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En quelques décennies à peine, Málaga est devenue synonyme de culture, et s’est forgé une identité plus substantielle que celle d’une simple capitale de la Costa del Sol. La ville de 600 000 habitants se classe juste derrière Madrid et Barcelone en termes d’offres culturelles. Une politique municipale volontariste et acharnée a rendu possible cette construction a posteriori, où tout est savamment orchestré pour bâtir une image sur mesure.
Le bus me dépose sur l’Alameda Principal, large artère animée traversant le centre-ville de Málaga d’est en ouest. Le ciel bleu est là, le soleil est là, les palmiers sont là. Tout comme la foule et la chaleur. Pas de doute, je suis bien arrivée dans la capitale de la Costa del Sol (la côte du Soleil), le littoral méditerranéen long de 150 kilomètres qui se déploie entre la ville d’Estepona, à l’ouest, et la ville de Nerja, à l’est. Désorientée, je reste un moment perplexe face à l’étrangeté urbanistique que je découvre.
Des épiceries, des cafés improvisés sur le trottoir, des boutiques souvenirs, des kiosques qui proposent des fleurs, des journaux ou des cafés glacés. Une sorte de promenade arborée sépare l’immense artère dont les multiples voies sont en travaux. Colère des taxis, agacement des bus et nonchalance des calèches à touristes. Au passage piétons, une vieille dame, chignon bas et collants chair dans des chaussures à petits talons, patiente et dénote à côté du groupe de jeunes femmes, jambes nues et talons hauts qui s’apprête à aller faire la fête.
Je me laisse emporter par le flot de badauds qui me conduit dans l’hypercentre bondé de Málaga.
La vieille dame a disparu et les jeunes femmes se sont évanouies. Commence alors un exercice de haute volée : essayer de se frayer un chemin parmi les couples, les visites groupées et les enfants. La vieille ville est constituée d’un dédale de ruelles étroites débouchant sur des places inondées de soleil et débordant de touristes, bien décidés à jouir pleinement des vacances à l’espagnole.
La vieille ville se révèle être un immense palimpseste. S’y côtoient, pêle-mêle, des monuments de la Renaissance andalouse, des enseignes internationales au rez-de-chaussée d’immeubles anciens, pléthore de restaurants proposant cuisines traditionnelle ou internationale et déployant leurs menus en cinq langues, des terrasses de bar offrant happy hours ou tarifs de groupes et, partout, la garantie de vivre une expérience authentique et apaisante. Le paradis touristique tourne à plein régime et la consommation s’en donne à cœur joie.
Tout est là pour satisfaire les exigences des vacanciers. Dans les années 60, l’inénarrable formule « sol y playa » (soleil et plage) a fait le succès du secteur du tourisme espagnol et a permis à des zones comme la Costa del Sol d’être propulsées au premier plan. L’avènement du tourisme de masse n’a pas eu que des conséquences heureuses, comme en attestent, aujourd’hui, la dégradation de l’environnement, la bétonisation des côtes ou encore l’homogénéisation des centres-ville.
Face à l’intense compétitivité de l’industrie touristique, les villes n’ont eu d’autre choix que d’étoffer leur offre, en complément d’un modèle bon marché qui arrive à saturation. Autrefois délaissée par les visiteurs qui lui préféraient les plages bondées de la Costa del Sol ou la richesse patrimoniale et historique d’autres villes andalouses comme Grenade ou Séville, Málaga a réussi à s’imposer, ces dernières années, comme une destination à part entière, en s’investissant corps et âme pour faire de la ville, un haut lieu culturel.
Le filon Picasso
« La dernière fois que Picasso est revenu dans sa ville natale, c’était au début du XXe siècle, et il n’y a jamais plus remis les pieds, explique José Lebrero, directeur artistique du musée Picasso Málaga. Il a été complètement laissé de côté et oublié par la mémoire collective de la ville. » La réhabilitation est maintenant chose faite et le filon exploité, puisque la filiation de Picasso avec Málaga a constitué l’un des éléments essentiels du discours fondateur sur le renouvellement culturel de la ville.
