Lifestyle
Après avoir longtemps misé sur le physique « parfait » de mannequins, les grandes maisons de mode convoitent désormais stars du sport ou de la musique et influenceurs de renom sur le Net pour promouvoir leur image et leurs collections. Mais ce n’est pas sans risque…
Les footballeurs Kylian Mbappé (Dior) et Karim Benzema (Fendi), les stars d’Hollywood Jude Law (Brioni) et Tom Holland (Prada), le boy band de K-pop sud-coréen BTS (Louis Vuitton), le champion de formule 1 Lewis Hamilton (Tommy Hilfiger), le rappeur Kendrick Lamar (Calvin Klein), le chef étoilé Mory Sacko et des stars du e-sport (Ralph Lauren), le tiktokeur aux 153 millions de followers Khaby Lame (Hugo Boss)… Aussi puissant que prestigieux, ce casting holistique d’égéries recrutées ces dernières années pour des campagnes ponctuelles ou des partenariats au long cours par les plus grandes maisons de luxe et de la mode dessine un paysage nouveau de l’imaginaire masculin. Un monde qui continue de prendre le risque de s’associer aux imprévisibles, mais incontournables, bad boys du rap et tend désormais les bras à toutes les franges de la pop culture, des as du fooding aux gamers en passant – évidemment – par les créateurs de contenus sur les réseaux, autrement nommés « influenceurs ».
Une réalité inimaginable il y a encore quinze ans. Jusqu’au milieu des années 2000, la mode masculine haut de gamme ciblait majoritairement le stéréotype du jeune cadre dynamique – et ses aînés CSP+ – en costume-cravate la semaine et petit pull noué sur les épaules le week-end, véhiculant des valeurs (séduction, pouvoir, confiance virile) incarnées, des écrans de Times Square aux Abribus de province, par des mannequins qui se ressemblaient tous. Ils étaient blancs, beaux gosses, musclés, fantasmés et n’avaient d’autre talent que leur photogénie sur papier glacé. « Ce canon standard du luxe n’était pas très démocratique et décrivait un univers lointain, épuré, inaccessible », souligne Julien Lambea, journaliste mode et auteur de la newsletter « On Cities and Clothes ».
Le modèle « une marque/une égérie » n’existe plus
« Les marques ne misent plus sur une icône transversale, mais sur une mosaïque d’égéries qui ont des rôles différents : les superstars pour faire passer
le message, les nanos (aux alentours des 100 000 abonnés) pour cibler les niches et convertir une campagne en ventes. Ces influenceurs-là sont moins suivis que les popstars, mais ils sont très forts sur une catégorie d’âge, de personnes ou de passions, ou sur un public fashion déjà conquis. Ils convertissent leur notoriété à hauteur de 60-70 % de ventes, ce qui garantit l’écoulage d’un stock sur un produit précis, identifié et ciblé », affirme Maximilien N’Tary-Calaffard.
Puis le code a changé, radicalement, sous l’effet conjoint de trois facteurs X : la « streetwearisation » du dressing homme, le boom de nouveaux entertainments dans l’industrie culturelle (le rap en tête) et, surtout, les réseaux sociaux. « Le tailoring et le dandysme classique restent un enjeu crucial, mais aujourd’hui, ils sont mixés avec le sportswear et le streetwear, qui sont dans l’ADN des stars du hip-hop ou du sport, poursuit Julien Lambea. Pour toucher un public plus large et renouveler leur clientèle, les marques de luxe ont tout intérêt à être plus inclusives et à se rapprocher de ces figures de la pop culture, puisque tout le monde les suit et les scrute, sur Instagram notamment. »
Pharrell Williams, le déclencheur
Après avoir longtemps tenu éloigné les stars du hip-hop, qui portaient ses vêtements dans des mises en scène bling-bling et machistes, l’industrie du luxe finit par trouver, en 2005, le trait d’union parfait en la personne de Pharrell Williams. En plus de faire danser les foules, des cérémonies huppées aux fêtes de famille, le rappeur élégant sait passer d’Adidas à Louis Vuitton avec une aisance rare. Il ouvre alors la voie à Kanye West, Travis Scott ou ASAP Rocky, eux-mêmes en phase avec les codes pointus de la mode et de la jeunesse, nouvelle cible du luxe.
