Culture
À l'occasion de la retrospective sur le travail de Mark Rothko qui a lieu à la Fondation Louis Vuitton à partir du 18 octobre 2023, son fils se confie à The Good Life sur les secrets qui ont alimenté cette nouvelle exposition.
En octobre, la Fondation Louis Vuitton monte Mark Rothko, une rétrospective sur le travail de l’artiste spécialiste de l’expressionnisme abstrait. Christopher Rothko, fils discret et auteur de L’Intériorité à l’oeuvre, édité chez Hazan, un ouvrage à paraître sur le travail de son père, nous livre les clés de cette exposition magistrale dont il a copiloté la réalisation.
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Rencontre avec Christopher Rothko à l’occasion de l’exposition de la Fondation Louis Vuitton
The Good Life : Pourquoi avoir décidé de monter cette exposition sur votre père Mark Rothko en France, à la Fondation Louis Vuitton ?
Christopher Rothko : Paris n’avait pas eu de rétrospective Rothko depuis 1999. Par comparaison, celle de la Tate Modern, à Londres, date de 2008. Cette itération est la plus grande rétrospective jamais faite sur le travail de mon père, et tourne autour des peintures. Parallèlement, la National Gallery de Washington expose les travaux sur papier à partir de novembre. Nous venons aussi d’achever la restauration de la chapelle Rothko, à Houston, au Texas, et travaillons à une collecte de fonds pour terminer deux bâtiments supplémentaires. C’est une période très intense !
Mark Rothko a peint plus de 800 toiles. Comment avez-vous sélectionné les œuvres présentées à Paris ?
Mark Rothko : Il existe de nombreux tableaux déjà connus. Soit parce qu’ils sont exposés dans de grands musées, soit parce qu’ils proviennent de la collection familiale. Ces oeuvres sont évidemment importantes, mais je voulais aussi présenter des tableaux inédits en France et surprendre les habitués des grandes institutions américaines. Nous sommes allés chercher de très belles pièces en Arizona ou au Nebraska, par exemple.
Ces dernières années, les musées ont souvent redoublé d’efforts pour présenter le travail des artistes de manière inattendue. Pourquoi ce choix d’une organisation chronologique, qui peut paraître classique ?
C.R. : J’espère toujours trouver une bonne excuse pour proposer des expositions thématiques, mais je n’y suis pas encore parvenu ! Plus sérieusement, je pense que c’est une manière idéale d’aborder le travail de Mark Rothko. Cela nous a permis de présenter les périodes qui jalonnent son oeuvre comme des petites expositions indépendantes. La disposition des salles de la Fondation Louis Vuitton est parfaite pour cela.
Lors de la visite, on s’aperçoit vite qu’il n’y a pas chez lui de développement linéaire. Chaque tableau est le fruit d’une forme d’expérimentation, pour tenter de trouver sa voie. Ses écrits attestent de cette recherche quasi philosophique. Il voulait exprimer l’essentiel de la condition humaine en peinture. C’est une préoccupation qui se manifeste très tôt dans sa carrière.
Est-ce pour cela qu’il passe d’un style à l’autre de manière aussi radicale ? Pour trouver la manière la plus juste de rendre ses idées tangibles ?
C.R. : Tangible, c’est le mot exact ! Ses premières peintures sont figuratives, avec des paysages urbains. Pendant les années20 et 30, il crée des oeuvres psychologiques, le travail d’introspection devient alors plus visible. Il s’intéresse ensuite à la mythologie. Il ne s’agit pas là de tester une esthétique, mais de déceler le bon moyen d’expression.
Il expérimente ces formes pour atteindre le coeur de son sujet : les éternelles questions sur Dieu et le rôle de l’homme ici-bas. Pourquoi sommes-nous là ? Pourquoi la nature a-t-elle cet impact sur nous ? Ces thèmes sont une préoccupation de toute une vie et il les explore par le biais d’une iconographie surréaliste durant cinq ans. Pendant ce temps, il en profite pour affiner sa technique et jouer avec les couches de peinture, afin de donner un maximum d’expression avec la couleur.
