Horlogerie
Hors crus classés, hors course aux mieux notés, parfois même hors appellation… Ils sont des dizaines, voire davantage, à redorer à leur insu l’image d’un vignoble bordelais ternie par des années d’outrance, de chais pharaoniques et de guerres picrocholines. Coup de projecteur sur ces domaines et châteaux qui réinventent Bordeaux.
En novembre dernier, sous les ors d’un salon de l’hôtel George V, dans le 8ème arrondissement de Paris, onze domaines bordelais étaient réunis sous la bannière « Bordeaux Hors Classe ». Ni club, ni association, simplement quelques propriétés amies ayant pour ambition de présenter aux journalistes des cuvées prêtes à boire, abordables, et pourtant de grande qualité.
Soit l’exact inverse de ce que l’on reproche généralement aux vins bordelais, encore influencés par des décennies d’hégémonie Parker, ce critique de vins américain rendu célèbre pour avoir imposé sa grille de notation et ses critères de dégustation à l’ensemble du vignoble français à partir du début des années 1980 – et fort décrié par la suite.
Une initiative à saluer, qui traduit pourtant le profond malaise qui traverse la région viticole, communément appelé le « Bordeaux bashing ». Si les mentalités évoluent, l’écart est encore conséquent entre les grands crus classés, qui épuisent sans difficulté la totalité de leur stock en France et à l’international via la « Place », et les propriétés peinant à écouler l’intégralité de leurs bouteilles sur un marché de plus en plus saturé.
Il faut avoir lu Les Raisins de la misère, excellent ouvrage de la journaliste Ixchel Delaporte publié aux éditions du Rouergue, pour comprendre la face cachée d’un vignoble encore encensé par les anciens, dont l’opulence des vins aura inspiré jusqu’aux plus « grands » domaines californiens. En 208 pages, elle y dépeint les coulisses à ciel ouvert d’une région où la grande majorité des domaines se sont lancés à l’orée des années 1960 – et bien malgré eux – dans une course aux rendements, faisant littéralement « pisser la vigne » à grands renforts de pesticides pour espérer obtenir des litres de jus qui seront écoulés à vil prix dans les circuits de grande distribution.
A l’autre extrémité, des heureux élus d’un classement moribond, qui entrent et sortent à grand fracas, dans un va-et-vient qui ressemble à s’y méprendre à un remake parodique des regrettés Feux de l’amour. Une caste à qui l’on doit de suivre les consignes, et une standardisation des goûts qui ne devait pas rester impunie. Ainsi, on leur doit aussi des générations entières de palais polis par le bois, capables de dépenser un rognon pour des crus aux arômes vanillés comme une île flottante, au rôti à la va-comme-j’te-pousse, et aux tannins mats de sécheresse. Pourtant, de nouvelles voix émergent, et le bordelais recèlent en réalité bien des trésors…
La sélection de The Good Life des vins de Bordeaux hors des clous
Château Le Puy et Château Meylet, les outsiders de Saint-Emilion
Dans une région souvent honnie des amateurs de vins naturels, leurs noms sont brandis en guise de parfaits contre-exemples. Deux domaines que l’on ne pourrait qualifier d’opportunistes, ayant très tôt fait le choix d’une vinification peu interventionniste, au cœur d’une appellation dont la simple mention reste un puissant argument de vente.
De son côté, David Favard, aux commandes d’un domaine de moins de deux hectares cultivés en biodynamie, avec des vins sans soufre aucun – et sans doute les bordeaux les plus vibrants que nous ayons jamais bus. En 2019, Jean-Pierre Amoreau, à la tête de Château Le Puy (situé à une dizaine de kilomètres de Saint-Emilion), critiquait vertement l’œnologie moderne dans son ouvrage Plus pur que de l’eau, appelant à refonder les AOP sur des bases saines.
Aujourd’hui, signe des temps, leurs bouteilles s’arrachent aussi vite que des grands crus classés, et la nouvelle génération de jeunes vignerons bordelais n’hésite plus à leur emboîter le pas.
Château Le Puy, Puy 1, 33570 Saint-Cibard
Château Meylet, La Gomerie, 33330 Saint-Émilion
Castillon, le nouvel eldorado des vins de Bordeaux
Jeune AOC renommée en 2009, Castillon-Côtes-de-Bordeaux traîne encore une réputation à faire pâlir un repenti. En cause, des années de vins boisés comme des boules d’échardes, produits par des domaines forcés de tirer les rendements vers le haut et les prix vers le bas.