« L’ouverture du musée Picasso, en 2003, a été un vrai tournant pour la situation culturelle de la ville, et Picasso est devenu l’épicentre de Málaga, raconte José Lebrero. Il y a vingt ans, Málaga était une ville sans musée, avec une production et une offre artistique presque inexistantes. Le succès du musée Picasso a démontré qu’il était possible de mener une politique culturelle rentable. La mairie de Málaga s’est alors mise à multiplier les joint-ventures avec d’autres institutions, et tout cela nous a conduits au paysage culturel actuel. Mais cette situation est très récente, elle a commencé à vraiment prendre forme durant les cinq dernières années. »
Aujourd’hui, Málaga, qui compte près de 600 000 habitants, possède une quarantaine de musées, parmi lesquels de prestigieuses marques internationales : le musée Carmen Thyssen (2011), le Centre Pompidou (2015) ou encore le musée russe de Saint-Pétersbourg (2015). « Le premier objectif du maire était surtout de faire connaître la ville avant même de réfléchir à un développement culturel, confirme Elena Robles, responsable des collections et des expositions au Centre Pompidou Málaga. Il y a quinze ans, il y avait de l’argent, mais pas beaucoup de culture. Dans les années 2000, le maire a décidé personnellement de changer l’image de Málaga par l’offre culturelle. C’est vrai que l’investissement culturel a alors connu une croissance impressionnante en à peine quelques années. Le dernier en date est le musée de Málaga, qui a été inauguré en 2016 et qui se trouve dans le monumental Palacio de la Aduana (palais des Douanes), réhabilité pour l’occasion. Mais je pense que la folie des musées est terminée pour le moment. »
Le Centre Pompidou a été, quant à lui, inauguré avec faste, en 2015. Il a été installé dans un bâtiment surnommé El Cubo, situé sur le quai no 1 du port, modernisé et réhabilité en zone de loisirs. La culture est littéralement mise sur le chemin des touristes qui débarquent des croisières.
Développer la fibre alternative
Le lieu est hautement symbolique. Il s’agit de marquer les esprits et d’associer la ville de Málaga à une forme de culture institutionnalisée et, de fait, adoubée par les instances de référence. « Le Centre Pompidou Málaga devait occuper ces lieux pendant cinq ans, mais, l’an dernier, la convention de cession a été renouvelée pour cinq années supplémentaires, jusqu’en 2025, explique Elena Robles. La mairie a très envie de rester un centre culturel mondial. Pour le moment, le succès concerne surtout l’image. Il est encore trop tôt pour récupérer ce qui a été investi et faire des bénéfices. Depuis l’ouverture, nous avons accueilli environ 560 000 visiteurs dont plus de 50 % étaient des touristes étrangers et environ 40 %, des nationaux. »
Si Málaga investit dans la culture institutionnelle pour se bâtir une réputation internationale, elle ne sous-estime pas non plus l’intérêt d’avoir une corde plus alternative à son arc, comme le démontre le projet Málaga Arte Urbano en el Soho (MAUS). Il s’agit d’un projet de rénovation d’un quartier situé au sud de l’Alameda Principal jusqu’au quai d’Heredia, et qui se présente comme un musée en plein air d’art urbain. Ancien quartier bourgeois tombé en déshérence depuis cinquante ans, il a été réhabilité par la mairie qui a décidé d’en faire son étendard hipster, dès 2009. Le quartier d’Heredia est rebaptisé Soho, un nom plus conforme à sa nouvelle image.
En 2013 et en 2014, sous le haut patronage du Centre d’art contemporain (CAC), installé à la périphérie du Soho malaguène, des street‑artists sont invités à recouvrir les murs de graffitis. Les deux éditions ont réuni environ 20 graffeurs internationaux et 200 artistes locaux. On peut y admirer des fresques géantes de Frank Shepard Fairey (OBEY) ou de Dean Stockton (D*Face). Malgré l’emphase médiatique qui applaudit au succès de la revitalisation, le Soho de Málaga souffre encore de la comparaison avec ses illustres alter ego de New York, de Londres ou encore de Hong Kong.
