Art
The Good Culture
Les projets d’art à long terme mettent en branle des ouvrages dont l’exécution se compte en siècles ou en millénaires. Leurs auteurs font le pari que, dans un monde impossible à imaginer, les habitants de la Terre continueront à les construire et à les maintenir en état. Ils éveillent aussi notre conscience à l’idée que la survie de l’espèce humaine n’est pas garantie…
Chaque samedi, à 13 heures, sur la berge du canal Oudegracht, à Utrecht, une dizaine de personnes se rassemblent autour d’un maçon. Après avoir descellé un pavé sur le quai, l’artisan le grave lentement d’une lettre, puis le remet en place. Ce rituel hebdomadaire prolonge d’un caractère la suite de près de 1 300 pavés gravés qui forment un poème s’étirant sur la chaussée. Les Lettres d’Utrecht est l’un des projets artistiques à long terme (Long-Term Art Project, en anglais, ou LTAP) en cours de réalisation dans le monde.
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Un art éternel
Inaugurée le 1er juin 2012, lorsque le maire de la ville néerlandaise a dévoilé 648 lettres afin de faire remonter le début du poème au 1er janvier 2000, cette œuvre doit se perpétuer « aussi longtemps qu’il y aura des samedis », explique Lidwien Smit, l’une des responsables du projet. Son parcours est tracé pour durer jusqu’en 2350. « Ensuite, les habitants de la ville choisiront le chemin, toujours à raison d’une lettre par semaine », précise-t-elle.
Les règles des Lettres d’Utrecht ont été fixées afin d’assurer leur poursuite éternelle. L’œuvre, écrite par des membres de la Guilde des poètes d’Utrecht, qui se succèdent tous les trois ans pour composer chacun quelques vers, est anonyme. « Aucune indication n’est fournie sur les auteurs des phrases gravées sur le sol. Cela permet au poème de se déployer dans l’espace public sans qu’aucun nom n’y soit associé, comme par magie », fait remarquer Anne Broeksma, qui le compose depuis 2022.
Chaque lettre est financée – pour 125 euros – par un habitant de la ville, présent lors de la pose. Les appels à financement sont effectués chaque samedi à 8 heures pour la lettre qui sera posée un an plus tard. Les lettres recèlent aussi l’histoire des habitants d’Utrecht : il arrive, parfois, qu’au moment où « sa » lettre est gravée un homme fasse sa demande en mariage, ou que tel autre dépose une partie des cendres d’un être cher sous « son » pavé. Vingt maçons assurent à tour de rôle la gravure et la pose des pavés.
Enfin, la mairie d’Utrecht soutient le projet et a approuvé son parcours. « On peut se voir vieillir rien qu’en regardant le poème avancer inexorablement sur la berge du canal. C’est une invitation à prendre conscience du temps long, un message envoyé à nos descendants, et l’espoir qu’un avenir sera possible pour l’humanité », explique Hanneke Verheijke, la graphiste qui a créé la police de caractère des Lettres d’Utrecht.
Des chênes pour le temps long
Tous les projets d’art à long terme ont pour but de nous projeter dans un futur lointain, et font le pari que, dans un siècle ou plus, des personnes qui ne sont pas encore nées poursuivront l’aventure collective qui a été mise en mouvement. Le premier de ces LTAP a vu le jour en 1982. L’artiste allemand Joseph Beuys propose alors, durant l’exposition Documenta, de planter 7 000 chênes dans la ville de Cassel, chaque arbre étant signalé par un bloc de basalte installé à son pied.
Cette « sculpture sociale » constitue, selon Joseph Beuys, « le commencement symbolique d’une mission pour changer la société et l’environnement urbain, l’arbre étant à la fois un élément de régénération et un concept du temps ». Le 7 000e chêne est planté par son fils lors de la Documenta suivante, en 1987, l’artiste étant décédé entre-temps. Depuis, l’œuvre, qui a transformé la ville, continue de vivre et a essaimé. Le Joseph Beuys Sculpture Park de l’université du Maryland – Baltimore County ainsi que les 37 arbres et blocs de basalte installés à New York par la Dia Art Foundation s’en inspirent.
En 2007, les artistes Heather Ackroyd et Dan Harvey ont collecté des glands des chênes de Cassel et ont exposé les arbres qui en sont issus à la Tate Modern, à Londres. Ils les transplanteront d’ici à 2027 dans un parc en Grande‑Bretagne. « Comme Beuys, nous pensons que des projets artistiques et écologiques de grande ampleur sont l’une des réponses face à l’urgence climatique, qui laisse les gens anxieux et impuissants », affirment-ils.
Autre projet fondateur : une « horloge de 10 000 ans ». En 1986, l’inventeur américain Danny Hillis envisage la fabrication d’une machine mécanique pouvant donner l’heure exacte durant 100 siècles, et forge l’expression « the Long Now » pour qualifier le très long terme. Père des architectures parallèles en informatique et pionnier de l’intelligence artificielle, Hillis regrette qu’une barrière mentale nous empêche de penser à l’avenir lointain.
