The Good Business
Partout en France, les festivals de musique augmentent les prix des billets et développent des offres premium pour compenser des cachets et des coûts de production toujours plus élevés. Un modèle qui n'est pas sans rappeler le célèbre festival américain Coachella, pourtant décrié pour ses tarifs vertigineux. La musique live va-t-elle devenir un truc de riche ? Eléments de réponse.
L’édition 2023 du Coachella Valley Music and Arts Festival a une nouvelle foi lancé un défi aux festivals du monde entier, en mettant la barre plus haute en termes d’entertainment, avec une programmation qui rassemble le meilleur de la musique mondiale Ce qui va de pair, dans ce cas, avec des prix exceptionnels : les billets ont atteint des tarifs stratosphériques, de 549 dollars pour un pass trois jours jusqu’à près de 2000 dollars pour les pass VIP. Mais cette hausse des prix n’a pas épargné la nourriture et les boissons, jusqu’à créer la polémique sur les réseaux sociaux. Cette internaute a par exemple payé 64 dollars pour deux burritos et deux cafés.
@jackietanti the shittiest part of coachella 🙃😵💫
Sur Tik Tok, les dépenses de Coachella sont même devenues un trend, et les festivaliers ont partagé leur note avec leur communauté. Si les plus prudents ont réussi à s’en sortir avec un peu moins de deux mille euros pour un weekend, d’autres ont dépensé en tout jusqu’à 5000 euros, sans même avoir opté pour les prestations confortables des lodges à 3.316 dollars les deux nuits.
@carolinegrace17 Totally worth it
Certains rétorqueront que Coachella est un festival à part, seulement comparable avec d’autres festivals gigantesques comme le Burning Man – toujours aux Etats Unis – ou le Tomorrowland en Belgique. Mais à l’heure où les offres premium commencent à gagner du terrain dans tous les festivals de France, une réflexion naît spontanément : est ce que les festivals vont bientôt devenir un truc de riches ?
Des cachets et des coûts de production toujours plus hauts
Pour répondre à la question il faut partir d’un principe : aujourd’hui, organiser un festival coûte beaucoup plus cher qu’il y a 10, 20, 30 ans, et les difficultés logistiques et économiques pour les acteurs du secteur se sont multipliées ces dernières années. Des facteurs multiples ont contribué à cette situation. Tout d’abord, le coût de la musique. Depuis l’ascension des plateformes de streaming, le business de la musique a changé. Spotify compte à elle seule près d’un demi-milliard d’utilisateurs dans le monde, mais les artistes reçoivent en moyenne moins de 0,004 euro par stream. Dans ce contexte, la plupart des revenus des musiciens viennent donc des shows et les albums, des prétextes à une nouvelle tournée. Les concerts sont ainsi devenus la principale source de revenus des artistes : selon Billboard, Dua Lipa a gagné plus de 40 millions de dollars seulement grâce aux dates canadiennes et américaines de sa tournée “Future Nostalgia”, quand ses revenus mensuels sur Spotify sont estimés à moins de 200.000 dollars.
“Le nombre de festivals dans le monde a considérablement augmenté ces dernières années (en 2020, un rapport du Ministère de la Culture en a recensé 1800 environ, ndlr) : en conséquence, les grands noms sont demandés partout et ça coûte cher d’en attraper un”, commente Julien Demengel, ancien de Rock en Seine devenu consultant pour plusieurs festivals. Selon Pollstar, la performance d’un headliner international coûte aujourd’hui en moyenne entre 200.000 et un million de dollars. Dans certains cas beaucoup plus, comme The Weeknd qui à Coachella 2022 a touché 8,5 millions de dollars. Cette tendance est visible en France aussi. Cette année, Orelsan aurait gagné entre 250.000 et 300.000 euros pour une performance dans un célèbre festival de la région parisienne. Si on compare avec les tarifs américains, c’est peu. Mais pour vous donner une idée, l’enveloppe artistique du printemps de Bourges, un des plus célèbres festivals de France, dépasse de peu le million d’euros. Selon le syndicat des musiques actuelles, les cachets des artistes français ont été « quasiment multipliés par deux entre 2015 et 2022″, quand les budgets des organisateurs, eux, restent stables voire s’amenuisent.
