The Good Paper
Né en 1954 comme simple supplément du Monde, il est devenu le mensuel français le plus présent dans les kiosques à l’étranger grâce à de nombreux partenariats noués avec des journaux locaux qui traduisent et reproduisent, dans leur langue, ses articles écrits notamment par des universitaires. Et bien que le quotidien Le Monde soit toujours son actionnaire principal, ce titre volontiers militant veille farouchement à son indépendance. Et à sa rentabilité. Les dessous d’un journal à part.
Plus qu’un journal français vendu à l’étranger, Le Monde diplomatique peut se définir comme un mensuel international réalisé en France, car il se décline en une bonne vingtaine d’éditions et langues étrangères, de l’allemand au chinois, en passant par l’italien, le japonais, le portugais, l’anglais ou le norvégien. À l’origine, lorsqu’il naît voilà soixante-six ans dans le giron du quotidien Le Monde, il a pour sous-titre Journal des cercles consulaires et diplomatiques, car son lectorat ciblé se rencontre principalement au sein des ambassades.
La nomination à la direction du journal, en 1973, de Claude Julien, spécialiste notamment des États-Unis, permet d’élargir l’audience en abordant de nouveaux sujets dans les domaines de l’économie, de la société, de la culture, des idées… La diffusion augmente. Autre étape : en 1996, pour préserver son indépendance éditoriale et financière, Le Monde diplomatique, sous la direction d’Ignacio Ramonet, se constitue en société autonome, filiale du Monde SA qui détient 51 % du capital. Les 49 % restants étant détenus par l’association Les Amis du Monde diplomatique et par l’association Gunter Holzmann, qui regroupe l’ensemble du personnel.
Voici comment le journal évoque le rôle de cette association des Amis : « Membres du conseil de surveillance du journal, les Amis participent à l’élection de son directeur. (…) Grâce à son action dans la société et auprès des tissus militants sur tout le territoire, les Amis contribuent directement au rayonnement des idées et des valeurs du Monde diplomatique. »
Un modèle non basé sur la publicité
La publicité est quasi absente des pages du mensuel pourtant réputé toujours rentable. Ainsi, dans le numéro d’octobre 2020, on note seulement, au fil des 28 pages du journal, un encart à la une sur la sortie du film City Hall, dont Le Monde est partenaire, quelques encarts d’autopromotion et d’autres pour les hors-séries du journal Le Monde.
Mais, insistent les collaborateurs de ce dernier, « il n’y a plus aucun contact rédactionnel entre le fameux quotidien et le “Diplo”, parfois surnommé le “village gaulois”.» Si Le Monde diplomatique parvient à préserver son indépendance financière, c’est aussi grâce à une gestion rigoureuse et à des trésors d’ingéniosité pour maîtriser les coûts. Les articles de l’édition française sont ainsi recyclés et traduits dans les différentes langues des éditions étrangères, avec parfois juste un léger changement de titre ou d’illustration.
Exemple avec ces titres de l’édition française (28 pages) et de l’italienne (24 pages), publiée en partenariat avec le journal de gauche italien Il Manifesto : « L’Amérique saisie par la folie » devient « Gli Stati Uniti in preda alla follia »; « La bataille géopolitique autour de la 5G », « Battaglia geopolitica intorno al 5G »; et dans l’article sur les mutuelles d’assurance, l’interligne « Le mariage de la carpe et du lapin » devient « Un matrimonio mal assortito ».
Autre recette imparable pour maîtriser les coûts : l’équipe rédactionnelle est très restreinte et il est arrivé qu’un même collaborateur signe deux articles sous des noms différents. « Tout, dit-on à la direction, repose sur la forte motivation d’un tout petit groupe de personnes qui partagent le rêve d’un autre monde. » Rédaction en chef comprise, l’équipe permanente à Paris ne compte qu’une dizaine de journalistes salariés. Les envoyés spéciaux sur le terrain sont, à la différence d’un quotidien comme Le Monde, peu nombreux (un ou deux pour un numéro mensuel), et beaucoup d’articles sont écrits par des universitaires pigistes, heureux d’améliorer, un peu, leur salaire de prof ou de chercheur.
Dans un même numéro du Diplo, on relève ainsi, parmi les signatures, un maître de conférences en sciences de gestion de Saint-Étienne, un professeur d’université et ancien ministre du Liban, une directrice de recherche au CNRS, un professeur de philosophie à l’université de Moncton, au Canada, et une ingénieure de recherche à Électricité de France.
L’iconographie esthétique du Monde diplomatique
Autre particularité du Diplo : l’importance de la cartographie, de l’infographie, mais surtout d’une iconographie reproduisant des oeuvres d’art classiques ou contemporaines. Selon l’argumentaire du journal, cela crée des « résonances et des passerelles de sens entre le lisible et le visuel ». À l’occasion du cinquantenaire du mensuel, un livre d’art a même été publié, à partir de cette iconographie esthétique du journal.
Si, à l’instar de son titre quelque peu austère, le parti pris du Monde diplomatique se veut celui du « sérieux et de la rigueur », cela ne l’empêche pas de pratiquer un journalisme engagé, voire militant. « Le mensuel cultive de longue date une indépendance farouche. Sa ligne de gauche radicale, anticapitaliste et tiers-mondiste s’accommode mal du ton plus social-démocrate du grand frère Le Monde », écrit, en janvier 2020, le spécialiste médias du magazine économique Challenges.
Serge Halimi, 65 ans, fils de l’avocate Gisèle Halimi et directeur du Diplo depuis 2008, était d’ailleurs un membre actif de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC), organisation altermondialiste connue notamment pour ses actions contre le « pouvoir de la finance » et les multinationales.
« Le Monde diplomatique est avant tout un journal de contre-information », estime Alain Gresh, qui fut l’un de ses brillants directeurs et qui a fondé, depuis, Orient XXI, le journal de référence du monde arabo-musulman. Resté collaborateur occasionnel du Diplo, il ajoute avec nuance : « [Le journal] s’appuie sur un réseau de journalistes spécialisés et d’universitaires, chacun apportant ses propres éclairages, mais sa démarche est journalistique. La contre-information, ce n’est pas seulement l’adoption souvent d’une manière de voir “à contre-courant”, c’est aussi que le Diplo définit sa propre hiérarchie de l’information.»
Le Monde diplomatique, dans sa hiérarchie de l’information, se montre en tout cas volontiers donneur de leçons à l’égard des autres journaux. Ainsi ce jugement sans appel de son directeur Serge Halimi stigmatisant « l’information superficielle à jet continu, le commentaire immédiat et prévisible de la moindre (prétendue) actualité, le dernier écart de langage, les états d’âme nombrilistes, les coups de gueule instantanés, le spleen théâtralisé, les petites déprimes ».
En revanche, insiste Serge Halimi, sa « singularité permet au Monde diplomatique d’échapper à la rapidité, à la saturation, à la véhémence, à la simplification » ou, assure encore son directeur, diplômé de l’université de Californie à Berkeley, le « refus de hurler avec les loups demeure notre invariant ». À trop se proclamer sérieux ne se prendrait-on pas, au Diplo, un peu trop au sérieux ?
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