Avec Stewart Brand, auteur à la fin des années 60 du Whole Earth Catalog présentant les outils et techniques nécessaires pour vivre en autarcie – inventant ainsi le concept de technologies douces –, il crée la Long Now Foundation, chargée de concevoir l’horloge. Pourtant, trente-huit ans plus tard, elle n’est pas encore achevée. Son premier prototype, mis en marche fin 1999, est exposé au Science Museum de Londres.
L’horloge de 10 000 ans – officiellement nommée The Clock of the Long Now – bénéficie du soutien de Jeff Bezos, qui l’a déjà financée à hauteur de 42 millions de dollars. Sonnant une fois l’an, comportant une aiguille avançant tous les cent ans, sa version définitive, qui intègre un coucou chantant au début de chaque millénaire, devrait voir le jour d’ici à 2035. Elle sera installée à 3 000 mètres d’altitude dans un souterrain du mont Washington (Nevada), à l’abri de la corrosion.
Aussi lentement que possible
Les autres LTAP défient eux aussi l’entendement. Trois d’entre eux sont localisés en Allemagne. À Wemding, le 9 septembre 2023, les habitants se sont ainsi rassemblés pour assister à la pose du quatrième bloc de pierre de la Pyramide du temps, conçue par l’artiste Manfred Laber. À raison d’un bloc tous les dix ans, ce projet commencé en 1993 sera achevé en 3183, lorsque le 120e bloc sera posé. L’artiste étant décédé en 2018, une fondation créée par la mairie le mène à bien.
À Hambourg, le sculpteur slovène Bogomir Ecker a installé une « machine à stalagmite » dans la Kunsthalle. Elle fait tomber une goutte d’eau de pluie toutes les vingt secondes sur une pierre calcaire, ce qui devrait provoquer la formation d’une stalagmite de 50 cm en 5 000 ans. Mais pour l’instant, le musée ne s’est engagé à maintenir en état la machine que jusqu’en 2496…
Enfin, dans l’église Saint-Burchardi, à Halberstadt, un orgue joue depuis 2001 la pièce Organ2/ASLSP (pour As SLow aS Possible) de John Cage, la fin de cette performance musicale étant prévue le 4 septembre 2640. Après le décès du compositeur, une conférence de philosophes et musiciens consacrée à ce morceau achevé en 1987 a en effet décidé de jouer l’œuvre pendant 639 ans, la durée séparant l’année de l’installation d’un premier orgue dans l’église d’Halberstadt, en 1361, de l’année 2000.
Pour cette exécution, un orgue spécial a été créé, une machine assurant l’arrivée de l’air dans ses tuyaux et un cube d’acrylique atténuant son volume sonore. Jusqu’ici, seize changements de note ont eu lieu en vingt-trois ans… L’orgue d’Halberstadt ne joue pourtant pas le morceau de musique le plus long : la composition Longplayer, de Jem Finer, dont la diffusion a débuté le 31 décembre 1999, à minuit, prendra fin dans les derniers instants de 2999.
Elle combine des éléments de six pièces pour 39 bols chantants tibétains de manière à ce qu’aucune répétition ne survienne durant mille ans. Les notes cristallines et méditatives de Longplayer emplissent depuis près d’un quart de siècle la salle du phare de Trinity Buoy Wharf, à Londres, et elles sont diffusées en streaming sur Internet.
Citons enfin, parmi les LTAP les plus remarquables, la Bibliothèque du futur – en réalité une salle de la bibliothèque publique d’Oslo dénommée « La Pièce silencieuse ». C’est là que sont et seront la ville d’Oslo, qui serviront à fabriquer le papier pour imprimer les 100 ouvrages en édition limitée. Conçu par l’artiste Katie Paterson, ce projet a convaincu des écrivains célèbres – la Canadienne Margaret Atwood, le Norvégien Karl Ove Knausgard…– d’écrire pour des lecteurs qui ne sont pas encore nés.
Des certificats permettant à leur détenteur d’acquérir les 100 livres en 2114 ont été vendus par les galeries représentant Katie Paterson. « Chaque auteur remet son manuscrit et révèle le titre de son livre lors d’une émouvante cérémonie annuelle dans la forêt de Nordmarka, à laquelle 300 personnes, souvent venues de très loin, participent », explique Mallory Imler Powell, une écrivaine américaine qui suit ce LTAP de près.
Le principe de cette capsule temporelle de la Bibliothèque du futur a inspiré une campagne de communication commerciale. Pour son cognac Louis XIII, Rémy Martin a demandé à Robert Rodriguez de tourner le film 100 Years, the Movie You Will Never See, avec l’acteur John Malkovich, et à Pharrell Williams de composer la chanson 100 Years, the Song We’ll Only Hear If We Care. Mille des gros clients de Rémy Martin ont reçu des certificats qui permettront à leurs descendants de découvrir ces œuvres en 2115 et en 2117…
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