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En dix ans, ce Français autodidacte a multiplié par quatre les ventes de la manufacture suisse Audemars Piguet. À quelques mois de son départ, François-Henry Bennahmias livre les secrets de cette aventure, donne sa vision du futur de l’horlogerie et lève le voile sur ce qu’il projette de faire ensuite.
C’est un des patrons les plus respectés de l’horlogerie. En quelques années, François-Henry Bennahmias a opéré chez Audemars Piguet une petite révolution, qui a repositionné la marque sur le devant de la scène mondiale. A quelques mois de son départ, il fait le bilan pour The Good Life.
Comment un Français, autodidacte et golfeur, est-il devenu le dirigeant de l’un des leaders de l’horlogerie mondiale ?
Il n’y a pas de recette. Il faut regarder ce qui me définissait quand j’avais 18 ans. J’ai détesté l’école. J’ai toujours aimé apprendre, mais je ne supportais pas la façon dont on m’enseignait, j’avais besoin de m’approprier les savoirs différemment. Et comme je posais beaucoup de questions, cela pouvait agacer. Du coup, je suis allé chercher mes informations ailleurs, j’ai toujours été extrêmement curieux de tout. À cela s’ajoutent un énorme sens de la compétition, beaucoup de travail et des façons de penser qui sortent un peu de l’ordinaire.
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À 18 ans, vous aimiez déjà les montres ?
À 18 ans, non, mais ma première passion a été pour Swatch. Je suis devenu collectionneur au milieu des années 80. J’ai d’ailleurs fini par vendre ma collection de 1 200 montres à Swatch en 1996. Il faut dire que j’ai la collectionnite aiguë. Quand je me prends de passion pour quelque chose, cela fait vite des dégâts !
Comment avez-vous basculé du golf vers le luxe ?
Un de mes très bons amis, qui est encore mon mentor aujourd’hui, était membre de mon club de golf. Je rêvais d’être numéro 1 mondial. Il m’a dit : « Tu ne le seras jamais, viens bosser avec moi. » Il était distributeur de marques italiennes de mode, comme Armani, Les Copains ou Studio Ferre. Nous sommes restés sept ans ensemble.
Comment le contact s’est-il établi avec Audemars Piguet ?
Complètement par hasard. J’étais en vacances à Saint-Barth. J’ai rencontré quelqu’un qui travaillait chez Audemars Piguet et qui m’a proposé d’y entrer. Je n’ai même pas postulé, cela s’est fait de manière naturelle.
Qu’avez-vous fait les premières années ?
J’ai passé un an et demi en France, puis un an à Singapour, avant de m’installer en Suisse. Je m’occupais de différents marchés et, au bout de trois ans, j’ai demandé à prendre plus de responsabilités. À cette époque, en 1999, le marché américain ne fonctionnait pas aussi bien qu’il aurait dû. L’entreprise a ouvert une filiale là-bas et m’a proposé de la diriger.
Comment expliquez-vous le succès rencontré par Audemars Piguet sous votre responsabilité ?
Les gens. C’est très simple : je pense avoir le talent d’embarquer les gens sur des projets, de les fédérer pour mieux jouer ensemble. Quand je suis arrivé à la tête de l’entreprise, en 2012, il y avait 1 200 personnes. On va finir à 2 800 à la fin de cette année. Notre culture est solidement ancrée et j’ai quasiment une relation « familiale » avec les collaborateurs. Je suis content de nos bons résultats économiques, bien sûr, mais ma récompense, c’est la relation que j’entretiens avec les gens.
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Quand vous avez pris vos responsabilités, en 2012, en tant que CEO, qu’avez-vous changé ?
Le changement a été net, il y a eu un lundi soir et un mardi matin, un avant et un après. J’ai annoncé à tout le monde comment nous allions travailler à partir de maintenant : arrêter la réunionnite aiguë ; nous concentrer sur ce que nous faisons de mieux ; nous décider vite ; simplifier.
Votre actionnaire familial vous a-t-il suivi facilement dans cette voie ?
Cela ne s’est pas fait en vingt-quatre heures. Nous nous connaissions déjà, mais il a fallu deux ans pour que nous nous apprivoisions. Quand les changements, souvent simples, que je mettais en œuvre ont commencé à porter leurs fruits, nous avons travaillé en osmose. Dans n’importe quelle entreprise, n’importe quelle relation, tout n’est pas toujours parfait. C’est aussi comme ça que l’on se construit.
Avez-vous raté des choses ?
Ce que j’ai appris aux États-Unis, c’est que l’erreur est nécessaire. Certes, on ne fait pas toujours tout juste, mais ce n’est pas grave ! Ce qui compte, c’est le bilan au moment de passer la ligne d’arrivée. L’entreprise est-elle en meilleure santé, économique, financière, humaine que quand je suis arrivé ? La réponse est oui. Est-elle prête à affronter les dix prochaines années ? Oui également.
