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Horlogerie

Luca Guadagnino, un designer derrière la caméra

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C’est depuis sa maison du Piémont, où il s’échappe pour travailler sur ses films et qu’il a entièrement rénovée, que le réalisateur de Call Me by Your Name s’est confié à The Good Life… Ce jour‑là, ce n’est pas le talentueux réalisateur, mais l’architecte d’intérieur qui se livre sur sa jeune (et déjà riche) carrière, démarrée il y a six ans.

Pour les décors de son film « Call me by your name », Luca Guadagnino a pensé aux moindres détails et a apporté sa propre vaisselle ainsi que des nombreux accessoires.
Pour les décors de son film « Call me by your name », Luca Guadagnino a pensé aux moindres détails et a apporté sa propre vaisselle ainsi que des nombreux accessoires. Call me by your name / Giulio Ghirardi / Rizzoli

Une grande demeure du xviie siècle légèrement décatie, perdue au cœur de la campagne lombarde, dans laquelle on aurait une folle envie de dîner sur la terrasse éclairée à la bougie ou de lire dans la bibliothèque tapissée d’ouvrages d’art et de littérature… Si l’histoire de Call Me by Your Name a touché un large public, ce sont aussi ses décors qui ont impressionné les spectateurs. Et si le grand public a découvert à cette occasion Luca Guadagnino et son décor sublime, qu’il a conçu avec des scénographes et chefs décorateurs de renom, les cinéphiles connaissaient déjà le réalisateur pour ses films à l’esthétique léchée. Il faut dire que Luca Guadagnino, qui a apporté sa propre vaisselle et autres accessoires pour les besoins de Call Me by Your Name, a le sens du détail… 

Dans cette salle, a lieu la célèbre scène du discours entre le père et le fils dans « Call me by your name ».
Dans cette salle, a lieu la célèbre scène du discours entre le père et le fils dans « Call me by your name ». Call me by your name / Giulio Ghirardi / Rizzoli

De l’austérité inspirée du Bauhaus dans son film Suspiria à la Villa Necchi Campiglio de Piero Portaluppi, qui sert de décor à son long métrage Amore, ou la maison en pierre sèche accrochée aux flancs de l’île volcanique de Pantelleria dans A Bigger Splash, les décors ont souvent contribué au succès des films de Guadagnino. Chacun est le prétexte à une plongée dans des ambiances sublimes, de préférence en Italie… Un goût que le réalisateur de 51 ans met depuis six ans au service de son agence d’architecture d’intérieur. 

Une activité arrivée presque par accident… En 2016, lorsque le magazine T (du New York Times) publie des photos de sa maison, à Crema, en Lombardie, Luca Guadagnino s’ouvre à la journaliste sur ses rêves d’une carrière d’architecte d’intérieur. Un article que Federico Marchetti, fondateur de Yoox et Net-A-Porter, lit avec attention et prend au pied de la lettre.

Le parcours de Luca Guadagnino

10 août 1971: naissance à Palerme, en Sicile. 

Études de lettres, à l’université de Palerme, puis d’histoire du cinéma, à La Sapienza, université de Rome. 

8 septembre 1999 : projection de son premier film, The Protagonists,
à la Mostra de Venise. 

2017 : lancement de son agence d’architecture d’intérieur Studio Luca Guadagnino.

4 mars 2018 : Call Me by Your Name, son plus gros succès, reçoit l’Oscar de la meilleure adaptation. Il était aussi nommé pour le meilleur film, le meilleur acteur et la meilleure chanson.

