The Good Business
Fort d’un bataillon de plus de 400 millions d’utilisateurs, Fortnite, développé par Epic Games, a depuis longtemps outrepassé le statut de simple jeu vidéo. Objectif : élargir le champ des possibles en devenant la « plate-forme immersive et interactive » de référence, tous supports confondus.
« Fortnite is more than a game. » Même les moins à l’aise avec la langue de Shakespeare auront saisi la première phrase d’Adam Sussman, président d’Epic Games, lors de notre entretien. Difficile, en effet, de le contredire : Fortnite est plus qu’un jeu vidéo, puisqu’il a, au fil des années, peaufiné sa proposition et élargi son périmètre, au point de voir certains observateurs assidus du secteur lui conférer le statut honorifique de « vrai métavers ». « Je réponds oui à fond ! » s’enthousiasme Bruno Pinon, directeur conseil Futur of Work de Fujitsu et auteur de plusieurs articles sur cette question. Et de préciser sa pensée : « Fortnite est le véritable métavers, si l’on circonscrit la définition de ce concept à un environnement proposant des expériences immersives en 3D aux côtés d’autres joueurs. » Une appréciation à laquelle souscrit – forcément – volontiers Adam Sussman, qui met en exergue l’importance d’offrir aux utilisateurs un univers en perpétuelle évolution. « Près de la moitié du temps passé sur Fortnite par les joueurs est désormais consacré au contenu inventé par d’autres à l’aide de nos outils créatifs, qui sont gratuits et accessibles à tous pour imaginer leur propre monde ou leurs propres expériences », illustre le dirigeant.
Et c’est peut-être ce dernier point qui aurait vocation à cristalliser la frustration de certains d’entre eux, Epic Games couvant jalousement son joyau en mettant à disposition divers outils, certes, mais uniquement validés par ses soins. « Lorsque vous jouez à Fortnite, vous avez toute latitude pour construire diverses choses, mais exclusivement à partir d’éléments existant dans le jeu », souligne Yassine Tahi, cofondateur et P-DG de Kinetix, jeune pousse française spécialiste de la modélisation d’avatars 3D.
Prime au réalisme
Et de poursuivre son raisonnement : « À mes yeux, le métavers doit permettre à des créateurs de modeler des composants hors de l’univers Fortnite et, ensuite, de les importer dans le jeu, ce qui n’est pas encore le cas. » Le jeune homme, loin de prêcher seulement pour sa paroisse, met l’accent sur une problématique légitime. Si cette issue n’est pas utopique à plus long terme, Epic Games semble, néanmoins, en l’état, disposer d’une boîte à outils interne suffisamment étoffée. « Des millions de personnes veulent se représenter de manière personnalisée dans les expériences numériques, et nous avons lancé MetaHuman Creator pour permettre à nos utilisateurs de créer des humains numériques hautement réalistes », déroule Adam Sussman.
Métavers : un usage bientôt « quotidien »
Le cabinet de conseil américain Gartner est formel : selon une étude diligentée par ses soins, 25 % des gens passeront au moins une heure par jour dans ces univers virtuels en 2026. Échanger avec ses amis, faire du shopping, aller à des concerts… diverses activités « physiques » de prime abord trouveront un « alter ego virtuel » quotidien à cette échéance. « La technologie crée déjà les conditions pour que les utilisateurs reproduisent leur vie dans des mondes numériques », explique Marty Resnick, vice-président de la recherche chez Gartner. Une évolution des mentalités déjà en cours, remarquée par Adrien Basdevant, avocat et coauteur d’un rapport gouvernemental remarqué sur les métavers, ce dernier insistant sur l’usage du pluriel. « Beaucoup de personnes en France ont été influencées par les usages culturels à Hollywood durant les années 90. Ces habitudes ont été transmises via Netflix. Ce n’est pas mal en soi, c’est une façon de se représenter le monde », explique-t-il. Et de percevoir, à terme, l’évolution des métavers vers « un média à part entière ». « Les métavers, dans une dizaine d’années, seront parmi les occupations du temps de cerveau disponible, pour paraphraser une célèbre citation. » Rendez-vous est pris.
