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Constitutionnellement, le Japon a renoncé « à jamais à la guerre ». L’Archipel ne peut donc, en théorie, ni avoir d’armée offensive, ni développer d’industrie d’armement… En théorie. Car le Premier ministre Shinzo Abe entend bien faire bouger les lignes. Décryptage d’une révolution militaire en marche.
Le Premier ministre japonais Shinzo Abe pourrait dire merci au dirigeant nord-coréen Kim Jong-un. Grâce aux agissements du dernier rejeton de la dynastie des Kim, il va pouvoir accélérer ses projets de réarmement du Japon, précipiter le grand toilettage de la Constitution pacifiste du pays et lancer sur le front commercial son industrie de défense. Autrement dit, faire du Japon, un « pays normal », comme Shinzo Abe l’appelle de ses vœux depuis des années. Après le tir de la fusée nord-coréenne, le 7 février dernier, Tokyo n’a pas tardé à réagir. Il a dégainé une batterie de nouvelles sanctions contre le régime de Pyongyang, avant d’annoncer une série de mesures pour renforcer sa défense antimissile. Il va moderniser les SM-3, ces engins intercepteurs tirés depuis ses six destroyers Aegis. D’ici à 2020, les forces d’autodéfense recevront deux nouveaux Aegis.
Elles vont également étudier à la loupe un autre système de défense : le Thaad (Terminal High Altitude Area Defense) américain, qui inquiète Chinois et Russes. Equipé d’un lanceur mobile et d’un radar surpuissant capable de détecter un objet de la taille d’une balle de base-ball à 1 000 kilomètres à la ronde, cet équipement de missiles antibalistiques peut frapper à l’intérieur ou en dehors de l’atmosphère dans la dernière phase d’approche de l’engin. Les Sud-Coréens ont d’ailleurs entamé des discussions avec Washington pour se doter de cette technique qui pourrait les mettre à l’abri du feu du Nord. Même si l’Archipel vit encore sous le parapluie des Etats-Unis en matière de défense et de dissuasion, il cherche à acquérir plus d’autonomie et une plus grande liberté d’action. Depuis le retour au pouvoir de Shinzo Abe, en décembre 2012, le Japon souhaite se doter des attributs d’une puissance militaire. Jusqu’alors, et en vertu de la Constitution de 1947, dite d’Après-guerre ou de la Paix, les forces d’autodéfense (SDF) ne pouvaient recourir à la force en dehors de l’Archipel et se contentaient d’opérations civilo-humanitaires très encadrées, comme en Irak entre 2004 et 2008.
Le budget de la Défense en hausse
A l’automne 2015, le chef du gouvernement a fait passer dix lois pour élargir le rôle des SDF. Au nom de la « légitime défense collective », et non plus seulement individuelle, ces forces pourront être déployées à l’étranger et faire usage de la force. Tokyo souhaite venir en aide à ses alliés, « dans des cas où existe clairement un risque que l’existence du Japon et les droits de sa population soient menacés par une attaque contre un pays entretenant une relation étroite avec lui », selon les mots de Shinzo Abe, qui a affronté une bronca nationale à l’été 2015 avec des manifestations massives et répétées. En décembre, le faucon Abe a également fait voter un quatrième budget en hausse, qui atteindra 5 040 milliards de yens (40,1 milliards d’euros) pour la période avril 2016-mars 2017. Rien que pour cette année, l’Archipel va acquérir, entre autres, six chasseurs F‑35 fournis par Lockheed Martin, des véhicules amphibies, des drones, un deuxième avion-radar de surveillance E‑2D, des avions de surveillance de type P1 construits par Kawasaki Heavy Industries…
Ces acquisitions tous azimuts et une plus grande mobilisation des 240 000 hommes des forces d’autodéfense japonaises visent à répondre à une double menace. Il y a bien évidemment le péril nord-coréen, « ce facteur critique de déstabilisation dans la région », selon l’analyse d’un cadre du ministère nippon de la Défense. Depuis 2006, Pyongyang a procédé à quatre essais nucléaires et à des dizaines de tirs de missiles dont la cadence s’est intensifiée avec l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un. Mais le Japon doit surtout composer avec les « actes dangereux, les pressions et les provocations croissantes de la Chine », avance un diplomate japonais. Depuis septembre 2012, Tokyo et Pékin sont à couteaux tirés au sujet de l’archipel des Senkaku. Administrés par le Japon, ces huit îlots et rochers sont revendiqués par la Chine qui les dénomme Diaoyu. Des avions et des bateaux ont été déployés par les deux grandes puissances de la région qui sont parvenues jusqu’à présent à « éviter un dérapage ou un accident », selon le constat inquiet du diplomate nippon.