Quel rôle a joué cette expérience américaine dans votre réussite?
Un rôle énorme. Quand j’arrive aux États-Unis, en 1999, la filiale comptabilise seulement 6 millions d’euros de chiffre d’affaires. Autant dire qu’elle n’existe pas. Je suis seul, mais pas dans le mauvais sens : cela veut dire que je suis autonome. J’enclenche donc des choses que la filiale américaine ne pourrait d’ailleurs plus réaliser de cette façon aujourd’hui ! Exemple : pour fêter les 125 ans de la marque, je convie Mohamed Ali et Arnold Schwarzenegger à un événement caritatif dont le budget paraissait fou à l’époque.
Vous comprenez donc que la marque peut sortir de son univers traditionnel ?
Je comprends qu’elle le doit… Surtout aux États-Unis. La première fois que le Financial Times parle d’Audemars Piguet, c’est le jour où, en 2005, nous tenons une conférence de presse avec Jay Z à l’hôtel Four Seasons de New York. Nous annonçons un partenariat avec lui : une marque de luxe qui s’associe à la culture du hip-hop, c’est nouveau !
Pourquoi avez-vous misé sur le hip-hop ?
Quand je rencontre Jay pour la première fois, en 2001, il a déjà quatorze montres Audemars Piguet. Il me dit d’emblée qu’un jour nous ferons une montre ensemble. Ensuite, je passe du temps avec lui, ainsi qu’avec d’autres artistes qui l’entourent. J’écoute leur musique dans les studios, je vois de plus en plus de jeunes qui s’approprient ce monde. Je me dis que le hip-hop va évoluer comme l’a fait le jazz dans les années 1920.
Né dans les communautés black, il devient mainstream : cela promet d’être une tornade. Puis le siège, en Suisse, accepte de produire une édition limitée avec lui, sous deux conditions : on ne sort que 100 pièces et elles sont réservées au marché américain, pour limiter le risque. Et ça marche : toutes les montres se vendent ! Un vrai changement s’opère à ce moment : la marque sort des sentiers battus.
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Comment expliquez-vous le boom du luxe dont profite l’industrie horlogère ?
L’être humain a toujours voulu se différencier. C’est vrai dès l’école, ça se confirme partout ailleurs par la suite. Aujourd’hui, les horlogers de toute petite production, qui font 20, 50 ou 100 montres par an, de beaux produits vendus à des prix élevés, séduisent certains de nos clients qui ont l’impression d’acheter un objet créé rien que pour eux. C’est la définition absolue du luxe.
C’est ce qui explique, selon vous, le succès d’Audemars Piguet ?
Pas seulement. Il faut attendre 1951 pour voir Audemars Piguet produire ses premières montres en série. Et encore, c’était une série de cinq pièces… Avant, toutes les pièces étaient uniques, mais si aujourd’hui je veux vendre 500 pièces d’un même modèle, je dois harmoniser la qualité, et c’est la technologie actuelle alliée au savoir-faire de nos artisans et de nos ingénieurs qui le permet, tout comme elle permet les innovations. Au-delà du produit, nous avons surtout réussi à créer une sorte d’amour pour la marque. Les gens sont amoureux de ce qu’ils vivent quand ils viennent nous voir, il y a un culte de la marque qui est assez fou.
The Good Life : C’est ce qui explique la montée des prix et donc du chiffre d’affaires ?
La raison première de la progression du chiffre d’affaires n’est pas seulement la hausse du prix des montres, c’est surtout la consolidation de la marge retail. Avant, nous étions des distributeurs, nous vendions à des détaillants. Aujourd’hui, nous sommes nous-mêmes des détaillants, ce qui change pas mal de choses.
Parcours
- 1964 : naissance à Paris.
- 1981-1986 : golfeur professionnel.
- 1987-1994 : fonctions commerciales chez un distributeur de marques de prêt-à-porter italiennes en France.
- 1994 : entre chez Audemars Piguet France.
- 1995 : directeur des opérations Audemars Piguet Singapour.
- 1996 : Audemars Piguet Suisse. Responsable de sept marchés, dont l’Allemagne, l’Italie, la Suisse et l’Australie.
- 1999 : président et CEO de la filiale américaine Audemars Piguet États-Unis.
- 2012 : CEO Audemars Piguet monde.
The Good Life : Diriez-vous que le public connaît mieux la valeur des montres de luxe de nos jours ?
Oui. Si, en 2000, j’avais demandé à 1 000 personnes passant sur Madison Avenue quel était le prix d’une montre chère, ils m’auraient répondu 5 000 dollars. Aujourd’hui, ils me diraient que c’est 100 000 dollars. Maintenant, on sait, avant, on ne possédait pas cet ordre de grandeur.
The Good Life : Y a-t-il encore des marges de progression pour les montres haut de gamme ?
