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En Ouzbékistan, le cotonnier fait partie du paysage. Mais derrière son côté bucolique, il produit un coton qui fut longtemps bien rêche par ses pratiques.
À Tachkent, la fleur de coton s’invite partout : à table, sur les bols et les théières ; au sol, sur les tapis ; dans la rue, sur les mosaïques des façades ; et même sous terre, dans le métro, sur des lampes travaillées… À croire qu’elle a pris la clé des champs pour goûter aux joies de la ville.
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La fleur de coton est l’un des symboles du pays. Elle a beau décliner plusieurs couleurs, du blanc ivoire au jaune, puis au rose, lors de sa floraison, elle est toujours représentée dans sa teinte finale, la plus virginale. Pourtant, cette fleur est loin d’être blanche comme neige. Dans sa folie des grandeurs, l’Union soviétique décide de faire de l’Ouzbékistan un immense champ de fleurs de coton.
L’eau manque pour irriguer les sols ? Qu’à cela ne tienne ! On détourne, dans les années 60-70, le cours des deux fleuves Amou-Daria et Syr-Daria qui alimentent la mer d’Aral – provoquant, quelques années plus tard, son assèchement, l’un des plus grands désastres écologiques au monde causés par l’homme.
Moscou impose alors des quotas de production souvent délirants pour fournir jusqu’à 70 % des besoins de l’URSS. Dans les campagnes ouzbèkes, où la propagande fait rage, on cultive ainsi le communisme avec l’utopie de lendemains meilleurs. Au quotidien, on vit, on mange et on rêve coton.
Tous dans les champs de coton
« Il n’y en avait que pour lui », s’insurge Dilyara Kaipova, une costumière devenue artiste, et dont certaines œuvres sont entrées dans les collections du Victoria & Albert Museum, à Londres, et du Stedelijk Museum, à Amsterdam. Spécialiste du textile et en particulier de l’ikat – tissu dont les fils sont teints avant d’être tissés pour former des motifs –, elle en connaît un rayon, mais préfère évoquer les à-côtés du coton.
« Le pouvoir soviétique s’est intéressé aux graines dont on tirait de l’huile très grossière. Elle n’était pas bien filtrée. Je me souviens, enfant, que nous l’utilisions pour cuisiner. L’odeur était terrible, le goût aussi. » Ne lui parlez pas de cette période. Dilyara en garde de mauvais souvenirs.
À l’époque de l’URSS, tous les bras, petits et grands, étaient réquisitionnés pour la récolte de la fleur de coton en septembre et octobre. La pratique a perduré après la chute du communisme. Le président Islam Karimov, au pouvoir de 1991 à 2016, impose aux Ouzbeks le travail forcé, orchestré par son gouvernement.
« J’avais 13 ans quand j’ai dû, pour la première fois, ramasser le coton avec mes camarades de classe. On travaillait de 6 heures à 18 ou 19 heures pendant deux mois de l’année scolaire. Nos parents n’avaient pas le droit de venir nous voir », raconte Gulnoz Mamarasulova, partenaire d’Uzbek Forum for Human Rights et de Cotton Campaign, deux organisations militantes pour les droits de l’homme et du travail.
Plus d’un million d’enfants et d’adultes auraient été forcés de ramasser la fleur de coton en 2007. Deux ans plus tard, de courageux activistes locaux lançaient une pétition en appelant à un boycott local, mais surtout international du coton ouzbek. Plus de 330 marques et fournisseurs la signèrent, s’engageant à ne pas en utiliser. Parmi elles, H&M, Zara, Levi’s, Gap, Patagonia, Nike… La pression internationale et économique finit par payer.
Le gouvernement stoppa en 2014 le travail forcé des enfants, mais… intensifia celui des fonctionnaires ! Résultat, les enseignants abandonnaient leurs élèves et les médecins et infirmières, leurs hôpitaux. Gulnoz Mamarasulova raconte : « J’étais professeur à l’université. Durant deux mois de l’année, je devais aller travailler dans les champs. Les conditions d’hébergement étaient désastreuses. Il n’y avait pas assez de douches et de sanitaires pour 200 personnes. Nous devions payer des habitants pour faire un brin de toilette chez eux. »
À la mort d’Islam Karimov, en 2016, les choses s’assouplissent. Le nouveau président, Shavkat Mirziyoyev, lance de nombreuses réformes. Fini le travail forcé orchestré par l’État ! L’élu encourage dans la foulée la création de clusters, des usines où l’on traite la fleur de coton de A à Z, c’est-à-dire de la production de la matière brute à sa transformation, jusqu’à la production textile. Un nouveau tournant pour le pays.
En 2021, un rapport d’Uzbek Forum for Human Rights confirme la fin du travail forcé dans les champs de coton. Un an plus tard, le boycott était levé et la commercialisation de la fleur de coton de 2022-2023 était estimée à 675 000 tonnes (sur 980 000 hectares) selon l’Agriculture Foreign Service du ministère américain de l’Agriculture (USDA).
Dans son élan, l’Ouzbékistan met aussi fin aux quotas imposés par l’État et se rapproche de Better Cotton Initiative (BCI) qui, sous couvert d’un joli nom, cacherait quelques épines, notamment l’utilisation d’organismes génétiquement modifiés (OGM).
Colonisation et traumatismes
La question de l’écologie se pose, bien sûr, de façon plus générale. « La culture du coton demande beaucoup d’eau. Or, il n’y en aura plus d’ici à cinquante ans en Asie centrale. De nombreux villages vont disparaître. Tout le monde a peur d’en parler, car il y a trop d’argent en jeu. Il faut pourtant engager des changements tectoniques dans l’agriculture. Elle ne peut plus reposer sur la monoculture du coton », affirme Timur Karpov, qui a signé un documentaire sur la fleur de coton.
Journaliste et activiste pour les droits de l’homme, il est aussi le fondateur, à Tachkent, de la 139 Gallery, un centre culturel alternatif. Il y a monté, cette année, une exposition traçant le lien entre la colonisation (sous-entendue de l’Empire russe, puis soviétique) et le coton, ainsi que tous les traumatismes qui en ont découlé. « Cela a longtemps été un sujet tabou en Ouzbékistan. Sous le président Karimov, le fait d’en parler pouvait mener en prison. »
La prison, Timur en sait quelque chose, les tortures aussi. Il en a été victime plusieurs fois pour avoir parlé. Aujourd’hui encore, il ne fait pas bon aborder certaines thématiques trop ouvertement. Si le travail forcé a disparu, il revient sous une autre forme dans les fermes de petits agriculteurs. « C’est la classe sociale la plus vulnérable. La terre n’appartient pas aux fermiers et ils sont expulsables à tout moment. »
Par ailleurs, les clusters ont fait apparaître d’autres problèmes de droit du travail. Enfin, après le scandale de la fleur coton vient celui de la soie. Un rapport, sorti cet été, a mis en lumière des situations de travail forcé. Or, la soie est l’autre symbole du pays qui permet de réaliser de formidables ikats… Décidément, l’Ouzbékistan a encore un long chemin devant lui à parcourir.
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