« Le projet MAUS a été longtemps promu par la mairie, mais c’est quelque chose qui vient tout juste de commencer, explique José Lebrero. Pour l’art urbain, c’est un projet intéressant, mais en termes de renouvellement de quartier, c’est encore prématuré. Je ne peux pas vous conseiller une galerie là-bas ou un studio d’artiste. Je serais très heureux si de jeunes gens venant du monde entier choisissaient Málaga pour s’établir. J’adorerais que Málaga attire et soutienne de jeunes artistes. Notre offre culturelle s’est étendue, mais elle reste très institutionnelle. Ce serait vraiment fantastique et passionnant si les jeunes générations affluaient comme à Athènes, il y a quelques années, ou comme à Berlin après la chute du mur ».
Tapis rouge et selfies
Retour dans la vieille ville. Il fait nuit et les rues sont désertes, hormis au 7 de la Calle Santos, où se tient une soirée de vernissage à la Casa Amarilla, un espace culturel alternatif, en marge des écosystèmes institutionnels, créé il y a dix ans et qui vise la promotion des artistes locaux et internationaux. On y sert des bières locales et les discussions, artistiques et politiques, vont bon train. « Cela fait deux ans que nous nous sommes installés dans cet immeuble, en plein cœur de la vieille ville, m’expliquent David Burbano et Sara Sarabia, responsables de la structure et eux-mêmes artistes. Il n’existe pas vraiment de structures, ou d’infrastructures, pour les jeunes artistes qui sont à Málaga, et nous essayons de leur trouver des opportunités pour qu’ils puissent exercer leur activité. On s’organise comme une communauté et on essaie de promouvoir leur travail au niveau local, national et international. C’est vrai que la ville a énormément misé sur le développement d’une offre plutôt destinée aux consommateurs de culture, mais nous préférons voir le verre d’eau à moitié plein. Ces touristes peuvent aussi être des acheteurs potentiels et nous pouvons les sensibiliser à notre activité. »
D’autres sont moins optimistes. Certains évoquent, avec dépit, la décision municipale de fermer la Casa Invisible, rare lieu culturel, politique et alternatif, en activité depuis 2007, situé quelques rues plus loin et dont l’immeuble doit être transformé en résidence de location saisonnière. L’industrie touristique est impitoyable, et les aubaines immobilières sont rares dans l’hypercentre.
Le lendemain, le changement de décor est radical. Arrivée au Teatro Cervantes et, plus exactement, sur le tapis rouge de la soirée de clôture du Festival du cinéma espagnol de Málaga. Défilé de starlettes, adolescentes en pâmoison devant de jeunes premiers, les frivolités mondaines battent leur plein. Une rencontre a été organisée avec Francisco de la Torre Prados, 75 ans et maire de Málaga depuis 2000.
Le sémillant édile m’accorde quelques minutes. « Nous sommes convaincus que la culture est un chemin positif pour le développement économique, la cohésion sociale et l’attraction des talents. D’ailleurs, nous sommes quand même la ville natale de Picasso. Notre marque, c’est “Málaga, ville des musées”. L’écosystème est là. Le climat, les paysages, la qualité de vie, l’offre complète de services commerciaux et touristiques. Mais il est essentiel de développer un sentiment d’estime, c’est bénéfique pour l’image. »
Je finis par rejoindre à pied la Plaza de la Merced, où des touristes s’amusent à prendre des selfies aux côtés de la statue en bronze d’un homme assis sur un banc. Le manège dure plusieurs minutes, avant que chacun rejoigne l’une des terrasses ensoleillées de la place, pendant que Pablo Picasso, impassible pour l’éternité, attend la prochaine séance de photos souvenirs. C’est, sans doute, la rançon de la gloire.
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