En effet, la course à l’armement a vu Fortnite marquer des points par rapport à la concurrence sur l’aspect réaliste de sa proposition, là où d’autres métavers sont loin d’offrir – doux euphémisme – une qualité visuelle d’aussi bonne facture. Et la botte secrète d’Epic Games a un nom : Unreal Engine 5. Il s’agit, au moment où nous écrivons ces lignes, de la technologie la plus avancée au monde pour la création 3D. « Nous avons amélioré de nombreux aspects afin de rendre l’expérience du joueur aussi immersive que possible – de la création d’arbres et de paysages beaucoup plus détaillés à des effets d’éclairage et d’ombre plus avancés », renchérit Adam Sussman. « Beaucoup d’utilisateurs attendent une promesse d’hyperréalisme que Fortnite est en mesure de tenir », confirme Bruno Pinon de Fujitsu.
En attestent les dernières expériences immersives proposées par la licence, à l’image du spectacle donné sur la plate-forme par la superstar française Aya Nakamura, qui a rencontré un vif succès. D’ailleurs, sur ce point précis, à connotation artistique, Epic Games et ses dirigeants semblent bien décidés à accéder aux « doléances d’ouverture », auxquelles Bruno Pinon et Yassine Tahi souscrivent : « À l’avenir, nous souhaitons que n’importe quel artiste musical puisse créer des expériences de classe mondiale dans Fortnite sans notre aide. »
3 questions à Daniel Arroche
The Good Life : Quelle est la genèse du conflit entre Apple et Epic Games, éditeur de Fortnite ?
Daniel Arroche : Cette bataille juridique a éclaté lorsque Epic Games, le développeur de Fortnite basé en Caroline du Nord, a introduit une option permettant aux utilisateurs d’acheter des objets virtuels directement dans le jeu, en contournant l’App Store d’Apple. Cette action a conduit à la suppression de Fortnite de l’App Store et à une poursuite judiciaire intentée par Epic Games contre Apple.
TGL : Quelles sont les revendications des deux parties ?
DA : Ce conflit met en cause la position dominante d’Apple sur les achats d’applications pour les utilisateurs d’iOS (système d’exploitation mobile utilisé par les iPhone et iPad). Epic allègue qu’Apple a violé les lois antitrust en usant de sa position dominante sur l’App Store pour imposer des commissions excessives aux développeurs et en limitant les options de paiement pour les achats d’objets virtuels. Apple, de son côté, invoque que les règles de l’App Store sont justifiées pour assurer la sécurité et la qualité des applications pour les utilisateurs d’iOS, et que la suppression de Fortnite était une réponse appropriée à une violation de ces règles. L’entreprise conteste également l’idée qu’elle possède un pouvoir monopolistique sur les achats d’applications.
TGL : Un verdict a été rendu en août 2021 – les deux parties ont, depuis, interjeté appel et les plaidoiries ont débuté en novembre 2022. Pouvez-vous revenir sur cette première issue ?
DA : Le tribunal a constaté qu’Apple détenait plus de la moitié du marché (57 %), mais ne possédait pas de pouvoir de monopole. Le tribunal a donc conclu qu’Apple n’avait pas violé la section 2 du Sherman Act (qui limite les comportements anticoncurrentiels des entreprises). Cependant, le tribunal a estimé que les dispositions antisteering (pratiques commerciales restrictives) d’Apple violaient la loi californienne sur la concurrence déloyale parce qu’elles « étouffent illégalement le choix des consommateurs ». Le tribunal les a donc interdites, ouvrant ainsi la voie aux développeurs pour inciter les utilisateurs à effectuer des achats en dehors de l’écosystème d’Apple.
Monopole et guerre juridique
Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes pour Epic Games. Forte du succès de Fortnite et à coups d’acquisitions stratégiques, l’entreprise a vu son statut évoluer au point que certains estiment qu’elle jouit d’une puissance de feu comparable à celle des fameux GAFAM. En tout cas, dans les faits, Epic peut s’enorgueillir de regarder ces mastodontes dans les yeux, la firme ferraillant avec Apple depuis près de trois ans devant les tribunaux.
En dépit de ces considérations juridiques, Fortnite veut poursuivre sur sa lancée et devenir « la » référence en matière de métavers. « Ce qui est intéressant avec les métavers – je suis attaché au pluriel – est que nous en sommes seulement à une phase embryonnaire », souligne Adrien Basdevant, avocat en droit des nouvelles technologies et coauteur d’un rapport remis au gouvernement français sur la question du métavers. Le terrain de jeux de Fortnite n’a donc pas fini de s’étendre.
S.H.
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