Aujourd’hui le réalisateur-architecte d’intérieur partage son temps entre ses deux activités et se retrouve à la tête d’une équipe de 16 personnes.
Aujourd’hui le réalisateur-architecte d’intérieur partage son temps entre ses deux activités et se retrouve à la tête d’une équipe de 16 personnes. Call me by your name / Giulio Ghirardi / Rizzoli

Alors que l’entrepreneur vient d’acquérir une ancienne usine de textile au bord du lac de Côme, dont il veut faire sa maison, il contacte le réalisateur. « Il voyait en moi quelque chose que je ne voyais pas. Je n’aurais jamais osé me proposer pour un travail aussi important dans une maison familiale. Et pourtant, il a insisté », expliquait Luca Gudagnino au magazine How To Spend It (du Financial Times) en octobre dernier. « La casa Marchetti est ainsi devenue mon premier projet professionnel, un ensemble de deux maisons et un jardin, une expérience très formatrice pour moi. C’était un peu fou, mais j’ai accepté. J’ai appelé Giulio Ghirardi, un photographe avec qui j’avais déjà travaillé, pour lui demander s’il pourrait m’aider. Nous avons embauché deux autres personnes et, en six mois, l’agence était née », raconte Luca Guadagnino. 

Il réunit alors 150 artisans italiens pour réaliser sa première œuvre aux accents vintage, ponctuée par un escalier en spirale et un pavillon de bain souterrain. Séduit par ce premier projet achevé en 2018, Federico Marchetti lui confie ensuite son ­appartement milanais.

« Mon père était lui‑même complètement extravagant. Il était originaire du sud profond de l’Italie et a épousé une femme à Casablanca » – Luca Guadagnino

Escalier sculptural dans la maison que Federico Marchetti a conçue dans une ancienne usine textile du lac de Côme.
Escalier sculptural dans la maison que Federico Marchetti a conçue dans une ancienne usine textile du lac de Côme. Studio Luca Guadagnino / Mikael Olsson

Aujourd’hui le réalisateur-architecte d’intérieur partage son temps entre ses deux activités et se retrouve à la tête d’une équipe de 16 personnes (architectes, décorateurs, designers…) qui travaillent depuis Milan sur des projets résidentiels et commerciaux. « Si mon équipe est basée à Milan, de mon côté, je travaille n’importe où, car je voyage tout le temps. Ce que j’aime par-dessus tout, c’est travailler depuis La Ceriana, ma maison du Piémont », détaille Luca Guadagnino, qui répond justement à cette interview depuis ce refuge hors du commun qu’il restaure depuis quatre ans avec son studio et qu’il compte achever dans les semaines qui viennent. « Ce projet est très important pour moi et il est emblématique de mon travail, car il est basé sur l’idée de la préservation des matériaux historiques. En même temps, je n’arrive pas à imaginer quelque chose de plus extravagant que cette immense demeure cernée d’un parc tout aussi gigantesque. Il faut dire que j’ai de qui tenir : mon père était lui-même complètement extravagant. Il était originaire du sud profond de l’Italie et a épousé une femme à Casablanca, puis il a fait déménager toute la famille en Éthiopie. » 

Luca Guadagnino à l’Aesop de Rome.
Luca Guadagnino à l’Aesop de Rome. Giulio Ghirardi

C’est ainsi que l’approche de Guadagnino est fortement marquée par son histoire. Né à Palerme, en 1971, d’une mère algérienne et d’un père sicilien qui enseignait l’histoire et la littérature italienne, Luca Guadagnino a grandi en Éthiopie. « Nous vivions à Addis-Abeba, dans une maison avec un grand jardin, beaucoup d’animaux et le ciel africain pour horizon », ­raconte-t-il. Il se souvient de ses premières sorties au cinéma, des édifices construits par les Italiens, à l’époque coloniale, dans une sorte de style fasciste et moderniste. Une époque qui l’influence donc doublement, par l’architecture et le cinéma. « L’Éthiopie a formé mon œil. Ma famille a déménagé là-bas alors que j’avais à peine 1 mois et j’y ai vécu jusqu’à mes 5 ans. Une expérience fondatrice pour moi, en matière de lumière, d’espace, d’environnement sauvage… »

Après la décoration de sa maison, Federico Marchetti a confié à Luca Guadagnino celle de son appartement milanais.
Après la décoration de sa maison, Federico Marchetti a confié à Luca Guadagnino celle de son appartement milanais. Studio Luca Guadagnino / Mikael Olsson

Palerme et ses contrastes l’ont aussi beaucoup influencé, pendant qu’à la maison, dès son plus jeune âge, il expérimente, change les objets de place dans le salon de sa mère et découvre fortuitement que le déplacement d’un objet pouvait complètement bouleverser un espace. 