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The Good Life : À quelles questions font écho les oeuvres abstraites et colorées créées entre 1946 et 1949 ?
C.R. : C’est une période où il tend vers un style épuré. 1949, c’est un peu l’année du Rothko qu’on imagine lorsqu’on se représente son travail. On ne comprend pas forcément ce que veulent dire les toiles, mais je crois que ces peintures sont devenues emblématiques parce qu’il est possible de sentir qu’elles essaient de communiquer quelque chose d’essentiel, un absolu.
Il y a eu beaucoup d’écrits sur le travail de Rothko. Que peut-on apprendre de nouveau en allant voir cette exposition ?
C.R. : Je crois que la question était de recontextualiser les dernières oeuvres. Elles sont plus sombres, mais cela n’est pas, comme on a pu le lire fréquemment, le résultat d’une dépression. Il s’agit encore et toujours d’expérimentation. Le glissement de la palette vers des tons plus sombres démarre avec les peintures murales Seagram, en 1958. Il y a les neuf toiles de la série à la Fondation Vuitton, c’est un joli coup, dont nous sommes très fiers !
Rothko redoutait d’être exposé aux côtés d’autres artistes. Il voulait créer un monde en vase clos, où le visiteur pourrait atteindre une sorte de tourment métaphysique au contact de ses oeuvres. Pourquoi avoir exposé des sculptures d’Alberto Giacometti dans la dernière salle, où sont présentées les oeuvres de la série Black on Grey, de 1969-1970 ?
C.R. : Cette série était à l’origine une commande pour le siège de l’Unesco, à Paris. Comme son nom l’indique, les couleurs sont beaucoup plus sombres, avec un contraste extrêmement réduit par rapport aux oeuvres dites classiques. Le résultat devait être présenté avec des sculptures de Giacometti. On ne sait pas bien pourquoi, mais le projet n’a jamais vu le jour. Cette partie de l’exposition est un peu la réalisation d’un fantasme ! La salle originale aurait certainement été beaucoup plus petite, avec deux ou trois peintures seulement. Mais nous savons que cette idée avait été proposée à mon père, et qu’elle est peut-être la cause d’un départ inédit dans son travail.
C’est donc Alberto Giacometti qui serait à l’origine de l’assombrissement de la palette de Mark Rothko ?
Christopher Rothko : C’est difficile de l’affirmer avec certitude… Mais à cette période, ses oeuvres sur papier changent et contiennent du marron et du gris. Il étudie clairement une nouvelle voie. Personnellement, je pense que Rothko s’est servi des sculptures de Giacometti pour entamer des recherches… qui finissent, comme on le sait, par éclipser tout le reste. Il a continué à peindre avec des couleurs sombres longtemps après la collaboration manquée. Je pense qu’il aurait pu terminer cette commande, mais qu’une fois lancé dans cette série, il a voulu poursuivre sa quête sans s’arrêter.
La salle adjacente contient des peintures très colorées, qui datent de la même période que les Black on Grey. Est-ce une manière de déboulonner une autre idée préconçue sur la fin de vie de l’artiste ?
C.R. : C’était important de rappeler que sa dernière année est aussi marquée par un retour à la couleur. Cela ne correspond pas à l’idée romantique de l’artiste qui termine sa vie déprimé et qui ne peint qu’avec des couleurs sombres. Il entame, là encore, d’autres expérimentations. C’était un être humain comme tout le monde, avec ses moments de joie et ses passages difficiles. Chaque jour apportait de nouvelles questions et nécessitait de nouvelles tentatives de réponses.
Exposition Mark Rothko à la Fondation Louis Vuitton,
du 18 octobre au 2 avril 2023.
fondationlouisvuitton.fr
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