On dit toujours qu’un arbre ne pousse pas jusqu’au ciel. Mais c’est grand, le ciel ! Il ne faut pas oublier que la haute horlogerie reste une industrie très confidentielle. Nous sommes 8 milliards sur la planète. Au sein de cette population, le nombre d’individus ultrariches représente environ 20 millions de personnes. Audemars Piguet ne produit que 50 000 montres par an… Si nous faisons ce qu’il faut, l’avenir est prometteur ! Le seul danger qui pourrait nous guetter aujourd’hui serait de ne plus être pertinents pour la jeune génération. Il ne faut pas vieillir avec sa clientèle.
The Good Life : Peut-on rester exclusif en augmentant les volumes de production ?
Nous ne ferons jamais 200 000 montres. Nous bâtissons un nouveau campus dans la vallée de Joux pour augmenter notre capacité de production, ce qui pourrait nous amener sur le long terme à 65 000 pièces, mais cela ne se fait pas du jour au lendemain. D’un autre côté, nous comptabilisions 500 millions d’euros de chiffre d’affaires il y a onze ans, aujourd’hui nous venons de passer les 2 milliards.
Si l’on continue à ce rythme, avec une croissance volumétrique mesurée, nous allons bientôt dépasser les 3 milliards, ce qui est rare dans l’horlogerie. Cependant, la croissance du chiffre d’affaires n’est pas un objectif en soi, le seul mandat que le conseil d’administration m’a donné, c’est de faire en sorte qu’Audemars Piguet soit encore là dans 200 ans.
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Faut-il s’attendre à des innovations importantes sur le marché des montres ?
Oui, bien sûr. De belles choses pointent leur nez à l’horizon, aussi bien en ce qui concerne les matériaux qu’en matière de mouvements. Nous travaillons sur l’ergonomie, la lumière, les matières qui se modifient au contact des environnements…
« De belles choses pointent leur nez à l’horizon »
Pourquoi avoir annoncé si tôt, dix-huit mois avant l’échéance, que vous alliez quitter votre poste en décembre 2023 ?
Une succession se prépare et nous en parlons avec le conseil d’administration depuis 2017. Il nous a paru juste de faire cette annonce en amont, car il était temps de commencer le processus de recrutement et nous voulions éviter d’attiser les rumeurs existantes.
Comment rester le patron aux yeux des équipes quand tout le monde sait que vous allez arrêter ?
Je ne me pose pas la question. Nombreux sont ceux qui me demandent : « Pourquoi ne prends-tu pas plus de temps pour toi ? » Je ne fonctionne pas comme ça. Je mène les réunions comme si j’allais rester à ce poste pendant encore dix ans. Nous avons de multiples lancements cette année, tous plus intéressants les uns que les autres. Nous allons annoncer des collaborations très chouettes, ce qui me pousse à m’investir jusqu’au bout. C’est du pur plaisir, je n’y vais pas à reculons.
Vous ne redoutez pas que les gens aient un rapport différent avec vous ?
Plus on va s’approcher de la fin, plus cela risque d’être le cas, en effet. Mais pour l’instant, c’est l’inverse. On me demande encore souvent si je ne veux pas rester plus longtemps. La nouvelle personne devrait arriver en septembre, mais ne prendra ses responsabilités exécutives qu’en janvier 2024, nous allons donc faire un bout de chemin ensemble. J’effectuerai mon travail normalement jusqu’à cette échéance.
Avez-vous une idée précise de ce que vous allez faire après Audemars Piguet ?
Oui, quand même.
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Allez-vous rester dans l’univers du luxe ?
Plus que le luxe, je regarde le secteur des produits à forte valeur ajoutée. Il y a de nombreux domaines qui m’intéressent. Pour l’instant, je prends tous les rendez-vous qu’on me propose, j’écoute tout le monde.
Les géants du luxe français vous ont-ils approché ?
ui, bien sûr, mais j’ai pris une décision : je ne serai plus jamais seulement un employé. Je vais même plus loin : je veux qu’autour de moi, mes collaborateurs soient tous impliqués dans le capital de l’entreprise. Il y a cinq ans, j’ai rencontré Brunello Cucinelli. Cela a été une révélation pour moi. Il a une entreprise cotée en Bourse qui fait un beau chiffre d’affaires et la façon dont il associe ses collaborateurs est extraordinaire. J’ai pris une vraie leçon ce jour-là.
Cela veut-il dire que vous allez plutôt créer une entreprise ?
Qui sait ? Je peux aussi mettre la main sur une affaire existante et changer ses règles.
Vous allez décider quand ?
Cela va prendre un peu de temps. Je vais probablement commencer par m’arrêter six mois pour me remettre en forme. J’aurai bientôt 59 ans et il faut que je prépare l’après comme un athlète. Si je ne le fais pas, j’exploserai en vol. Or, j’ai toujours tendance à penser que le meilleur reste à venir.
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