« J’aime lorsque des œuvres d’art peuvent bouleverser un espace, engager une polémique » – Luca Guadagnino

Et lorsqu’on lui demande le lien qu’il peut y avoir entre ses deux activités, il est très clair : « Presque aucun. On pourrait penser que le travail de l’espace est similaire, mais en réalité, pas du tout. On passe de la 2D à la 3D, et ce travail sur l’espace offre une perspective totalement différente de ma pratique de réalisateur. » 

L’appartement de Federico Marchetti, à Milan.
L’appartement de Federico Marchetti, à Milan. Studio Luca Guadagnino / Mikael Olsson

Parmi ceux qui lui ont fait confiance : la marque de soins Aesop, dont son agence a signé les magasins de Rome et de Londres. Mais aussi de nombreux clients privés, qui préfèrent rester discrets et apprécient son design contemporain teinté d’inspirations italiennes modernistes. « J’aime beaucoup le grand architecte Umberto Riva, qui est décédé récemment, et je vénère profondément Guglielmo Ulrich, Carlo Scarpa ou Giò Ponti », ­explique l’architecte d’intérieur. Outre ces architectes italiens, il admire aussi le travail des Américains Philip Johnson et Charles Eames. « Il me semble important d’avoir cette position d’admiration vis-à-vis des autres créateurs, il faut accepter d’être influencé. » En cinq ans, le studio s’est taillé une belle réputation et s’est retrouvé propulsé parmi les 100 designers qui comptent par l’éditeur Phaidon dans son ouvrage By Design. The World’s Best Contemporary Designers, qui saluait « la maîtrise de l’idée narrative, de l’espace, de la couleur et de l’histoire dans les intérieurs de Guadagnino, tout comme dans ses films ». 

La cuisine de l’appartement milanais de Federico Marchetti.
La cuisine de l’appartement milanais de Federico Marchetti. Studio Luca Guadagnino / Mikael Olsson

La patte de Luca Guadagnino, c’est aussi sa culture et les dialogues qu’il entame avec ses clients. « J’aime créer des espaces totaux, intégrer des œuvres d’art dans mes projets, mais je n’envisage pas l’art comme un élément décoratif. J’aime lorsque des œuvres peuvent bouleverser un espace, créer un accident, engager une polémique, avance le créateur, qui résume ainsi sa signature. J’aime la géométrie et la couleur, l’artisanat, l’attention aux détails. Si je veux faire entendre ma voix à travers les espaces de mes clients, je ne veux pas l’imposer, c’est un dialogue entre moi, eux et les espaces. Je discute beaucoup, j’écoute leurs désirs, leurs rêves, je me renseigne sur l’histoire de la maison, du quartier, de la région. Je ne crois pas aux lieux génériques, je crois à la pratique de l’architecture d’intérieur et de la décoration spécifique. Chaque espace doit être propre à un client, une famille ou à l’héritage d’une marque s’il s’agit d’un lieu accueillant du public. Je ne propose que des projets très spécifiques, et si j’espère que ma maison sera assez chaleureuse pour que mes amis s’y sentent bien, elle doit d’abord me convenir à moi ! » 

Dennis Paphitis a confié la décoration de sa boutique Aesop de Rome à Luca Guadagnino.
Dennis Paphitis a confié la décoration de sa boutique Aesop de Rome à Luca Guadagnino. Studio Luca Guadagnino / Giulio Ghirardi

Ainsi, lorsqu’il a commencé à travailler pour Dennis Paphitis, le fondateur de la marque Aesop, avant même qu’ils évoquent les besoins de la marque, les deux hommes ont discuté pendant des heures de cinéma et, notamment, de Pier Paolo Pasolini. Une relation intime qui permet de mieux comprendre les ­envies profondes des clients et de proposer des détails précis issus de ces échanges informels. Parmi ses astuces, Luca ­Guadagnino aime se prêter aux jeux des tensions entre les textures des matériaux qu’il va employer. Par exemple, de la laine et de la soie sous les pieds, matières qui viennent dialoguer avec la pierre, comme en 2018 dans la boutique romaine d’Aesop, parée de pierres rugueuses, de marbre rosé et de bottes de paille.