« Castillon est une Appellation unique, un vignoble fier de son identité et de sa biodiversité naturellement présente sur ses neuf villages. » – Thomas Guibert, président de l’appellation.
« Riche de paysages vallonnés, de coteaux surplombant la Garonne et de forêts qui compte une superficie viticole de 2300 hectares ; c’est un vignoble à taille humaine, avec plus de 200 exploitations, en grande partie familiales et engagées au quotidien dans une viticulture responsable. », souligne Guibert.
Seuls quelques avant-gardistes auront osé miser sur cette appellation jouxtant Saint-Emilion, au terroir rutilant comme un écu, affichant pourtant des prix bien plus cléments. Et ce n’est autre que le franc-tireur Stéphane de Renoncourt, œnologue-consultant autodidacte parmi les plus convoités au monde – et l’un des fondateurs du salon Bordeaux Hors Classe –, qui y aura planté en 1999 son domaine de l’A, dont les vins révèlent à l’aveugle un potentiel extraordinaire.
Il n’en aura pas fallu davantage pour nous faire accepter une dégustation matinale de non moins d’une trentaine de cuvées du coin, fourrées pour l’occasion dans un sombre fourreau, dont la beauté nous est apparue comme une parfaite évidence. Et lorsque l’on sait que le lieu reste célèbre pour avoir permis aux Français de mettre une véritable tannée à l’ennemi anglais durant la Guerre de Cent-Ans, nul doute que Castillon risque fort de gagner à nouveau la bataille.
Castillon-Côtes-de-Bordeaux, 6 All. de la République, 33350 Castillon-la-Bataille
Les Closeries des Moussis, le Margaux grandeur nature
A cheval sur Margaux et Haut-Médoc, Pascale Choime et Laurence Alias détonnent dans le paysage gentiment ronflotant de la rive gauche. Lancé en 2009, ce micro-domaine en biodynamie peut se vanter de réconcilier amateurs et détracteurs de rouges qui fâchent, tant leurs vins parviennent à conjuguer opulence et finesse, générosité et élégance, fruité et floral.
Régulièrement citées comme l’un des duos phares des vins natures de Bordeaux, elles incarnent aussi – et sans doute à leur grand dam – le pendant féminin d’un vignoble qui double les traitements de pesticides d’une bonne giclée de testostérone.
Les Closeries des Moussis, 23 All. du Blanchard, 33460 Arsac
Ormiale, le réveil de l’Entre-Deux-Mers
Être vigneron de l’Entre-deux-mers reste encore l’équivalent géographique d’avoir le cul entre deux chais. Plus grande AOC de France (10 millions de bouteilles par an, tout de même), coincée entre deux fleuves, envahie de sauvignon… Soit un indice de désirabilité semblable à celui d’une déchèterie nucléaire.
Pourtant, on y trouve désormais quelques pépites, parmi lesquelles Ormiale, domaine créé par deux designers, Jasper Morrison et Fabrice Domercq. Des jus puissants, éclatants de fruits noirs, à mille lieues des picrates que l’on connaît du cru !
Ormiale, Ormiale – Cassagne, 33350 Mérignas
Les Chais du Port de la Lune, un chai urbain en centre-ville
Esprit de sacrilège ou provocation ultime en terre sainte bordelaise, le projet lancé par Laurent Bordes et Annika Landais-Haapa prouve qu’il est possible de faire du vin autrement. Niché au cœur de Bacalan, quartier aux faux airs de Sud-Brooklyn, un bunker recouvert de lierre, où sont vinifiés des raisins venus d’un bout à l’autre de la France. Ex-œnologue-consultant pour de grandes propriétés bordelaises, Laurent connaît par cœur les arcanes de la vinification conventionnelle.
Il lui a été plutôt facile d’en prendre le contrepied, élaborant des vins avec un minimum d’intervention, et composant ses assemblages à l’instinct : «Je crée mes assemblages avec l’identité de chacun. J’ai toujours des idées, et puis ça n’est jamais ça. Je déguste à l’aveugle et j’oublie le cépage». Au fil des ans, ses vins ont trouvé leur place sur les étagères des meilleurs bars à vins, et les chais urbains essaiment d’un bout à l’autre de la France…
Les Chais du Port de la Lune, 31 bis Rue Barillet Deschamps, 33300 Bordeaux
L.D
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