« Tout a fusionné, jusqu’à la création d’un tel mouvement de masse que les grandes maisons de luxe ne peuvent plus passer à côté, souligne Maximilien N’Tary-Calaffard, enseignant-chercheur à l’Institut français de la mode (IFM). L’imagerie “mannequin portemanteau” est aujourd’hui désuète aux yeux du consommateur. » Nouvelle génération, nouveaux critères : « Ces égéries sont suivies parce qu’on aime ce qu’elles font, mais aussi pour ce qu’elles montrent de leur personnalité, continue-t-il. Tout le lifestyle compte : leur look, mais aussi leurs goûts en matière de fooding, de musique, leurs valeurs, comme leurs engagements écologique ou citoyen, leur attitude de père… » Pour conquérir d’autres territoires, l’industrie du luxe fait petit à petit tomber ses vieilles barrières, considérant désormais les champions du ballon rond, entre autres, comme des partenaires crédibles. « Un Mbappé n’a pas été choisi pour son côté prescripteur, mais parce que sa notoriété dépasse le cadre du terrain », explique David Bellion, ancien footballeur professionnel aujourd’hui styliste et à la tête de Supervision, agence de conseil en mode. « Les footeux sont les héros des temps modernes, qu’on aime ce sport ou non, et certains d’entre eux atteignent une aura que même un David Beckham n’avait pas à son époque », poursuit celui qui a joué l’entremetteur pour faire entrer le talent de l’AC Milan Tiémoué Bakayoko au capital de la très branchée marque Études.
Un choix calculé
Problème : en associant leur image à des personnalités dont elles ne contrôlent pas l’intégralité de la communication ni des faits et gestes, les marques ne sont pas à l’abri de leurs frasques – on pense à Kanye West – et donc d’un « shitstorm », comme on dit sur les réseaux. Pour s’en prémunir, à chaque marque sa stratégie et son degré de prise de risque. Explication de ce consultant d’un cabinet de chasseurs de têtes VIP basé à Londres : « Un Prada joue la sécurité avec un personnage comme Tom Holland, qui n’est certes pas le plus suivi des acteurs sur les réseaux, mais dont l’image de fils, petit-fils et gendre idéal est rassurante. C’est un jeune avec des codes de “vieux”. Il fait consensus. »
Kanye West, l’icône déchue
Il était l’homme qui valait trois milliards. Designer et patron de Yeezy, son propre label au sein d’Adidas depuis 2013, le rappeur et producteur Kanye West générait deux milliards de dollars par an, soit 10 % du chiffre d’affaires annuel de la marque allemande. Recruté par Gap en 2020, « Ye » avait selon ses dires fait vendre « 14 millions de hoodies à 80 dollars » en quelques heures après la seule diffusion d’un spot télé, faisant renouer la marque américaine avec son lustre des années 90. À l’été 2022, l’arrivée en boutique de la collection Yeezy Gap Engineered by Balenciaga laissait présager un chiffre d’affaires estimé à un milliard de dollars en 2023. Un business hors normes, qui s’est écroulé en octobre dernier. Après avoir choqué le monde entier en pleine fashion‑week parisienne en portant un tee-shirt siglé du slogan de l’extrême droite américaine « White Lives Matter », détournement de « Black Lives Matter », puis proféré des propos antisémites sur les réseaux sociaux, Kanye West s’est mis à dos l’industrie de la mode et du luxe. Ses partenaires, ainsi que des magazines comme Vogue, ont mis fin à leur collaboration avec le sulfureux artiste. Le signe qu’aussi bankable soit-elle, une star ne peut pas tout se permettre…
Pour déjouer toute mauvaise surprise, les marques réalisent ainsi un background check (vérification des antécédents) minutieux, en passant au peigne fin les comptes et les messages Twitter ou Facebook et en réalisant des enquêtes d’entourage fouillées afin de dénicher la moindre « casserole » potentiellement explosive. Des précautions pas infaillibles. Et pas encore adoptées partout. Une grande marque française casual chic a récemment fait les frais de son manque de vigilance et a vu deux rappeurs, censés rapprocher plusieurs générations de consommateurs, impliqués dans des affaires de violences sexuelles. « Plusieurs mois de travail, pourtant, nous assure-t-on en interne. Mais on ne peut pas éclaircir toutes les zones d’ombre ni tout savoir… ».
Les critères valorisants sont eux aussi étudiés avec le plus grand soin : « Ce sont des réunions à n’en plus finir et le choix d’une égérie n’est jamais un simple coup de cœur », complète Maximilien N’Tary-Calaffard, qui précise que les écarts du passé ne sont pas forcément rédhibitoires. Et que la rédemption est possible : « Un Karim Benzema n’est plus vu comme une crapule du football compromise dans une affaire de sextape. En France encore, peut-être, mais de Madrid à New York, personne ne s’en souvient. À l’échelle mondiale, c’est un mec qui est ami avec Rihanna et un Ballon d’or multimillionnaire. » Gare tout de même, à l’avenir, aux dérapages incontrôlés. « Il y aura toujours des scandales, les marques le savent et elles ont de nouveaux outils pour assurer une communication de crise et faire face, explique Julien Lambea. Mais la grande majorité des célébrités s’autocontrôlent beaucoup plus que par le passé. Elles sont conscientes que les écarts de conduite ne sont plus tolérés et, pour certaines d’entre elles, ces contrats leur rapportent plus que leur métier de base. » Elles savent aussi que, désormais, le panel de choix d’égéries est plus large. Et que plus personne n’est irremplaçable…
M.L.M.
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