Le deuxième facteur de l’augmentation des prix, c’est l’augmentation des coûts de production : l’installation des scènes, l’éclairage, la fourniture de systèmes sonores et de sécurité, ce dernier comprenant l’embauche de personnel, l’installation de détecteurs de métaux l’établissement de périmètres sécurisés et la prestation de services médicaux et d’urgence. “En France notamment, suite aux attentats de 2015, il y a beaucoup plus de précautions. De plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers d’euros sont dépensés pour la sécurité des festivaliers”, fait noter à ce propos Julien Demengel.
Selon Eventbrite, produire un festival de musique coûte aujourd’hui de 1 à 12 millions d’euros. Des chiffres sur lesquels pèse l’inflation qui a pris pied ces dernières années, notamment en raison de la pandémie de Covid et du déclenchement de la guerre en Ukraine. Mais aussi l’exigence des organisateurs d’offrir au public des expériences de plus en plus complexes et satisfaisantes, en imitant le modèle des plus grands festivals américains. D’ailleurs, aujourd’hui le concept de festival a changé et dans ce contexte la musique en soi a perdu du pouvoir comme facteur déterminant de ces événements. Un rapport décennal de l’Association de festivals indépendants soutient que les performances représentent la raison principale pour participer à un festival pour 8% des personnes. En revanche, 53% choisissent d’y aller pour l’expérience dans son ensemble.
Les prix des billets montent lentement
L’effet naturel de cette conjoncture est la hausse générale des prix des billets. Les tarifs de Glastonbury ont augmenté de presque 20% à 62 euros cette année en raison “d’énormes hausses des coûts de gestion de ce vaste spectacle” et de “l’énorme impact financier de deux ans d’absence à cause de la Covid”, comme expliqué par la direction. En 2023, un pass 5 jours coûte 384 euros, ce qui a fait beaucoup réagir les adeptes du festival. Coachella est allé dans la même direction, avec une hausse des prix de 15%. La liste est encore longue, mais le record appartient au Burning Man, dont les billets ont monté de 35% par rapport à l’édition 2022.
Cette augmentation a eu un impact sur l’approche du public vis-à-vis des festivals et sur leur modalités d’achat. Si le choix pour ce qui concerne les différents pass se multiplient et le recours des festivals aux appelés Early Bird ( l’achat des billets bien à l’avance qui permet d’économiser par rapport au tarif classique ) est devenu désormais un passage obligé, “ce sont soit des fans de certains artistes, soit des gens avec des moyens économiques importants qui achètent leur place très tôt – comme le remarque Julien Demengel. Normalement pour les jeunes, épine dorsale de la clientèle des festivals, c’est différent : il y a la tendance à choisir juste avant l’événement, quand il sont sûrs de pouvoir participer et de pouvoir dépenser cet argent”. Mais cette tendance peut devenir un problème. Les festivals totalement indépendants, mais aussi ceux où le nombre d’investisseurs et le financement public sont limités, souffrent de cette dynamique. “C’est quelque chose qui peut nous obliger à renoncer, parce que sans partenaires privés, la vente de billets est la seule vraie source de revenus pour couvrir les coûts courants tout au long de l’année”, expliquait à ce sujet Aidan Doherty, cofondateur du Warm Up Festival au Royaume Uni, interrogé par Mix Mag.
En France, la tendance à augmenter les prix des billets semble encore contenue, si on se penche sur la rubrique “tickets” des sites des festivals. Par exemple, en 2019, un forfait de 3 jours à Rock en Seine coûtait 159 euros. Aujourd’hui, il en vaut 175 euros – soit une augmentation de 10%. Aux Vieilles Charrues, on observe une hausse de 15%, de 119 à 138 euros. Le festival parisien We Love Green a lui su conserver le tarif de son pass weekend à 159 euros. “Dans le passé, l’organisation des festivals était assez sommaire. Aujourd’hui, en regardant les grands événements à l’étranger, le public a développé des attentes plus élevées, que nous voulons satisfaire autant que possible”, explique Marie Sabot, directrice de WeLoveGreen. En 6 ans, son budget artistique a triplé. En total, pour produire le festival il lui faut aujourd’hui 13 millions d’euros, dont 1,5 millions pour la gestion durable. “On est à la croisée des chemins entre la nécessité d’offrir des expériences de plus en plus satisfaisantes et la difficulté de trouver les moyens économiques pour soutenir cet engagement”. Pour l’instant, la directrice du WLG refuse catégoriquement de répercuter ces difficultés sur les prix des billets, mais elle n’exclut pas de devoir réduire la scénographie et l’espace consacré aux conférences dans les prochaines années.
