires prennent le pas, par l’odeur alléchés. François Chevalier et Stéphane Peaucelle-Laurens ont compilé et orchestré tous ces verbatims dans un ouvrage pour raconter la folie « Chateaubriand », eux-mêmes étonnés que le restaurant n’ait jamais publié de livre retraçant son histoire : « Cela nous a paru nécessaire. Le “Château” a tellement compté dans l’évolution de la restauration parisienne, souligne le journaliste François Chevalier. J’ai découvert l’adresse quand j’avais 25 ans et à cette époque je pensais que la gastronomie rimait avec un service en costume tiré à quatre épingles et avec une bienséance à respecter à table. Le Chateaubriand, c’était tout l’inverse, ils ont brisé tous les codes académiques et pour 16 euros le menu du déjeuner seulement. La décontraction en salle était telle que je me disais que ça pourrait être mes potes. »
« Prépare-toi ! Prépare-toi ! On va se faire défoncer. »
Exit les nappes plissées et adieu terrines et œufs mayo du répertoire bistrotier. La vérité pour le nouveau couple de restaurateurs est ailleurs : « J’avais pris une piperade de fruits rouges servie avec du chocolat au piment d’Espelette, personne ne faisait ça à l’époque, c’était lunaire », se souvient le chef Yves Camdeborde, chef et précurseur de la bistronomie, dans « Le Château ». Bertrand Grébaut, à la tête du Septime, y garde quant à lui le souvenir d’un plat avec un râble de lapin à moitié bleu et un dessert avec des variations autour des ferments lactiques avec de la mozza, de la crème, du yaourt : « Un mec qui ose mettre trois ferments lactiques dans une assiette avec une pâte de basilic et trois fraises, c’est du génie. »
Une révolution dans l’assiette et dans les moeurs qui n’était absolument pas planifiée, comme le confie Fred Peneau, l’un des deux tauliers : « L’idée, c’était de reprendre les codes du bistrot d’antan et de les remixer à notre sauce, en respectant l’héritage du lieu. On n’intellectualisait rien. Iñaki me disait : ‘Prépare-toi ! Prépare-toi ! On va se faire défoncer’. »
Le Fooding en fera très vite son porte-étendard, son maître étalon d’un goût de l’époque : « C’est là que la gastronomie s’est retrouvé à un nouveau siècle, affirme le critique culinaire Emmanuel Rubin dans l’ouvrage. On l’a étiqueté “bistronomie” mais à mon sens c’est plutôt un nouveau genre de bistrot qu’ils ont créé, c’est qu’on appelle le néo-bistrot où il y a une créativité et un lâcher prise par rapport aux recettes de la cuisine bourgeoise. C’est ici une cuisine d’auteur, celle d’Iñaki qui apportait des touches espagnoles et asiatiques avant l’heure, des mariages de saveurs inattendus, dans un écrin populaire de bistrot. »
Néobistrot : un nouveau genre dans la capitale
Les critiques ont bien du mal à ranger le « Château » dans une case mais une chose est sûre, l’adresse est incontournable dans les années 2000, si bien qu’elle est vite imitée : « Tu prends toutes les adresses parisiennes du Fooding portées aux nues depuis 2006 : c’est du Chateaubriand en fin de compte », selon Emmanuel Rubin. À commencer par la percée du vin nature.
Le restaurant en était une des plateformes tournantes et rares étaient les adresses à en proposer à la fin des années 2000. Marginaux jusqu’au bout du verre à vin : « Cette curiosité pour ce qui ne rentre pas dans les clous, on le doit aux parcours de l’équipe qui sont loin d’être convenus, précise François Chevalier. Vous avez Iñaki qui a fait partie d’un groupe de Punk Hardcore dans une première vie, tout comme Catouille, le sommelier de la maison à partir de 2009 qui lui aussi a versé dans le Punk. Un autre employé était un comédien en peine, qui s’est retrouvé derrière les fourneaux du jour au lendemain. Le pas de côté était déjà dans le recrutement, ils laissaient la place à ceux qui n’avaient pas fait comme tout le monde. »
« Trop punk pour être vrai », « Pour qui ils se prennent ? », « Une adresse de bobo confidentielle »… Les restaurateurs dans le vent ont aussi essuyé des critiques acerbes. Mais force est de constater que la scène culinaire de la capitale prend le pli : la figure du chef tatoué, mal rasé, même si l’image est bien éculée, a pour visage premier celui d’Iñaki Aizpitarte. La philosophie du vin naturel ne se serait pas affinée jusqu’à aujourd’hui sans le travail de défrichage du restaurant. Ce qu’on appelle restaurant branché à Paris dans les années 2010 et 2020 prend ses racines au Chateaubriand.
Une parenthèse enchantée
Le Chateaubriand fait donc école alors qu’il n’en avait pas l’intention. Contre-culturel, il devient un phénomène mondial, listé dans les meilleures tables du monde par le « 50 Best » et même consacré un temps par une étoile Michelin en 2018. La somme des récits glanés et mis en scène dans le livre « Le Château » est tout emprunt de ce paradoxe : comment sanctuariser ce qui se revendique libertaire ?
Le restaurant tient pourtant toujours debout, ayant survécu aux conséquences des attentats de 2015 et au Covid : « Rien n’a changé, c’est toujours aussi bon, confirme Yves Camdeborde. Vous trouverez toujours la même cuisine, la philosophie de l’assiette perdure. » Peut-être avec moins d’éclat qu’en 2006, cela dit, car depuis cette nouvelle ère, d’autres restaurants ont poussé dans le 11ème, inspiré par le vent nouveau soufflé par le Chateaubriand. « C’était une parenthèse enchantée, admet Emmanuel Rubin. Mais il faut redonner à César ce qui appartient à César. Si l’Est parisien est devenu ce qu’il est aujourd’hui, c’est grâce à eux. »
Iñaki Aizpitarte s’est d’ailleurs installé dans le Pays Basque en mars dernier, en ayant pris soin de transmettre son évangile à son équipe parisienne. Il reprend actuellement les fourneaux d’une institution luzienne, Le Petit Grill, comme pour se rapprocher de ses origines. « Il a encore des choses à raconter, reconnait Yves Camdeborde. Même si, en tant que client, on s’est habitué à sa cuisine depuis le temps. Il a peut-être senti qu’il était arrivé à une limite. D’ailleurs, ce qui est intéressant, c’est qu’il ne reniait pas totalement les classiques pour autant. Lorsqu’il ouvrait le vendredi, il glissait un steak au poivre fait dans les règles de l’art. »
« Le Château », François Chevalier, Stéphane Peaucelle-Laurens. Photographies : Benjamin Malapris. Entorse Editions, 440 pages, 55 €.