Des objets fabriqués à la main sur mesure par les meilleurs artisans. « J’aime la vérité des matériaux, l’idée de plier, de courber la matière et de réfléchir à la façon dont la vie sera impactée par ce geste, explique le designer, persuadé que l’artisanat est à la base de tout. Les gens parlent d’idéaux et d’idées, mais le physique, la fabrication de quelque chose de réel, c’est incroyable. » Il évoque ainsi avec émotion la fabrication d’une table en marbre rose et jaune, très longue à mettre au point.

« La création de meubles pour mes clients m’a donné envie de dessiner pour d’autres éditeurs » – Luca Guadagnino

L’Aesop de Londres aussi a été décoré par Luca Guadagnino.
L’Aesop de Londres aussi a été décoré par Luca Guadagnino. Luca Guadagnino / Giulio Ghirardi

Après cinq années de collaborations et fort d’une expertise qui s’est affinée au fil des mois, Luca Guadagnino a présenté, en juin dernier, à l’occasion du Salon du meuble de Milan, l’installation Accanto al Fuoco / By the Fire, dans le très chic quartier de Brera. Un salon scindé en deux qui jouait un étonnant jeu de symétrie/asymétrie. D’un côté de la pièce, un espace épuré et agrémenté d’une cheminée italienne en Ceppo di Gré Stone sur fond de chêne, de granit et de velours bleu ; de l’autre, un espace maximaliste, avec sa cheminée en céramique, entourée de travertin rouge et de velours dans le même ton. Une occasion en or de dévoiler au grand public des pièces conçues par le studio, comme les tables basses en travertin rouge d’Iran qui s’emboîtent ou la cheminée en Ceppo di Gré. « Je crée constamment des meubles pour mes clients. Je dessine beaucoup et je jette beaucoup et, tout à coup, je retiens un croquis qui est ensuite développé par mon équipe. » 

Des créations associées à du mobilier vintage qu’il a chiné, comme le fauteuil Digamma, de l’éditeur Gavina, de 1957, complété par une ottomane provenant de sa collection personnelle. C’est à cette occasion que le studio, habitué à livrer des pièces sur mesure, a mis un premier pied dans l’édition avec un luminaire édité par FontanaArte. « Une expérience qui m’a donné envie de poursuivre dans cette voie du dessin de meubles pour d’autres éditeurs », affirme le créateur qui, malgré des films en tournage et en postproduction, multiplie les projets de décoration.

Installation « Accanto al fuoco / By the fire »; réalisée par le Studio Luca Guadagnino pour le Salon du Meuble de Milan 2022.
Installation « Accanto al fuoco / By the fire »; réalisée par le Studio Luca Guadagnino pour le Salon du Meuble de Milan 2022. Studio Luca Guadagnino / Giulio Ghirardi

« Nous finalisons un hôtel à Rome qui doit ouvrir dans l’année, le hall et le bar d’une société de gestion de talents à Hollywood, ainsi qu’une petite villa Art nouveau à Venise. Nous travaillons aussi sur une galerie d’art virtuelle dans le métavers », détaille Luca ­Guadagnino, qui évoque aussi un penthouse à Milan et une villa sur le lac de Côme. 

En revanche, pas de Salon du meuble cette année. « Je ne veux pas que cela se transforme en obligation, en rendez-vous. Je préfère que cela soit plutôt comme une réponse à une envie particulière lorsque nous sommes prêts… » explique-t-il. Six ans après ses débuts, quel serait aujourd’hui le projet de ses rêves ? « Ce serait de construire une maison, pas seulement l’intérieur. J’imagine une architecture dedans/dehors qui offre une perméabilité entre intérieur et extérieur, une maison autour d’un cloître. » 

 

M.G. 


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