Pour Jérôme Tréhorel, le directeur du Festival des Vieilles Charrues, le risque que les festivals deviennent élitistes se profile. Pendant longtemps, son budget pour les artistes représentait 1,7 millions d’euros. Mais depuis quelques années ce chiffre est monté à 4 millions. La pandémie et l’inflation ont fait le reste, en bouleversant les coûts de production, en hausse de 20% depuis 2019. “Il y a dix ans, pour couvrir tous les frais, la vente de 90% de billets suffisait. Mais ce modèle n’est plus stable. On pourrait donc assister à l’ascension des grands producteurs, prêts à reprendre en main les festivals et à profiter de ce pouvoir pour développer leur business”, détaille Jérôme Tréhorel. Comme l’indique une vidéo de The Economist, cette dynamique est déjà en cours sur échelle internationale, Live Nation et AEG possédant ensemble aujourd’hui un tiers du marché anglais après avoir fait l’acquisition de nombreux petits festivals ces dernières années.
Les offres VIP
Dans cette perspective, les festivals pourraient devenir un produit industriel ayant des prix toujours plus prohibitifs, ce que les organisateurs des festivals français veulent combattre. “Les festivals ont un impact social et culturel dans ce pays. Social, parce qu’ il créent des millions de postes de travail. Culturel, parce qu’ils permettent aux Français de bénéficier de performances musicales de haute qualité et de grands noms même dans de territoires éloignés des plus grandes villes“, dit à ce propos le directeur des Vieilles Charrues.
Sur la même ligne, Marie Sabot remarque que “en France, ils sont des lieux de rencontre indispensables. Ce n’est pas pour hasard que les premiers festivals de musiques actuelles – Printemps de Bourges, Francofolies, Transmusicales de Rennes et d’autres – se sont multipliés dans les années ’80, une époque de politiques culturelles ambitieuses et tournées vers les jeunes générations”. Cette particularité française des festivals d’être des outils culturels ayant pour mission la promotion de la culture détermine aussi leur attitude à se lier à leur territoire d’origine et à sa population.
En termes d’organisation, cela signifie que les festivals français sont animés par les acteurs économiques et culturels du territoire. Cet ancrage, selon plusieurs de nos interlocuteurs, est le facteur qui empêchera une transformation des festivals en événements de luxe, uniquement destinés aux riches. “Le cœur de la plupart des festivals en France est la population locale. Quoi qu’il arrive, il n’y a donc aucun intérêt à rendre les événements moins accessibles”, soutient Julien Demengel. Jérôme Tréhorel suggère cependant de « maintenir un haut niveau de vigilance sur le niveau de santé des festivals” et envisage aussi “une intervention du Ministère de la Culture pour encadrer le phénomène et sensibiliser le public”. Traduction : expliquer à quoi ressemble le modèle des festivals en France et finalement le défendre, en faisant comprendre au public les raisons qui se cachent derrière les montants disproportionnés pratiqués aux Etats-Unis.
En même temps, sans perdre de vue leur idée de festival, les festivals français ont commencé à s’adresser aussi à une autre clientèle à la recherche d’une expérience plus exclusive, sur le modèle des plus célèbres collègues américains et anglais. “Au lieu d’augmenter les prix des billets, les festivals, surtout ceux installés dans les territoires les plus riches, multiplient de plus en plus les offres VIP, avec hébergement, transport ou nourriture. Et ça ne peut pas être qu’une valeur ajoutée ”, continue le consultant en communication dans le milieu des festivals. Jérôme Tréhorel aussi voit d’un bon œil ces opérations, mais pas applicables aux Vieilles Charrues.
“Dans notre idée de festival, les billets doivent être les moins chers possible pour tous. En revanche, on a mis en place des expériences premium dédiées aux entreprises partenaires”. Par exemple, Rock en Seine présente désormais son tarif Garden, qui donne accès à un espace pour se détendre, un bar privé, une proposition food sélectionnée avec soin, la diffusion en direct des concerts, le wifi, des toilettes réservées et bien sûr à un espace dédié à proximité de la grande scène. L’Hellfest a développé son Upgrade VIP pour les membres de son fan club, qui permet de profiter de la zone presse, des animations, et des pôles bars et restaurations réservés. Le Delta Festival à Marseille est allé encore plus loin en offrant une Hidden Vip Experience, un pass réservé à 2 000 privilégiés qui inclut des pool party et des after party dans l’hôtel des artistes situé face à la mer à quelque mètre du festival, en plus d’un accès aux plateformes VIP. Alors si les riches ne sont pas le public cible, tout semble quand même fait pour les accueillir avec standing.
L.P.
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